tmf
X
X
Sxlihris
PROFESSORJ.S.W1LL
SPECIMEN COPY.
&
i
Saint-Simon
N N
Duc de
Saint-Simon :
La Cour de Louis XIV
Introduction par
Charles Sarolea
f
*Pârls
S^elson^ Editeurs
61, rue des Saints-Pères
Londres, Edimbourg, et New-York
N N
De
130
Sa,A»n
COLLECTION &ÇELS0N
"Publiée sous la direction de
CHARLES SAROLEA,
Docteur es lettres : Directeur de la Section
française 'à P Université d'Edimbourg
£02921
Ce qui met tout d'abord les Mémoires de Saint-
Simon hors pair, c'est l'intérêt et l'ampleur du sujet ;
ce qui revit dans les Mémoires, c'est la monarchie
française à scn apogée, c'est tout le siècle de Louis
XIV, c'est-à-dire une époque critique dans l'histoire
de l'Europe moderne, décisive dans l'histoire de France:
époque critique pour l'Europe par l'influence qu'elle
exerce, par les complications internationales qu'elle
suscite, parle duel pour l'hégémonie du monde; époque
décisive pour la France parce qu'elle engage la France
dans une centralisation d'où elle ne sortira que par la
Révolution, ou plutôt, d'où encore aujourd'hui, elle
tâche en vain de sortir après un siècle de révolu-
tions incessantes... Ce qui revit dans les Mémoires,
c'est un monde étrange, monstrueux, qui rappelle le
monde romain du temps des Césars, c'est une cour
féconde en tragédies, en comédies burlesques, où la
5
.INTRODUCTION.
nature humaine apparaît avec toutes ses vertus, mais
surtout avec toutes ses bassesses, où non seulement
les caractères se montrent . sur une scène agrandie,
mais où, exposés à toutes les tentations, ils montrent
le mieux de quelle trempe ils sont faits ; en un mot,
un de ces milieux qui offrent au moraliste un champ
d'observations incomparable pour l'étude de l'âme
humaine.
Pour faire revivre cette époque, il ne suffisait pas
d'une histoire politique ou diplomatique, ni d'un jour-
nal intime à la manière des journaux de Pepys, ou
d'Evelyn, ou de Dangeau. Un journal, si minutieux
fût-il, une histoire politique, si lumineuse fût-elle, ne
nous eussent révélé que les dehors, l'écorce des évé-
nements et des phénomènes. Pour faire revivre cette
époque, cette cour prodigieuse du Roi-Soleil, il fal-
lait un esprit capable de pénétrer toutes les intrigues,
de comprendre toutes les passions, de sonder tous
les cœurs, un esprit prédestiné par les circonstances,
par sa naissance, par son tempérament à devenir l'his-
torien définitif, le témoin irrécusable de son siècle.
Que si même aujourd'hui, malgré son génie, malgré
l'intérêt de son œuvre, Saint-Simon n'est encore devenu
ni un classique français, ni surtout un classique euro-
péen, il faut l'attribuer à la fois aux dimensions for-
midables des Mémoires et aux circonstances adverses
de la fortune. La fortune a été contraire au terrible
duc. Pendant trois quarts de siècle les Mémoires sont
restés enfermés, séquestrés dans les archives de la mo-
narchie. Evidemment la monarchie avait peur d'élargir
.INTRODUCTION.
ce témoin qui allait déposer contre elle. Quand enfin,
à la veille de la révolution de 1830, on lève les scellés,
les Mémoires ne paraissaient que tronqués, défigurés,
ressuscitant d'ailleurs suffisamment le spectre de l'an-
cien régime pour contribuer pour leur part à la chute
de Charles X. On peut dire que jusqu'à l'édition
de Chéruel, qui est la véritable édition princeps, la
France ne possédait pas une édition convenable de
l'immortel historien.
L'édition définitive, publiée par MM. Hachette sous
la direction de M. de Boislisle et qui comprendra quel-
que quarante gros volumes in-8°, est en cours de
publication. Elle fait le plus grand honneur, et à
l'éminent érudit qui en a eu l'initiative, et à l'illustre
maison qui l'a entreprise.
I. — L'Homme
C'est presque devenu une tradition et un lieu com-
mun de l'histoire littéraire de rabaisser l'homme tout
en exaltant l'artiste. Taine, plein d'ailleurs d'une
admiration débordante pour son génie, ne voit en
Saint-Simon qu'un grand écrivain victime de son
imagination. M. Brunetière se contente de répéter le
mot de Taine. La plupart des critiques, et M. Faguet
lui-même, se contentent de répéter et de commenter
ce mot fameux de Marmontel : « Saint-Simon ne voyait
dans la France que l'aristocratie, dans l'aristocratie
que les ducs, et dans les ducs que lui-même. »
Que Saint-Simon ait de très graves défauts et de
7
.INTRODUCTION.
très petits côtés qui étonnent et détonnent chez un
pareil génie, qu'il soit entaché de vanité et pétri d'or-
gueil, il faut bien l'accorder; c'est accorder tout sim-
plement que Saint-Simon n'a pas passé impunément
la plus grande partie de sa vie dans l'atmosphère de
Versailles. Et ce qu'il faut accorder bien plus, c'est
qu'avec tous ses défauts qui sont ceux du milieu et de
l'époque, Saint-Simon a des vertus qui lui appartien-
nent en propre, c'est qu'il est un caractère de grande
envergure et de trempe superbe. Le moindre éloge que
l'on puisse faire de lui, c'est qu'il a traversé, sans se
démoraliser et se déformer, le despotisme et la servilité
du règne de Louis XIV et les ignominies de la
Régence.
Il est de grande noblesse, fils d'un favori de Louis
XIII et s'en souvenant. Toute sa vie, il ne cessera de
parler avec tendresse et mélancolie du roi des gentils-
hommes et de l'opposer à Louis XIV, le roi de la bour-
geoisie. Il oublie que c'est Louis XIII, ou plutôt
Richelieu, avec la complicité tacite de Louis XIII,
qui a fondé la monarchie centralisée et la bureaucratie
bourgeoise et qui a brisé la puissance de l'aristocratie.
Il oublie plus encore, lui, le duc, entiché des privilèges
des ducs et pairs, que son duché est de création toute
récente et ne remonte qu'à une génération. C'est qu'il
a au plus haut point, non pas, comme on l'a trop dit,
la vanité, mais l'orgueil de sa classe. Sa mémoire pro-
digieuse semble lui servir surtout à apprendre par cœur
la généalogie et l'histoire de toutes les familles nobles
et souveraines de la France et presque de l'Europe.
INTRODUCTION
La noblesse devient la clef de voûte de son système
politique. Elle est plus qu'une classe, plus qu'une
caste, elle devient un principe. Ajoutons, d'ailleurs,
que s'il possède tant l'orgueil de son état, il possède
aussi ce que la noblesse avait perdu : le sentiment de
l'honneur, de l'indépendance, de la loyauté, c'est-à-
dire qu'il possède (et il les possède au plus haut degré)
des vertus qui sont fatales, funestes, néfastes dans
une cour où l'on ne parvient plus guère que par la
bassesse et la servilité. C'est évidemment à lui-même
que Saint-Simon songe quand, dans son portrait de
Louis XIV, il écrit les paroles suivantes : « L'esprit,
la noblesse, se sentir, se respecter, avoir le cœur haut,
être instruit, tout cela lui devint suspect et bientôt
haïssable. » Malgré ses vertus, ou plutôt grâce à ses
vertus, Saint-Simon non seulement tombe en disgrâce,
mais devient bientôt l'un des hommes les plus impopu-
laires de son temps.
La fausseté de sa position — un caractère indépen-
dant dans une cour asservie, un noble ambitieux dans
un gouvernement d'où les nobles sont systématique-
ment exclus — donne la clef de sa psychologie. C'est
un mécontent et, ajoutons-le, un mécontent qui ne
peut laisser paraître son mécontentement, qui doit
flatter le Maître quand le Maître daigne lui adresser
la parole, qui doit féliciter de leurs honneurs mal ac-
quis les bâtards qu'il déteste, qui doit s'humilier de-
vant Mme de Maintenon qu'il abomine. L'état d'âme
de Saint-Simon, c'est un peu l'état d'âme d'un La
Bruyère à la cour du prince de Condé. Comme lui, il
9
INTRODUCTION
ronge son frein, comme lui il est aigri ; écœuré de la
bassesse triomphante, il' n'a pas, comme lui, renoncé
à l'ambition qui était interdite à La Bruyère par son
humble extraction. Bien loin d'avoir renoncé à l'am-
bition, toute sa vie il aspire à jouer un rôle politique.
Il a conscience de son génie et déplore ses facultés
sans emploi, son oisiveté forcée ; il abomine cette poli-
tique bourgeoise qui est en réalité une politique des-
potique et qui écarte les nobles et les princes des fonc-
tions publiques. La vie active lui étant fermée, il re-
garde autour de lui, d'autant qu'il est admirable-
ment placé pour voir aux premières loges de face, et
il regarde avec des yeux rendus plus pénétrants par
la haine. Ne pouvant pas prendre part à la comédie,
n'ayant pas même le droit de siffler tout haut, il se
dédommage en écrivant, pour l'édification de la pos-
térité, toutes les choses honteuses, ignominieuses dont
il est témoin, il devient l'historien secret de la mo-
narchie, à la fois le Suétone et le Tacite de la cour de
Versailles. Il déverse sur le papier sa colère contenue.
Son activité comprimée se trouve à s'exprimer dans
des pages qui, à deux siècles de distance, sont encore
brûlantes d'indignation.
Dans cette haine, dans cette indignation où je crois
découvrir surtout la rancune d'un honnête homme,
d'un Alceste ducal, et le dégoût d'un homme dévoré
d'activité, condamné à l'oisiveté, — la plupart des
critiques continuent de voir la rancune d'une vanité
blessée. On allègue les nombreux procès de Saint-
Simon, ses querelles sur le tabouret, sur des questions
INTRODUCTION.
d'étiquette et de préséance : ne sont-ce pas là autant
d'indices évidents d'une âme mesquine? Qu'il ytait
dans ces querelles un élément de vanité, qui voudrait
le nier ? De cette vanité essentiellement française,
quel Français en est exempt ? Mais on oublie trop que
ces questions de préséance et d'étiquette avaient à
la cour de Versailles une importance énorme, couvrant
des questions de principe, décidant de la carrière d'un
courtisan. Que si nous avons peine à comprendre cette
importance, la postérité n'aura-t-elle pas bien plus de
peine encore à comprendre l'importance qu'un répu-
blicain de la troisième république attache au ruban et
à la rosette de la Légion d'honneur ? L'intensité du
sentiment religieux qui caractérise Saint-Simon vient
confirmer l'impression générale qui se dégage de la
lecture des Mémoires : c'est que nous nous trouvons
en présence d'une nature ardente, d'un tempérament
profondément moral, nullement superficiel. Chaque an-
née, pendant une partie de sa vie, le duc fait une re-
traite à la Trappe. Cet homme qui juge des questions
religieuses de son temps avec tant d'indépendance,
ennemi des jésuites, ami de Port- Royal, hostile à la
révocation de l'édit de Nantes, est profondément
imprégné de christianisme. Ce critique passionné du
grand règne, qui traverse toute la première moitié du
XVIIIe siècle, contemporain de Voltaire et de Mon-
tesquieu, n'a jamais été effleuré par le doute : par la
solidité de ses croyances religieuses, il se rattache
quand même à la génération de Bossuet et de Bour-
daloue.
INTRODUCTION
II. — L'Historien
Il est certain que Saint-Simon se fait une très
haute idée des devoirs de l'historien et que, s'il a failli
à son idéal, ce n'est pas faute d'avoir conscience de
ses obligations. Il ne cesse de protester de ses scrupules
presque religieux, de ne dire que l'exacte, l'absolue
vérité ; il ne cesse de nous convaincre de la rigueur
de ses méthodes d'information, à ne donner des faits
que de source certaine et sur les témoignages les plus
compétents.
A première vue, il semblerait bien que nous devions
le croire sur parole. S'il n'était animé, soutenu par un
sentiment profond de son devoir, comment expliquer
que pendant soixante ans il s'est attaché à son œuvre,
il s'est rivé à une tâche aussi ingrate que dangereuse :
tâche ingrate puisque les Mémoires devaient être pos-
thumes ; tâche dangereuse, puisqu'il eût été jeté à la
Bastille ou à Pignerol si on avait découvert ses manu-
scrits. Ce qui l'a soutenu, ce n'est pas la vanité litté-
raire, puisque de toutes les vanités c'était assurément
celle qu'il avait le moins et puisque son œuvre ne de-
vait paraître que très longtemps après sa mort ; ce
n'était pas exclusivement la haine et la rancune, puis-
qu'elles sont incapables d'inspirer des chefs-d'œuvre
en vingt volumes ; ce qui l'a soutenu, c'est surtout la
conscience d'une mission à remplir. M. Clifton Collins,
dans son livre sur Saint-Simon, nous dit que des mé-
moires secrets et posthumes ne sauraient donner les
mêmes garanties de vérité et même de véracité qu'une
12
INTRODUCTION
œuvre qui doit affronter le jugement de la critique et
les dangers de la publicité, et que cette seule raison
suffirait à nous rendre suspect le témoignage de Saint-
Simon. — Ce raisonnement me semble absolument
fallacieux. — Il me semble que l'on peut parfaitement
retourner l'argument et affirmer avec bien plus de
raison qu'aucune œuvre ne saurait donner plus de
garanties de désintéressement et de sincérité que des
mémoires d'outre-tombe, qui délivrent l'écrivain de
toutes les préoccupations de la peur, de l'intérêt, sinon
de la vanité, et qui n'ont plus besoin de ménager les
puissants de la terre.
Malgré les protestations réitérées de l'écrivain, mal-
gré les garanties de vérité que les Mémoires nous don-
nent, — précisément parce qu'ils sont à la fois secrets
et posthumes, — Saint-Simon continue d'être regardé
comme un historien extraordinairement suspect. S'il
fallait accepter des opinions très autorisées, les Mé-
moires ne méritent aucune créance. Ils ne sont qu'une
œuvre de passion, tour à tour un réquisitoire et une
plaidoirie. Il est victime de son imagination. Sa haine
lui fait accepter tous les racontars défavorables à ses
ennemis. Sa crédulité, ses préjugés, ses superstitions
excluent jusqu'au sens même de la critique historique.
— Le moindre reproche que l'on puisse faire aux Mé-
moires et sur lequel tous sont unanimes, c'est qu'ils
sont d'un bout à l'autre entachés de partialité. — Et
ce qui est grave pour Saint-Simon et pour sa réputation
d'historien, c'est que ce sont surtout des historiens et
des spécialistes comme Chéruel, qui l'attaquent : il n'a
13
INTRODUCTION-, _
trouvé de défenseurs que parmi les littérateurs et les
politiques (Villemain, Sainte-Beuve, Montalembert).
Dire que Saint-Simon est partial, c'est ne rien dire.
Il y a une partialité qui est une vertu, comme il y en
a une qui est le plus grave défaut qui puisse entacher
une œuvre d'historien. Mais avant de définir si la par-
tialité est une qualité ou un défaut, c'est l'homme
tout entier qu'il faut définir. Si l'historien est un es-
prit étroit et un caractère méprisable, son œuvre sera
sans valeur, non pas parce qu'elle est partiale, mais
parce qu'elle est l'œuvre d'un esprit étroit et d'un
caractère méprisable. Si l'historien est tout à la fois un
caractère noble et généreux et une intelligence large,
pénétrante et lumineuse, sa partialité sera une qualité
de plus, et nous lui serons d'autant plus reconnais-
sant d'avoir mis son génie au service de la bonne cause,
c'est-à-dire de ce qu'il croit être la bonne cause.
Or, si de ce point de vue l'on examine la qualité et la
trempe du caractère et de l'intelligence de Saint-Simon,
l'on conviendra que sa partialité est la partialité d'un
honnête homme et d'un homme éclairé, merveilleuse-
ment ouvert et pénétrant, capable de se tromper, de
se laisser égarer par ses sympathies et ses antipathies,
mais incapable de mensonge.
Mais examinons la question dans les détails, elle en
vaut la peine : lisez au hasard un volume des Mémoires
et vous conviendrez que si Saint-Simon est très sou-
vent féroce pour ses ennemis et indulgent à l'excès
pour ses amis, plus souvent encore il ne semble pré-
occupé que de rendre pleine justice, et une justice
14
INTRODUCTION
distributîve, exacte et rigoureuse, aux uns comme aux
autres.
Ce que nous pouvons tout d'abord accorder aux
critiques de l'historien, c'est qu'il y a un certain nom-
bre de personnages qui suscitent en Saint-Simon des
sentiments tellement violents qu'il ne semble plus se
posséder et qu'à leur égard son témoignage est plus
que suspect.
Il est difficile de croire que Louvois, et le père Tel-
lier, et le duc du Maine, et le duc de Vendôme, et
le cardinal du Bois, et Mme de Maintenon aient été
les monstres diaboliques et machiavéliques que nous
dépeignent les Mémoires. Il est difficile d'admettre
que tous les moyens leur aient été bons, même et sur-
tout le crime, pour arriver aux fins de leur ambition.
Il est difficile de croire à toutes ces insinuations d'em-
poisonnement qui assimileraient la cour de Versailles
à la cour des Borgia ou des Médicis. D'autre part, il
est également difficile d'admettre que le duc de Bour-
gogne, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse aient
été les types de perfection que nous décrit Saint-Simon,
et que le dauphin, s'il n'eût été empoisonné, eût été
les délices de la France et de l'Europe.
Convenons donc que des amours et des haines
aussi violentes sont forcément aveugles. Qu'est-ce
à dire? Quand les convictions les plus sacrées et les
sentiments les plus intimes sont en jeu, -n'est-il pas
à la fois inhumain et pédant d'exiger l'impartialité
d'un juge? Il nous suffit d'être en garde contre ces
écarts et ces excès du sentiment. Ce qui importe surtout
15
INTRODUCTION.
c'est de savoir si, dans les cas ordinaires, quand ses
sympathies et ses antipathies les plus passionnées ne
sont pas en jeu, si Saint-Simon, dans ces cas ordi-
naires, se montre juge équitable et pénétrant interprète
des caractères.
Or, c'est ce qu'aucun lecteur attentif des Mémoires
ne saurait révoquer en doute. Aucun historien n'est
autant préoccupé d'être juste et de distribuer équi-
tablement l'éloge et le blâme, l'ombre et la lumière.
Et quand des critiques éminents comme M. Faguet
nous disent que Saint-Simon est systématiquement
hostile aux ministres, aux jésuites, aux bâtards, ils
font croire tout simplement qu'ils ont lu les Mémoires
d'un œil fort distrait. On donnerait des centaines
d'exemples où l'historien fait un magnifique éloge de
ses ennemis et analyse avec une étonnante pénétration
les faiblesses de ses amis. Il ne cache pas les hautes
qualités de Louis XIV, qu'il n'a jamais aimé. Il ne
cache pas les vices hideux du Régent, qu'il n'a jamais
cessé d'aimer. — Il est très vrai que Saint-Simon n'aime
pas les ministres en général : ce qui ne l'empêche pas
d'être juste pour Colbert, pour Chamlay, pour le
chancelier Pontchartrain, pour Chamillart. Il est très
vrai qu'il exècre les bâtards : ce qui ne l'empêche pas
d'être juste pour le comte de Toulouse. Il est très vrai
qu'il n'aime pas les jésuites collectivement : ce qui ne
l'empêche pas de faire un superbe éloge du père La
Chaise. — Tout ce qui tient au duc de Bourgogne lui
tient à cœur : ce qui ne l'empêche pas d'être extraor-
dinairement sévère pour Fénelon.
16
INTRODUCTION.
Tel est, chez Saint-Simon, le souci de la vérité qu'il
ne l'abandonne pas quand il parle de ses ennemis les
plus intimes. Etudiez les différents portraits de Lou-
vois. — Louvois, d'après les Mémoires, est, plus encore
que Mme de Maintenon et que le père Tellier, l'âme
damnée de Louis XIV. C'est à lui qu'il faut rapporter
les guerres les plus funestes, entreprises pour les motifs
les plus personnels, sous les prétextes les plus futiles.
(Fenêtre du Trianon.) Saint-Simon ne lui attribue pas
moins des actes qu'il n'hésite pas à qualifier de su-
blimes. En nous représentant Louvois comme tour à
tour capable de visées diaboliques et d'actions su-
blimes, Saint-Simon est tellement sincère et véridique
qu'il ne se doute même pas que son portrait est psy-
chologiquement impossible.
C'est surtout quand Saint-Simon met en scène des
personnages qui lui sont plus ou moins indifférents ou
étrangers que sa pénétration est vraiment prodigieuse
et son regard étonnamment clairvoyant. Soit qu'il
juge Pierre le Grand, ou Guillaume III, ou l'Ecossais
John Law, son coup d'ceil est également infaillible.
Il sait rendre justice aux ennemis les plus acharnés de
sa patrie, de même qu'il voit tous les défauts du carac-
tère français. Il est tel jugement qui semble être d'un
historien du xixe siècle.
Ce qui prouve combien peu les préventions de la
critique contre Saint-Simon sont fondées et combien,
en général, on peut se fier à ses jugements, c'est qu'en
général la postérité les a confirmés. Cet homme qu'on
accuse d'être un féodal attardé au xvme siècle, com-
17
.INTRODUCTION.
ment expliquer que presque toujours le xixe siècle soit
avec lui contre ses contemporains?... Saint-Simon a
défendu toutes les grandes causes que nous défendons.
Il est ennemi des jésuites politiciens et ultramontains.
Il défend Port-Royal. Il maudit la révocation de l'édit
de Nantes. Il glorifie Vauban. Il déplore les prodigalités
financières de Louis XIV et les débordements de la
cour du Régent. 11 voit nettement les causes de la dé-
cadence de l'Espagne et garde toute son indépendance
de jugement au cours d'un voyage triomphal. Quel
plus bel éloge pourrait-on faire de Saint-Simon que
de dire que ses jugements sur les hommes et les insti-
tutions et les événements se trouvent ratifiés à deux
cents ans de distance ?
Si nous nous sommes si longuement étendu sur cette
accusation de partialité, c'est que tant qu'on n'aura
pas examiné ce qu'elle a de fondé et ce qu'elle contient
d'exagération, on ne saurait rendre justice aux mer-
veilleuses parties de l'historien, et tout d'abord, à ce
don d'observateur, à cette vision nette de la réalité,
qui nous frappe tant à la lecture la plus superficielle.
Rien ne semble échapper à cette rétine : pas un regard,
pas un jeu de physionomie, pas un décor, pas une
draperie, pas une date, pas un fait historique. Ajoutez
que Saint-Simon est doué d'une mémoire prodigieuse
au service de ces dons d'observateur : toute l'histoire
de France, de chaque province, de chaque famille, de
chaque individualité est consignée dans cette mémoire.
La pénétration psychologique est au niveau de ses
dons d'observateur et a été admirablement servie par
18
.INTRODUCTION.
le milieu. Quel milieu, quelle époque furent jamais plus
propices et offrirent jamais un plus riche champ d'ob-
servation au psychologue et au moraliste que la cour
de Versailles? Que d'intrigues, et de tragédies, et de
comédies dans le palais du grand roi ! Quel déploie-
ment de vices sous le voile de la décence ! Que de
hontes sous le masque de l'honneur ! Et quoi d'éton-
nant si sa pénétration psychologique native, aiguisée
par la haine, favorisée par le milieu, perfectionnée par
une pratique d'un demi-siècle, a fait de Saint-Simon
l'un des plus grands moralistes de tous les temps !
Quoi d'étonnant si nous trouvons dans les Mémoires
une galerie de portraits unique dans la littérature
moderne ! Quoi d'étonnant si cette œuvre prodigieuse
fourmille de pages qui mettent Saint-Simon au-dessus
de Tacite et presque au niveau de Shakspeare et de
Tolstoï !
III. — L'Ecrivain
Tous les caractères de l'homme se retrouvent dans
le style de l'écrivain. L'improvisation fiévreuse où
les Mémoires ont été écrits ont gardé à ce style toute
sa sincérité.
Car l'oeuvre a été composée sur des notes écrites
au jour le jour, sous l'impression du moment, dans
toute la fraîcheur et l'ardeur de la haine, ou de l'in-
dignation, ou de l'étonnement. C'est ce qui explique
cette intensité de vie, cette surabondance qui sont un
des plus grands charmes d'un écrivain. Les Mémoires
ne sont pas de l'écriture et ne sont pas de l'art, car
19
.INTRODUCTION.
dans l'art il entre toujours un peu d'artifice : c'est une
copie fidèle de la vie, c'est la vie elle-même dans sa
réalité, dans sa nudité, dans sa complexité !
C'est la vie dans sa réalité et surtout dans sa hideuse
nudité. Jamais le vice, jamais la corruption originelle
de l'homme ne se sont étalés avec autant d'impudence
que chez ces courtisans à perruques poudrées, à jabots
et à dentelles. Dans la peinture de ces vices et de
cette société, Saint-Simon est d'un réalisme ter-
rible. Ce duc féodal est un contemporain de Zola. On
trouve dans chaque chapitre des passages que ne dé-
savouerait pas le naturalisme le plus hardi. A ces cour-
tisans de Versailles, et de Marly, et de Meudon, Saint-
Simon enlève leurs rubans et leurs dentelles. Il se plaît
à nous les montrer dans les attitudes les moins majes-
tueuses. Telle page nous décrit une duchesse se soula-
geant en pleine chapelle. Le Roi-Soleil lui-même nous
apparaît dans les attitudes les moins royales. Tantôt
l'historien nous le montre dans un mouvement de
colère, jetant les pincettes à Louvois. Tantôt il
nous apparaît assis non pas sur son trône, mais sur
sa chaise percée. Saint-Simon revient sans cesse à cette
attitude avec une complaisance marquée. — Il ne
nous épargne aucune misère morale, aucune dégrada-
tion physique.
De même, cet aristocrate enragé se sert du voca-
bulaire le plus démocratique. Métaphores expressives,
termes d'argot, langage des halles, tout lui est bon
pour exprimer plus clairement sa pensée. Que nous
sommes loin de la solennité du vocabulaire abstrait,
INTRODUCTION
choisi, du grand siècle? Nous en sommes si éloignés
que, s'il s'agissait d'une œuvre inconnue, anonyme,
on aurait peine à admettre que les Mémoires sont d'un
contemporain de Boileau et de Racine.
Et tout de même, que Saint-Simon nous montre la
vie dans sa réalité, il nous la montre dans sa com-
plexité. Et cette complexité se traduit jusque dans la
syntaxe des phrases, comme le réalisme se traduit
dans le choix du vocabulaire. La syntaxe des phrases
dans Saint-Simon est quelque chose d'unique. Ces
périodes embrouillées, ces incidentes, et ces coordon-
nées, et ces subordonnées, et ces propositions relatives
et conditionnelles qui s'emmêlent, et s'entre-croisent,
et s'emboîtent, sont devenues les modèles classiques
d'un style très peu classique. «Je ne suis pas un sujet
académique » , dit naïvement l'auteur, et assurément
on peut le croire sur parole. On pourrait citer par cen-
taines des périodes énormes sans queue ni tête, inco-
hérentes, qui restent comme suspendues en l'air, sans
verbe ou sans complément pour achever la pensée,
sans perspective, où le lecteur le plus avisé perd le
fil des idées. On a parlé à satiété de ce style extraor-
dinaire, on n'en a pas toujours clairement vu la raison
ou plutôt les raisons. Ces phrases compliquées, em-
barrassées d'incidentes, ne sont telles que par le souci
minutieux des faits et des détails qui se pressent sous
sa plume et dont il ne veut rien sacrifier. Ces longues
périodes ne sont telles que par l'intensité de la passion
et la fougue du tempérament. L'homme calme et qui
se domine aligne ses phrases, les ordonne et les su-
INTRODUCTION
bordonne l'une à l'autre. Chez le tempérament pas-
sionné, emporté, la disposition des idées, les idées se
pressent toutes à la fois, et l'écrivain n'a pas le temps
de s'occuper de plan et de perspective. Le style ana-
lytique est le style de la raison raisonnante. Le style
périodique est le style de la passion. Saint-Simon est
un maître incomparable dans le style périodique inco-
hérent. Aucun écrivain ne convient mieux à l'usage
des classes parce qu'aucun écrivain ne montre mieux,
par son exemple, comment il ne faut pas écrire et
tout ce qu'il y a de péril à imiter un homme de génie.
IV. — Idées politiques
Il arrive d'ordinaire que le souci du menu fait, la
préoccupation des détails, la vision du peintre, en un
mot les dons de l'observateur excluent les dons du
penseur. L'un ne se préoccupe que de faits et de sen-
sations, l'autre ne se soucie que de généralités et d'ab-
stractions. Et il est très vrai que Saint-Simon n'est
pas un grand penseur. Il n'y aurait guère à dire sur
ses idées philosophiques. D'ailleurs, la philosophie a peu
d'usages quand ,on est, comme Saint-Simon, un chré-
tien convaincu. Sous le rapport religieux, il est bien
du grand siècle. Cet homme, toujours tourmenté, n'a
jamais été tourmenté par le doute. Son christia-
nisme est un christianisme large, généreux, nullement
ultramontain, antijésuitique, mais ferme, solide et
qu'aucun argument, aucun libertinage n'ont jamais
ébranlé.
INTRODUCTION
Christianisme à part, on pourrait trouver, à pre-
mière lecture, que les idées générales de Saint-Simon
manquent d'ampleur. Dans sa philosophie de l'his-
toire — si l'on peut employer ce grand mot à son su-
jet — il est essentiellement l'homme des petites causes
et des grands effets. Il attribuera telle grande guerre
européenne à une misérable querelle entre Louvois
et Louis XIV. Il attribuera telle persécution religieuse
à des intrigues d'alcôve. Il voit partout la main de
Mme de Maintenon ou du père Tellier. Il attribuera la
nomination de Chamillart à la dignité de premier
ministre à son habileté au jeu de billard.
Que si l'on voulait reprocher à Saint-Simon cette
tendance à expliquer les événements les plus solennels
par les causes les plus infinitésimales, remarquons qu'en
cela il ne fait qu'interpréter l'expérience de son milieu
et de son époque. Dans un état despotique, les plus
grands événements dépendent en effet des causes les
plus misérables, des caprices d'un roi ou des fantaisies
d'une maîtresse ou d'un favori. Quand toute loi est
pervertie, quand la volonté ou les velléités d'un indi-
vidu deviennent la loi suprême, il est à craindre que
l'historien ne perde jusqu'au sens même de la loi, à
moins d'être dominé, comme Bossuet, par l'idée de la
Providence.
A part cette tendance que nous venons de signaler
et que nous tâchons d'expliquer, il faut convenir que
Saint-Simon a des idées merveilleusement nettes quand
il s'agit d'interpréter les événements de son temps.
On pourrait presque dire qu'il est à peu près le seul
23
INTRODUCTION
contemporain qui ait clairement compris son époque
et expliqué tous les ressorts de la grande mo-
narchie.
Il a vu, en premier lieu, que la France périssait par
le despotisme. Il a vu, en second lieu, que la centralisa-
tion bureaucratique était l'instrument le plus efficace
et que les ministres bourgeois étaient les collabora-
teurs les plus actifs de ce despotisme. Il a compris, en
troisième lieu, que l'aristocratie seule, rétablie dans
ses anciennes dignités, pouvait être un frein à l'omni-
potence royale. Il a vu, en quatrième lieu, qu'au règne
de l'honneur — ressort de l'ancienne monarchie —
succédait le règne de l'argent : l'argent des traitants,
des intendants, l'argent non pas acquis par le com-
merce que Saint-Simon glorifie, mais par l'exploitation
du peuple.
Ces quatre points, Saint-Simon les a vus et les a
analysés si lumineusement que Montesquieu et Toc-
queville n'auraient eu qu'à le lire avec attention pour
en dégager le système qui a fait leur gloire.
Et c'est précisément parce qu'il a si bien compris
les ressorts et les ressources du despotisme qu'il a si
bien exposé la politique de Louis XIV.
Pourquoi Louis XIV a-t-il écarté la noblesse des
emplois publics et pourquoi n' a-t-il placé que des ro-
turiers à la tête des ministères? Parce qu'il y avait
danger que, ajoutant la puissance tirée des fonctions
publiques à l'éclat de la naissance, la noblesse ne par-
vînt bientôt à limiter l'omnipotence royale. Un mini-
stre bourgeois qui tenait ses fonctions et son influence
24
INTRODUCTION
de la faveur et de la confiance royale rentrait dans le
néant dès que cette faveur l'abandonnait.
Pourquoi Louis XIV persécuta- 1- il avec tant d'achar-
nement les Port- Royalistes et les huguenots? Parce
que, à part toute question d'hérésie, huguenots et
Port- Royalistes représentaient une force indépendante,
un obstacle à l'absolutisme.
Pourquoi Louis XIV encouragea- t-il le luxe effréné
de la noblesse ? Tout simplement parce qu'il était de
bonne politique de ruiner la noblesse, parce qu'une
fois ruinée, la noblesse, autant que la bourgeoisie, tom-
bait à la merci des faveurs royales.
Pourquoi Louis XIV exigea-t-il avec tant de per-
sistance la présence de la noblesse dans les salons de
Versailles? Pourquoi était-ce une cause de disgrâce
que de résider dans ses terres ? Tout simplement parce
que des nobles résidant dans leur province constituaient
des centres indépendants d'autorité, parce que le roi
voulait détruire les derniers vestiges du self-govern-
ment au profit de la centralisation despotique.
Si les critiques de Saint-Simon voulaient le suivre
dans son analyse si pénétrante de la politique despo-
tique, ils auraient moins de peine à comprendre la rai-
son profonde des idées aristocratiques de l'historien
et ils se moqueraient peut-être un peu moins des pré-
jugés absurdes du duc féodal. Sans doute, au point
de vue pratique, le système aristocratique de Saint-
Simon était une chimère. La noblesse était trop pro-
fondément corrompue et énervée pour qu'on pût faire
d'elle la clef de voûte de la société française. Mais au
25
INTRODUCTION
point de vue théorique, l'historien avait-il si grand tort?
Si la France avait possédé une aristocratie terrienne
comme l'Angleterre, une élite de nobles résidant dans
leurs domaines, chefs et protecteurs naturels du peuple,
remplissant toutes les fonctions d'une aristocratie
véritable, le despotisme eût-il été possible? L'atro-
phie de la province, l'hypertrophie de Paris, le déve-
loppement anormal de la civilisation artificielle et ur-
baine eussent-ils été possibles? Et Saint-Simon était-
il si ridicule d'attacher tant de prix à ces honneurs,
à ces préséances, derniers vestiges des privilèges de la
noblesse ? Ou plutôt son seul tort ne fut- il pas de ne
pas désespérer d'une noblesse dégénérée et mûre pour
la servitude ? Son seul tort ne fut-il pas de s'attacher
à des institutions, à des formes aristocratiques, alors
que les mœurs aristocratiques avaient disparu, de
revendiquer des privilèges quand ces privilèges ne
répondaient plus à des fonctions politiques et à des
services sociaux ?
26
SAINT-SIMON : LA COUR DE
LOUIS XIV
Introdtiction 5
I. Lettre .31
II. Les commencements de Saint-Simon ... 34
III. Mariage du duc de Chartres ... yj
IV. Daquin chassé et Fagon mis à sa place . . 46
V. Suicide de La Vauguyon ..... 49
VI. Projets de mariage de Saint-Simon . . -55
VIL Tracasseries de Monsieur et des Princesses . 64
VIII. Mariage de Saint-Simon 70
IX. Madame de Sévigné 79
X. La Bruyère . . . . . . «79
XL Dangeau 79
XII. La comtesse de Poney et Madame de Castries . 82
XIII. Paix de Ryswick 84
XIV. Mort de Santeuil 92
XV. Le czar Pierre le Grand 93
XVL. Le comte de Portlatid 96
XVLI. Mort de Racine 102
XVIII. Mort de Le Nôtre 104
XIX. Déclaration du roi d'Espagne .... 106
XX. Mort de Monsieur 117
XXI. Caractère de Monsieur . '. . . .129
XXII. Explication entre Madame et Madame de Main-
tenon . . 135
XXIII. Mort de Madame . . . . . . 139
XXIV. Mort de Jacques II . . . . .143
XXV. Maladie et mort de Monseigneur . . . 148
29
TABLE
XXVI. La cour après la mort de Monseigneur . 162
XXVII. Portrait de Monseigneur . . . .178
XXVIII. Mort de la Dauphine 201
XXIX. Portrait de la Dauphine .... 207
XXX. Mort du Dauphin 216
XXXI. Portrait du Dauphin 222
XXXII. Après la mort du Dauphin .... 243
XXXIII. Le duc d'Orléans accusé d'empoisonnement . 250
XXXIV. Journal de la maladie du roi . . . 267
XXXV. Commencements de Louis XIV . . . 300
XXXVI. Apogée du règne 303
XXXVII Caractère de Louis XIV . . . .312
XXXVIII. Influence de Louvois 323
XXXIX. Disgrâce de Louvois . . . . .328
XL. Louis XIV après la paix de Ryswick . .341
XLL Désorganisation militaire .... 355
XLII. Commencement de Versailles et progrès du
despotisme 371
XLIIL Munificence et magnificence de Louis XIV . 380
XLIV. Amours de Louis XIV > . . . 391
XL V. Madame de Maintenon 397
XL VI. Portrait de Madame de Maintetton . . 408
XL VIL Politique religieuse de Louis XIV et de
Madame de Maintenon . . . .411
XL VIII. La journée de Madame de Maintenon . . 425
XLIX. Influence de Madame de Maintenon sur la
politique religieuse 448
L. Dernières années de Louis XIV . . . 459
LI. Mécanique de la vie de Louis XIV . . 483
LU. Retraite et mort de Madame de Maintenon . 505
LUI. Mort du régent 510
LIV. Le roman du duc de Lauzun . . . 525
LV. Conclusion des mémoires . . . «556
LVI. Testament de Saint-Simon .... 562
LVII. Hiver terrible en 1709 569
30
SAINT-SIMON : LA COUR
DE LOUIS XIV
I. — LETTRE
ÉCRITE PAR SAINT-SIMON A M. DE RANCÉ, ABBÉ DE
LA TRAPPE, EN LE CONSULTANT SUR SES MÉ-
MOIRES.
Versailles, le 29 mars 1699.
« Il faut, Monsieur, que je sois bien convaincu que
vous avez pour moi une bonté extrême pour oser
prendre la liberté que je fais en vous envoyant par
la voie de M. du Charmel les papiers dont j'eus
l'honneur de vous parler en mon dernier voyage,
lorsque vous me permîtes de le faire. Je vous dis
lors qu'il [y] a voit déjà quelque temps que je travail-
lois à des espèces de Mémoires de ma vie qui com-
prenoient tout ce qui a un rapport particulier à moi
et aussi un peu en général et superficiellement une
espèce de relation des événements de ces temps,
principalement des choses de la Cour ; et comme
je m'y suis proposé une exacte vérité aussi m'y suis-
je lâché à la dire bonne et mauvaise, toute telle
qu'elle m'a semblé sur les uns et les autres, songeant
à satisfaire mes inclinations et passions en tout ce
32 SAINT-SIMON :
que la vérité m'a permis de dire, attendu que travail-
lant pour "moi et bien peu des miens pendant ma
vie, et pour qui voudra après ma mort, je ne me
suis arrêté à ménager personne par aucune considé-
ration, mais voyant cette espèce d'ouvrage qui va
grossissant tous les jours avec quelque complaisance
de le laisser après moi et aussi ne voulant point
être exposé aux scrupules qui me convieroient à la
fin de ma vie de le brûler, comme ç'avoit été mon
premier projet, et même plus tôt, à cause de tout
ce qu'il y a contre la réputation de mille gens, et
cela d'autant plus irréparablement que la vérité s'y
rencontre tout entière et que la passion n'a fait
qu'animer le style, je me suis résolu à vous en
importuner de quelques morceaux, pour vous sup-
plier par iceux de juger de la pièce et de me vouloir
prescrire une règle pour dire toujours la vérité sans
blesser ma conscience, et pour me donner de salu-
taires conseils sur la manière que j'aurai à tenir
en écrivant des choses qui me touchent particulière-
ment et plus sensiblement que les autres. J'ai donc
choisi la relation de notre procès contre MM. de
Luxembourg père et fils, qui a produit des rencontres
qui m'ont touché de presque toutes les plus vives
passions d'une manière autant ou plus sensible que
je l'aie été en ma vie, et qui est exprimée en un style
qui le fait bien remarquer. C'est, je crois, tout ce
qu'il y a de plus âpre et de plus amer en mes Mé-
moires, mais, au moins, y ai- je tâché d'être fidèle
à la plus exacte vérité. Je l'ai copiée d'iceux, où
elle est écrite éparse çà et là selon l'ordre des temps
auxquels nous avons plaidé, et mise ensemble; et,
au lieu d'y parler à découvert comme dans mes
Mémoires, je me nomme dans cette copie comme
les autres, pour la pouvoir garder et m'en servir
sans que j'en paroisse manifestement l'auteur. J'y
LA COUR DE LOUIS XIV 33
ai joint aussi deux portraits pour servir d'échan-
tillon au reste, quoique en bien celui de M. d'Agues-
seau pût suffisamment servir à ceux de ce genre,
duquel il y en a bien moins qu'en mal. Je vous supplie
très-humblement de vouloir garder ce que je vous
envoie, jusqu'à ce que je l'aille moi-même chercher,
espérant avoir ce délice tout aussitôt après Pâques,
et vous porter en même temps quelques cahiers des
Mémoires mêmes. Je me flatte donc, qu'au milieu
de tous vos maux, de toutes les peines que vous
cause ce changement heureux de votre grand et
merveilleux monastère, vous aurez la charité d'exa-
miner ce que je vous envoie, d'y penser devant Dieu,
et de dicter ces avis, règles et salutaires conseils
que j'ose vous demander, afin que, demeurant écrits,
ils ne me passent point de la mémoire et que j'y
-puisse avoir toute ma vie recours. Je crois qu'il se-
roit inutile de vous demander des précautions sur
le secret et sur le ton de voix dont on vous lira ces
papiers pour qu'on ne puisse rien entendre hors de
votre chambre. Eux-mêmes vous en feront souvenir
suffisamment. Il ne me reste plus rien à ajouter ici,
sinon de vous demander pardon cent et cent fois
de la distraction que cela vous causera de tant de
saintes et d'admirables occupations dont vous vous
nourrissez sans relâche, et de vous assurer que je
suis, Monsieur, plus que personne du monde, péné-
tré de respect, d'attachement et de reconnoissance
pour vous, et à jamais votre 'très-humble et très-
obéissant serviteur.
« P. S. — M. du Charmel ne sait point ce que
c'est que ces papiers. »
34 SAINT-SIMON :
II. — LES COMMENCEMENTS DE
SAINT-SIMON
Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier 1675, de
Claude, duc de Saint-Simon, pair de France, et
de sa seconde femme Charlotte de L'Aubépine, uni-
que de ce lit. De Diane de Budos, première femme
de mon père, il avoit eu une seule fille et point de
garçon. Il l'avoit mariée au duc de Brissac, pair de
France, frère unique de la duchesse de Villeroy.
Elle et oit morte en 1684, sans enfants, depuis long-
temps séparée d'un mari qui ne la méritoit pas, et
par son testament m'avoit fait son légataire uni-
versel.
Je port ois le nom de vidame de Chartres, et je fus
élevé avec un grand soin et une grande application.
Ma mère, qui avoit beaucoup de vertu et infiniment
d'esprit de suite et de sens, se donna des soins con-
tinuels à me former le corps et l'esprit. Elle craignit
pour moi le sort des jeunes gens qui se croient leur
fortune faite et qui se trouvent leurs maîtres de
bonne heure. Mon père, né en 1606, ne pouvoit
vivre assez pour me parer ce malheur, et ma mère
me répétoit sans cesse la nécessité pressante où se
trouveroit de valoir quelque chose un jeune homme
entrant seul dans le monde, de son chef, fils d'un
favori de Louis XIII, dont tous les amis étoient
morts ou hors d'état de l'aider, et d'une mère qui,
dès sa jeunesse, élevée chez la vieille duchesse
d'Angoulême, sa parente, grand'mère maternelle du
duc de Guise, et mariée à un vieillard, n'avoit jamais
vu que leurs vieux amis et amies, et n'avoit pu s'en
faire de son âge. Elle ajout oit le défaut de tous
proches, oncles, tantes, cousins germains, qui me
laissoit comme dans l'abandon à moi-même, et
LA COUR DE LOUIS XIV 35
augmentait le besoin de savoir en faire un bon
usage, sans secours et sans appui ; ses deux frères
obscurs, et l'aîné ruiné et plaideur de sa famille,
et le seul frère de mon père sans enfants et son
aîné de huit ans.
En même temps, elle s'appliquoit à m'élever le
courage, et à m'exciter de me rendre tel que je pusse
réparer par moi-même des vides aussi difficiles à
surmonter. Elle réussit à m'en donner un grand
désir. Mon goût pour l'étude et les sciences ne le
seconda pas, mais celui qui est comme né avec moi
pour la lecture et pour l'histoire, et conséquemment
de faire et de devenir quelque chose par l'émulation
et les exemples que je trouvois, suppléa à cette froi-
deur pour les lettres ; et j'ai toujours pensé que si on
m'avoit fait perdre moins de temps à celles-ci, et
qu'on m'eût fait faire une étude sérieuse de celle-là,
j'aurois pu y devenir quelque chose.
Cette lecture de l'histoire et surtout des Mémoires
particuliers de la nôtre, des derniers temps depuis
François Ier, que je faisois de moi-même, me firent
naître l'envie d'écrire aussi ceux de ce que je verrois,
dans le désir et dans l'espérance d'être de quelque
chose et de savoir le mieux que je pourrois les affaires
de mon temps. Les inconvénients ne laissèrent pas
de se présenter à mon esprit ; mais la résolution bien
ferme d'en garder le secret à moi tout seul me parut
remédier à tout. Je les commençai donc en juillet
1694, étant mestre de camp1 d'un régiment de ca-
valerie de mon nom, dans le camp de Guinsheim
sur le Vieux- Rhin, en l'armée commandée par le
maréchal duc de Lorges.
En 1691 j' et ois en philosophie et commençois à
monter à cheval à l'académie des sieurs de Mémon
à Rochefort, et je commençois aussi à m'ennuyer
1 Le titre de mestre de camp répondait à celui de colonel.
36 SAINT-SIMON :
beaucoup des maîtres et de l'étude, et à désirer fort
d'entrer dans le service. Le siège de Mons, formé
par le roi en personne, à la première pointe du prin-
temps, y avoit attiré presque tous les jeunes gens de
mon âge pour leur première campagne ; et ce qui
me piquoit le plus, M. le duc de Chartres y faisoit
la sienne. J'avois été comme élevé avec lui, plus
jeune que lui de huit mois, et si l'âge permet cette
expression entre jeunes gens si inégaux, l'amitié
nous unissoit ensemble. Je pris donc ma résolution
de me tirer de l'enfance, et je supprime les ruses
dont je me servis pour y réussir. Je m'adressai à
ma mère ; je reconnus bientôt qu'elle m'amusoit.
J'eus recours à mon père à qui je fis accroire que le
roi, ayant fait un grand siège cette année, se repo-
seroit la prochaine. Je trompai ma mère qui ne décou-
vrit ce que j'avois tramé que sur le point de l'exécu-
tion, et que j'avois monté mon père à ne se laisser
point entamer.
Le roi s'étoit roidi à n'excepter aucun de ceux qui
entroient dans le service, excepté les seuls princes
du sang et ses bâtards, de la nécessité de passer une
année dans une de ses deux compagnies de mousque-
taires, à leur choix, et de là, à apprendre plus ou
moins longtemps à obéir, ou à la tête d'une compa-
gnie de cavalerie, ou subalterne dans son régiment
d'infanterie qu'il distinguoit et affectionnoit sur
tous autres, avant de donner l'agrément d'acheter
un régiment de cavalerie ou d'infanterie, suivant
que chacun s'y étoit destiné. Mon père me mena
donc à Versailles où il n'avoit encore pu aller depuis
son retour de Blaye, où il avoit pensé mourir. Ma
mère l'y étoit allée trouver en poste et l'avoit
ramené encore fort mal, en sorte qu'il avoit été
jusqu'alors sans avoir pu voir le roi. En lui faisant
sa révérence, il me présenta pour être mousquetaire..
LA COUR DE LOUIS XIV 37
le jour de Saint-Simon Saint- Jude, à midi et demi,
comme il sortoit du conseil.
Sa Majesté lui fit l'honneur de l'embrasser par trois
fois, et comme il fut question de moi, le roi, me
trouvant petit et l'air délicat, lui dit que j'étois
encore bien jeune, sur quoi mon père répondit que
je l'en servirais plus longtemps. Là-dessus le roi lui
demanda en laquelle des deux compagnies il vouloit
me mettre, et mon père choisit la première, à cause
de Maupertuis, son ami particulier, qui en et oit
capitaine. Outre le soin qu'il s'en promettoit pour
moi, il n'ignoroit pas l'attention avec laquelle le roi
s'informoit à ces deux capitaines des jeunes gens
distingués qui étoient dans leurs compagnies, surtout
à Maupertuis, et combien leurs témoignages influoient
sur les premières opinions que le roi en prenoit, et
dont les conséquences avoient tant de suites. Mon
père ne se trompa pas, et j'ai eu lieu d'attribuer aux
bons offices de Maupertuis la première bonne opinion
que le roi prit de moi.
III. — MARIAGE DU DUC DE CHARTRES
Le roi, occupé de l'établissement de ses bâtards,
qu'il agrandissoit de jour en jour, avoit marié deux
de ses filles à deux princes du sang. Mme la princesse
de Conti, seule fille du roi et de Mme de La Vallière,
étoit veuve et sans enfants ; l'autre, fille aînée du
roi et de Mme de Montespan, avoit épousé M. le
Duc. Il y avoit longtemps que Mme de Maintenon,
encore plus que le roi, ne songeoit qu'à les élever
de plus en plus, et que tous deux vouloient marier
Mlle de Blois, seconde fille du roi et de Mme de
38 SAINT-SIMON :
Montespan, à M. le duc de Chartres. C'étoit le pro-
pre et l'unique neveu du roi, et fort au-dessus des
princes du sang par son rang de petit-fils de France
et par la cour que tenoit Monsieur. Le mariage des
deux princes du sang, dont je viens de parler, a voit
scandalisé tout" le monde. Le roi ne l'ignoroit pas,
et il jugeoit par là de l'effet d'un mariage sans pro-
portion plus éclatant. Il y a voit déjà quatre ans
qu'il le rouloit dans son esprit, et qu'il en avoit pris
les premières mesures. Elles étoient d'autant plus
difficiles que Monsieur étoit infiniment attaché à
tout ce qui étoit de sa grandeur, et que Madame
étoit d'une nation qui abhorroit la bâtardise et les
mésalliances, et d'un caractère à n'oser se promettre
de lui faire jamais goûter ce mariage.
Pour vaincre tant d'obstacles, le roi s'adressa à
M. le Grand, qui étoit de tout temps dans sa fami-
liarité, pour gagner le chevalier de Lorraine, son
frère, qui de tout temps aussi gouvernoit Monsieur.
Sa figure avoit été charmante. Le goût de Monsieur
n'étoit pas celui des femmes, et iï ne s'en cachoit
même pas ; ce même goût lui avoit donné le che-
valier de Lorraine pour maître, et il le demeura
toute sa vie. Les deux frères ne demandèrent pas
mieux que de faire leur cour au roi par un endroit
si sensible, et d'en profiter pour eux-mêmes en
habiles gens. Cette ouverture se faisoit dans l'été
1688. Il ne restoit pas au plus une douzaine de che-
valiers de l'ordre ; chacun voyoit que la promotion
ne se pouvoit plus guère reculer. Les deux frères
demandèrent d'en être, et d'y précéder les ducs.
Le roi, qui pour cette prétention n'avoit encore
donné l'ordre à aucun Lorrain, eut peine à s'y
résoudre ; mais les deux frères surent tenir ferme ;
ils l'emportèrent, et le chevalier de Lorraine, ainsi
payé d'avance, répondit du consentement de Mon-
LA COUR DE LOUIS XIV 39
sieur au mariage, et des moyens d'y faire venir
Madame et M. le duc de Chartres.
Ce jeune prince avoit été mis entre les mains de
Saint-Laurent au sortir de celles des femmes. Saint-
Laurent étoit un homme de peu, sous-introducteur
des ambassadeurs chez Monsieur et de basse mine,
mais, pour tout dire en un mot, l'homme de son
siècle le plus propre à élever un prince et à former
un grand roi. Sa bassesse l'empêcha d'avoir un titre
pour cette éducation ; son extrême mérite l'en fit
laisser seul maître ; et quand la bienséance exigea
que le prince eût un gouverneur, ce gouverneur ne
le fut qu'en apparence, et Saint-Laurent toujours
dans la même confiance et dans la même autorité.
Il étoit ami du curé de Saint-Eustache et lui-même
grand homme de bien. Ce curé avoit un valet qui
s'appeloit Dubois, et qui l'ayant été du sieur....
qui avoit été docteur de l'archevêque de Reims
Le Tellier, lui avoit trouvé de l'esprit, l'avoit fait
étudier, et ce valet sa voit infiniment de belles-
lettres et même d'histoire ; mais c'étoit un valet
qui n'avoit rien, et qui après la mort de ce premier
maître étoit entré chez le curé de Saint-Eustache.
Ce curé, content de ce valet pour qui il ne pouvoit
rien faire, le donna à Saint-Laurent, dans l'espé-
rance qu'il pourroit mieux pour lui. Saint-Laurent
s'en accommoda, et peu à peu s'en servit pour
l'écritoire d'étude de M. le duc de Chartres ; de là,
voulant s'en servir à mieux, il lui fit prendre le petit
collet pour le décrasser, et de cette sorte l'introduisit
à l'étude du prince pour lui aider à préparer ses
leçons, à écrire ses thèmes, à le soulager lui-même,
à chercher les mots dans le dictionnaire. Je l'ai vu
mille fois dans ces commencements, lorsque j 'ail ois
jouer avec M. de Chartres. Dans les suites, Saint-
Laurent devenant infirme, Dubois faisoit la leçon,
4o SAINT-SIMON :
et la faisoit fort bien, et néanmoins plaisant au
jeune prince.
Cependant Saint-Laurent mourut et très-brusque-
ment. Dubois, par intérim, continua à faire la leçon ;
mais depuis qu'il fut devenu presque abbé, il avoit
trouvé moyen de faire sa cour au chevalier de Lor-
raine et au marquis d'Efnat, premier écuyer de
Monsieur, amis intimes, et ce dernier ayant aussi
beaucoup de crédit sur son maître. De faire Dubois
précepteur, cela ne se pou voit proposer de plein
saut ; mais ses protecteurs, auxquels il eut récours,
éloignèrent le choix d'un précepteur, puis se servirent
des progrès du jeune prince pour ne le point changer
de main, et laisser faire Dubois ; enfin ils le bom-
bardèrent précepteur. Je ne vis jamais homme si
aise ni avec plus de raison. Cette extrême obliga-
tion, et plus encore le besoin de se soutenir, l'at-
tacha de plus en plus à ses protecteurs, et ce fut
de lui que le chevalier de Lorraine se servit pour
gagner le consentement de M. de Chartres à son
mariage.
Dubois avoit gagné sa confiance ; il lui fut aisé en
cet âge, et avec ce peu de connoissance et d'expé-
rience, de lui faire peur du roi et de Monsieur, et
d'un autre côté, de lui faire voir les cieux ouverts.
Tout ce qu'il put mettre en œuvre n'alla pourtant
qu'à rompre un refus ; mais cela suffisoit au succès
de l'entreprise. L'abbé Dubois ne parla à M. de
Chartres que vers le temps de l'exécution ; Monsieur
et oit déjà gagné, et dès que le roi eut réponse de
l'abbé Dubois, il se hâta de brusquer l'affaire. Un
jour ou deux auparavant, Madame en eut le vent.
Elle parla à M. son fils de l'indignité de ce mariage
avec toute la force dont elle ne manquoit pas, et
elle en tira parole qu'il n'y consentiroit point. Ainsi
foiblesse envers son précepteur, foiblesse envers sa
LA COUR DE LOUIS XIV 41
mère, aversion d'une part, crainte de l'autre, et
grand embarras de tous côtés.
Une après-dînée de fort bonne heure que je passois
dans la galerie haute, je vis sortir M. le duc de
Chartres d'une porte de derrière de son apparte-
ment, l'air fort empêtré, triste, suivi d'un seul
exempt des gardes de Monsieur ; et, comme je me
trou vois là, je lui demandai où il alloit ainsi si vite
et à cette heure-là. Il me répondit d'un air brusque
et chagrin qu'il alloit chez le roi qui l'avoit envoyé
quérir. Je ne jugeai pas à propos de l'accompagner,
et, me tournant à mon gouverneur, je lui dis que je
conjecturois quelque chose du mariage, et qu'il alloit
éclater. Il m'en a voit depuis quelques jours transpiré
quelque chose, et comme je jugeai bien que les
scènes seroient fortes, la curiosité me rendit fort
attentif et assidu.
M. de Chartres trouva le roi seul avec Monsieur
dans son cabinet, où le jeune prince ne sa voit pas
devoir trouver M. son père. Le roi fit des amitiés
à M. de Chartres, lui dit qu'il vouloit prendre soin
de son établissement, que la guerre allumée de tous
côtés lui ôtoit des princesses qui auroient pu lui
convenir ; que, de princesses du sang, il n'y en avoit
point de son âge ; qu'il ne lui pouvoit mieux témoi-
gner sa tendresse qu'en lui offrant sa fille dont les
deux sœurs avoient épousé deux princes du sang,
que cela joindroit en lui la qualité de gendre à celle
de neveu, mais que, quelque passion qu'il eût de
ce mariage, il ne le vouloit point contraindre et lui
laissoit là-dessus toute liberté. Ce propos, prononcé
avec cette majesté effrayante si naturelle au roi, à
un prince timide et dépourvu de réponse, le mit hors
de mesure. Il crut se tirer d'un pas si glissant en se
rejetant sur Monsieur et Madame, et répondit en
balbutiant que le roi étoit le maître, mais que sa
42 SAINT-SIMON :
volonté dépendoit de la leur. « Cela est bien à vous,
répondit le roi, mais dès que vous y consentez,
votre père et votre mère ne s'y opposeront pas ; »
et se tournant à Monsieur : « Est-il pas vrai, mon
frère ? » Monsieur consentit comme il l'avoit déjà
fait seul avec le roi, qui tout de suite dit qu'il
n'étoit donc plus question que de Madame, et qui
sur-le-champ l'envoya chercher ; et cependant se
mit à causer avec Monsieur, qui tous deux ne firent
pas semblant de s'apercevoir du trouble et de
l'abattement de M. de Chartres.
Madame arriva, à qui d'entrée le roi dit qu'il
comptoit bien qu'elle ne voudroit pas s'opposer à
une affaire que Monsieur désiroit, et que M. de
Chartres y consentoit : que c'étoit son mariage avec
Mlle de Blois, qu'il avouoit qu'il désiroit avec passion,
et ajouta courtement les mêmes choses qu'il venoit
de dire à M. le duc de Chartres, le tout d'un air
imposant, mais comme hors de doute que Madame
pût n'en pas être ravie, quoique plus que certain du
contraire. Madame, qui avoit compté sur le refus
dont M. son fils lui avoit donné parole, qu'il lui
avoit même tenue autant qu'il avoit pu par sa
réponse si embarrassée et si conditionnelle, se trouva
prise et muette. Elle lança deux regards furieux à
Monsieur et à M. de Chartres, dit que, puisqu'ils
le vouloient bien, elle n' avoit rien à y dire, fit une
courte révérence et s'en alla chez elle. M. son fils
l'y suivit incontinent, auquel, sans donner le mo-
ment de lui dire comment la chose s'étoit passée,
elle chanta pouille avec un torrent de larmes, et le
chassa de chez elle.
Un peu après, Monsieur, sortant de chez le roi,
entra chez elle, et excepté qu'elle ne l'en chassa pas
comme son fils, elle ne le ménagea pas davantage ;
tellement qu'il sortit de chez elle très-confus, sans
LA COUR DE LOUIS XIV 43
avoir eu loisir de lui dire un seul mot. Toute cette
scène étoit finie sur les quatre heures de l'après-
dînée, et le soir il y avoit appartement, ce qui arrivoit
l'hiver trois fois la semaine, les trois autres jours
comédie, et le dimanche rien.
Ce qu'on appeloit appartement étoit le concours
de toute la cour, depuis sept heures du soir jusqu'à
dix que le roi se mettoit à table, dans le grand
appartement, depuis "un des salons du bout de la
grande galerie jusque vers la tribune de la chapelle.
D'abord, il y avoit une musique ; puis des tables
par toutes les pièces toutes prêtes pour toutes sortes
de jeux ; un lansquenet où Monseigneur et Monsieur
jouoient toujours ; un billard : en un mot, liberté
entière de faire des parties avec qui on vouloit, et
de demander des tables si elles se trouvoient toutes
remplies ; au delà du billard il y avoit une pièce
destinée aux rafraîchissements, et tout parfaitement
éclairé. Au commencement que cela fut établi, le
roi y alloit et y jouoit quelque temps, mais dès lors
il y avoit longtemps qu'il n'y alloit plus, mais il
vouloit qu'on y fût assidu, et chacun s'empressoit
à lui plaire. Lui cependant passoit les soirées chez
Mme de Maintenon à travailler avec différents mi-
nistres les uns après les autres.
Fort peu après la musique finie, le roi envoya
chercher à l'appartement Monseigneur et Monsieur,
qui jouoient déjà au lansquenet ; Madame qui à
peine regardoit une partie d'hombre auprès de la-
quelle elle s'étoit mise ; M. de Chartres qui jouoit
fort tristement aux échecs ; et Mlle de Blois qui à
peine avoit commencé à paroître dans le monde,
qui ce soir-là étoit extraordinairement parée et qui
pourtant ne savoit et ne se doutoit même de rien,
si bien que, naturellement fort timide et craignant
horriblement le roi, elle se crut mandée pour essuyer
44 SAINT-SIMON :
quelque réprimande, et étoit si tremblante que Mme
de Maintenon la prit sur ses genoux où elle la tint
toujours la pouvant à peine rassurer. A ce bruit de
ces personnes royales mandées chez Mme de Main-
tenon et Mlle de Blois avec elle, le bruit du mariage
éclata à l'appartement, en même temps que le roi
le déclara dans ce particulier. Il ne dura que quelques
moments, et les mêmes personnes revinrent à l'ap-
partement où cette déclaration fut rendue publique.
J'arrivai dans ces premiers instants. Je trouvai le
monde par pelotons, et un grand étonnement régner
sur tous les visages. J'en appris bientôt la cause qui
ne me surprit pas, par la rencontre que j'avois
faite au commencement de l'après-dînée.
Madame se promenoit dans la galerie avec Château-
thiers, sa favorite et digne de l'être ; elle marchoit
à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans
contrainte, parlant assez haut, gesticulant et repré-
sentant bien Cérès après l'enlèvement de sa fille
Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant
à Jupiter. Chacun, par respect, lui laissoit le champ
libre et ne faisoit que passer pour entrer dans l'appar-
tement. Monseigneur et Monsieur s'étoient remis au
lansquenet. Le premier me parut tout à son ordinaire.
Jamais rien de si honteux que le visage de Monsieur,
ni de si déconcerté que toute sa personne, et ce
premier état lui dura plus d'un. mois. M. son fils
paroissoit désolé, et sa future dans un embarras et
une tristesse extrême. Quelque jeune qu'elle fût,
quelque prodigieux que fût ce mariage, elle en
voyoit et en sentoit toute la scène, et en appré-
hendoit toutes les suites. La consternation parut gé-
nérale, à un très-petit nombre de gens près. Pour
les Lorrains ils triomphoient. La sodomie et le
double adultère les avoient bien servis en les servant
bien eux-mêmes. Ils jouissoient de leurs succès,
LA COUR DE LOUIS XIV 45
comme ils en avoient toute honte bue ; ils avoient
raison de s'applaudir.
La politique rendit donc cet appartement languis-
sant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je
le trouvai court dans sa durée ordinaire ; il finit
par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre.
Le roi y parut tout comme à son ordinaire. M. de
Chartres étoit auprès de Madame qui ne le regarda
jamais, ni Monsieur. Elle avoit les yeux pleins de
larmes qui tomboient de temps en temps, et qu'elle
essuyoit de même, regardant tout le monde comme
si elle eût cherché à voir quelle mine chacun faisoit.
M. son fils avoit aussi les yeux bien rouges, et tous
deux ne mangèrent presque rien. Je remarquai que
le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui
étoient devant lui, et qu'elle les refusa tous d'un
air de brusquerie qui jusqu'au bout ne rebuta point
l'air d'attention et de politesse du roi pour elle.
Il fut encore fort remarqué qu'au sortir de table
et à la fin de ce cercle debout d'un moment dans
la chambre du roi, il fit à Madame une révérence
très-marquée et basse, pendant laquelle elle fit une
pirouette si juste, que le roi en se relevant ne trouva
plus que son dos, et [elle] avancée d'un pas vers la
porte.
Le lendemain toute la cour fut chez Monsieur,
chez Madame et chez M. le duc de Chartres, mais
sans dire une parole ; on se contentoit de faire la
révérence, et tout s'y passa en parfait silence. On
alla ensuite attendre à l'ordinaire la levée du conseil
dans la galerie et la messe du roi. Madame y vint.
M. son fils s'approcha d'elle comme il faisoit tous
les jours pour lui baiser la main. En ce moment
Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu'il fut
entendu de quelques pas, et qui, en présence de
toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince,
46 SAINT-SIMON :
et combla les infinis spectateurs, dont j'étois, d'un
prodigieux étonnement. Ce même jour l'immense
dot fut déclarée, et le jour suivant le roi alla rendre
visite à Monsieur et à Madame, qui se passa fort
tristement, et depuis on ne songea plus qu'aux
préparatifs de la noce.
IV. — DAQUIN CHASSÉ ET FAGON MIS
A SA PLACE
Je trouvai un changement à la cour qui la surprit
fort. Daquin, premier médecin du roi, créature de
Mme de Montespan, n'avoit rien perdu de son crédit
par l'éloignement final de la maîtresse, mais il n'avoit
jamais pu prendre avec Mme de Maintenon, à qui
tout ce qui sentoit cet autre côté fut toujours plus
que suspect. Daquin étoit grand courtisan, mais
rêtre, avare, avide, et qui vouloit établir sa famille
en toute façon. Son frère, médecin ordinaire, étoit
moins que rien ; et le fils du premier médecin, qu'il
poussoit par le conseil et les intendances, valoit
encore moins. Le roi peu à peu se lassoit de ses
demandes et de ses importunités. Lorsque M. de
Saint-Georges passa de Tours à Lyon, par la mort
du frère du premier maréchal de ViÛeroy, com-
mandant et lieutenant de roi de cette province et
proprement le dernier seigneur de nos jours, Daquin
avoit un fils abbé, de très-bonnes mœurs, de beau-
coup d'esprit et de savoir, pour lequel il osa de-
mander Tours de plein saut, et en presser le roi
avec la dernière véhémence. Ce fut l'écueil où il se
brisa ; Mme de Maintenon profita du dégoût où elle
vit le roi d'un homme qui demandoit sans cesse,
LA COUR DE LOUIS XIV 47
et qui avoit l'effronterie de vouloir faire son fils tout
d'un coup archevêque al despetto de tous les abbés
de la première qualité, et de tous les évêques du
royaume ; et Tours en effet fut donné à l'abbé
d'Hervault, qui avoit été longtemps auditeur d^
rote avec réputation, et qui y avoit bien fait. C'é-
tait un homme de condition, bien allié, et qui dans
cet archevêché a grandement soutenu tout le bien
qu'il y promettoit.
Mme de Main tenon, qui vouloit tenir le roi par
toutes les avenues, et qui considéroit celle d'un
premier médecin habile et homme d'esprit comme
une des plus importantes, à mesure que le roi vien-
drait à vieillir et sa santé à s'affoiblir, sapoit depuis
longtemps Daquin, et saisit ce moment de la prise
si forte qu'il donna sur lui et de la colère du roi ;
elle le résolut à le chasser, et en même temps à
prendre Fagon en sa place. Ce fut un mardi, jour
de la Toussaint, qui étoit le jour du travail chez
elle de Pontchartrain, qui outre la marine avoit
Paris, la cour et la maison du roi en son départe-
ment. Il eut donc ordre d'aller le lendemain avant
sept heures du matin chez Daquin, lui dire de se
retirer sur-le-champ à Paris ; que le roi lui donnoit
six mille livres de pension, et à son frère, médecin
ordinaire, trois mille livres pour se retirer aussi,
et défense au premier médecin de voir le roi et de
lui écrire. Jamais le roi n'avoit tant parlé à Daquin
que la veille à son souper et à son coucher, et
n'avoit paru le mieux traiter. Ce fut donc pour lui
un coup de foudre qui l'écrasa sans ressource. La
cour fut fort étonnée et ne tarda pas à s'apercevoir
d'où cette foudre partoit, quand on vit, le jour des
Morts, Fagon déclaré premier médecin par le roi
même qui le lui dit à son lever, et qui apprit par
là la chute de Daquin à tout le monde qui l'igno-
48 SAINT-SIMON :
roit encore, et qu'il n'y avoit pas deux heures que
Daquin lui-même l' avoit apprise. Il n'étoit point
malfaisant, et ne laissa pas à cause de cela d'être
plaint et d'être même visité dans le court intervalle
qu'il mit à s'en aller à Paris.
Fagon étoit un des beaux et des bons esprits de
l'Europe, curieux de tout ce qui avoit trait à son
métier, grand botaniste, bon chimiste, habile con-
noisseur en chirurgie, excellent médecin et grand
praticien. Il savoit d'ailleurs beaucoup ; point de
meilleur physicien que lui ; il entendoit même bien
les différentes parties des mathématiques. Très-
désintéressé, ami ardent, mais ennemi qui ne par-
donnoit point, il aimoit la vertu, l'honneur, la
valeur, la science, l'application, le mérite, et
chercha toujours à l'appuyer sans autre cause ni
liaison, et à tomber aussi rudement sur tout ce qui
s'y opposoit, que si on lui eût été personnellement
contraire. Dangereux aussi parce qu'il se prévenoit
très-aisément en toutes choses, quoique fort éclairé,
et qu'une fois prévenu, il ne revenoit presque jamais ;
mais s'il lui arrivoit de revenir, c' étoit de la meil-
leure foi du monde, et faisoit tout pour réparer le
mal que sa prévention avoit causé. Il étoit l'ennemi
le plus implacable de ce qu'il appeloit charlatans,
c'est-à-dire des gens qui prétendoient avoir des
secrets et donner des remèdes, et sa prévention
l'emporta beaucoup trop loin de ce côté-là. Il aimoit
sa faculté de Montpellier, et en tout la médecine,
jusqu'au culte. A son avis il n'étoit permis de
guérir que par la voie commune des médecins reçus
dans les facultés dont les lou et l'ordre lui étoient
sacrés ; avec cela délié courtisan, et connoissant
parfaitement le roi, Mme de Maintenon, la cour et
le monde. Il avoit été le médecin des enfants du roi,
depuis que Mme de Maintenon en avoit été gouver-
LA COUR DE LOUIS XIV 49
nante ; c'est là que leur liaison s'étoit formée. De
cet emploi il passa aux enfants de France, et ce
fut d'où il fut tiré pour être premier médecin. Sa
faveur et sa considération, qui devinrent extrêmes,
ne le sortirent jamais de son état ni de ses mœurs,
toujours respectueux et toujours à sa place.
V. — SUICIDE DE LA VAUGUYON
Un autre événement surprit moins qu'il ne fit
admirer les fortunes. Le dimanche 29 novembre,
le roi sortant du salon apprit, par le baron de Beau-
vais, que La Vauguyon s'étoit tué le matin de
deux coups de pistolet dans son lit, qu'il se donna
dans la gorge, après s'être défait de ses gens sous
prétexte de les envoyer à la messe. Il faut dire un
mot de ces deux hommes : La Vauguyon étoit un des
plus petits et des plus pauvres gentilshommes de
France. Son nom étoit Bétoulat, et il porta le nom
de Fromenteau. C'étoit un homme parfaitement bien
fait, mais plus que brun et d'une figure espagnole.
Il avoit de la grâce, une voix charmante, qu'il sa-
voit très- bien accompagner du luth et de la guitare,
avec cela le langage des femmes, de l'esprit et in-
sinuant.
Avec ces talents et d'autres plus cachés, mais
utiles à la galanterie, il se fourra chez Mme de
Beauvais, première femme de chambre de la reine
mère et dans sa plus intime confidence, et à qui
tout le monde faisoit d'autant plus la cour qu'elle
ne s'étoit pas mise moins bien avec le roi, dont elle
passoit pour avoir eu le pucelage. Je l'ai encore vue
vieille, chassieuse et borgnesse, à la toilette de
50 SAINT-SIMON :
Mme la dauphine de Bavière où toute la cour lut
faisoit merveilles, parce que de temps en temps elle
venoit à Versailles, où elle causoit toujours avec
le roi en particulier, qui avoit conservé beaucoup
de considération pour elle. Son fils, qui s'étoit fait
appeler le baron de Beauvais, avoit la capitainerie
des plaines d'autour de Paris. Il avoit été élevé, au
subalterne près, avec le roi. Il avoit été de ses
ballets et de ses parties, et galant, hardi, bien fait,
soutenu par sa mère et par un goût personnel du
roi, il avoit tenu son coin, mêlé avec l'élite de la
cour, et depuis traité du roi toute sa vie avec une
distinction qui le faisoit craindre et rechercher. Il
étoit fin courtisan et gâté, mais ami à rompre des
glaces auprès du roi avec succès, et ennemi de
même ; d'ailleurs honnête homme et toutefois re-
spectueux avec les seigneurs. Je l'ai vu encore don-
ner les modes.
Fromenteau se fit entretenir par la Beauvais, et
elle le présentoit à tout ce qui venoit chez elle, qui
là et ailleurs, pour lui plaire, faisoit accueil au
godelureau. Peu à peu elle le fit entrer chez la reine
mère, puis chez le roi, et il devint courtisan par
cette protection. De là il s'insinua chez les ministres.
Il montra de la valeur volontaire à la guerre, et
enfin il fut employé auprès de quelques princes
d'Allemagne. Peu à peu il s'éleva jusqu'au caractère
d'ambassadeur en Danemark, et il alla après am-
bassadeur en Espagne. Partout on en fut content,
et le roi lui donna une des trois places de conseiller
d'État d'épée, et, au scandale de sa cour, le fit
chevalier de l'ordre en 1688. Vingt ans auparavant
il avoit épousé la fille de Saint-Mégrin dont j'ai
parlé ci-devant à propos du voyage qu'il fit à Blaye
de la part de la cour, pendant les guerres de Bor-
deaux, auprès de mon père ; ainsi je n'ai pas besoin
LA COUR DE LOUIS XIV 51
de répéter qui elle étoit, sinon qu'elle étoit veuve
avec un fils de M. du Broutay, du nom de Quelen,
et que cette femme étoit la laideur même. Par ce
mariage, Fromenteau s' étoit seigneurifié et avoit
pris le nom de comte de La Vauguyon. Tant que les
ambassades durèrent et que le fils de sa femme fut
jeune, il eut de quoi vivre ; mais quand la mère se
vit obligée de compter avec son fils, ils se trouvèrent
réduits fort à l'étroit. La Vauguyon, comblé d'hon-
neurs bien au delà de ses espérances, représenta
souvent au roi le misérable état de ses affaires, et
n'en tiroit que de rares et très-médiocres gratifica-
tions.
La pauvreté peu à peu lui tourna la tête, mais
on fut très-longtemps sans s'en apercevoir. Une des
premières marques qu'il en donna, fut chez Mme
Pelot, veuve du premier président du parlement
de Rouen, qui avoit tous les soirs un souper et un
jeu uniquement pour ses amis en petit nombre. Elle
ne voyoit que fort bonne compagnie, et La Vau-
guyon y étoit presque tous les soirs. Jouant au bre-
lan, elle lui fit un renvi qu'il ne tint pas. Elle l'en
plaisanta, et lui dit qu'elle étoit bien aise de voir
qu'il étoit un poltron. La Vauguyon ne répondit
mot, mais, le jeu fini, il laissa sortir la compagnie
et quand il se vit seul avec Mme Pelot, il ferma la
porte au verrou, enfonça son chapeau dans sa tête,
l'accula contre sa cheminée, et lui mettant la tête
entre ses deux poings, lui dit qu'il ne savoit ce qui
le tenoit qu'il ne la lui mît en compote, pour lui
apprendre à l'appeler poltron. Voilà une femme
bien effrayée , qui , entre ses deux poings , lui
faisoit des révérences perpendiculaires et des com-
pliments tant qu'elle pouvoit, et l'autre toujours
en furie et en menaces. A la fin il la laissa plus
morte que vive et s'en alla» C étoit une très-bonne
52 SAINT-SIMON :
et très-honnête femme , qui défendit bien à ses gens
de la laisser seule avec La Vauguyon, mais qui eut
la générosité de lui en garder le secret jusqu'après
sa mort, et de le recevoir chez elle à l'ordinaire, où
il retourna comme si de rien n'eût été.
Longtemps après, rencontrant sur les deux heu-
res après midi M. de Courtenay, dans ce passage
obscur à Fontainebleau, qui, du salon d'en haut
devant la tribune, conduit à une terrasse le long
de la chapelle, lui fit mettre l'épée à la main, quoi
que l'autre lui pût dire sur le lieu où ils étoient et
sans avoir jamais eu occasion ni apparence de
démêlé. Au bruit des estocades, les passants dans
ce grand salon accoururent et les séparèrent, et appe-
lèrent des Suisses de la salle des gardes de l'ancien
appartement de la reine mère, où il y en avoit tou-
jours quelques-uns et qui donnoit dans le salon. La
Vauguyon, dès lors chevalier de l'ordre, se débar-
rassa d'eux et courut chez le roi, tourne la clef du
cabinet, force l'huissier, entre, et se jette aux pieds
du roi, en lui disant qu'il venoit lui apporter sa
tête. Le roi, qui sortoit de table, chez qui personne
n'entroit jamais que mandé, et qui n'aimoit pas les
surprises, lui demanda avec émotion à qui il en
avoit. La Vauguyon, toujours à genoux, lui dit
qu'il a tiré l'épée dans sa maison, insulté par M. de
Courtenay, et que son honneur a été plus fort que
son devoir. Le roi eut grand'peine à s'en débarrasser,
et dit qu'il verroit à éclaircir cette affaire, et un
moment après les envoya arrêter tous deux par des
exempts du grand prévôt, et mener dans leurs
chambres. Cependant on amena deux carrosses,
qu'on appeloit de la pompe, qui servoient à Bontems
et à divers usages pour le roi, qui étoient à lui,
mais sans armes et avoient leurs attelages. Les
exempts qui les avoient arrêtés les mirent chacun
LA COUR DE LOUIS XIV 53
dans un de ces carrosses et l'un d'eux avec chacun,
et les conduisirent à Paris à la Bastille, où ils de-
meurèrent sept ou huit mois, avec permission au
bout du premier mois d'y voir leurs amis, mais
traités tous deux en tout avec une égalité entière.
On peut croire le fracas d'une telle aventure : per-
sonne n'y comprenoit rien. Le prince de Courtenay
étoit un fort honnête homme, brave, mais doux,
et qui n'avoit de sa vie eu querelle avec personne.
Il pro test oit qu'il n'en avoit aucune avec La Vau-
guyon, et qu'il l'avoit attaqué et forcé de mettre
l'épée à la main, pour n'en être pas insulté; d'au-
tre part on ne se doutoit point encore de l'égare-
ment de La Vauguyon, il protestoit de même que
c'étoit l'autre qui l'avoit attaqué et insulté : on ne
savoit donc qui croire, ni que penser. Chacun avoit
ses amis, mais personne ne pût goûter l'égalité si
fort affectée en tous les traitements faits à l'un et
à l'autre. Enfin, faute de meilleur éclaircissement
et la faute suffisamment expiée, ils sortirent de
prison, et peu après reparurent à la cour.
Quelque temps après, une nouvelle escapade mit
les choses plus au net. Allant à Versailles, La Vau-
guyon rencontre un palefrenier de la livrée de M. le
Prince, menant un cheval de main tout sellé, allant
vers Sèvres et vers Paris. Il arrête, l'appelle, met
pied à terre et demande à qui est le cheval. Le pale-
frenier répond qu'il est à M. le Prince. La Vauguyon
lui dit que M. le Prince ne trouvera pas mauvais
qu'il le monte, et saute au même temps dessus. Le
palefrenier bien étourdi ne sait que faire à un
homme à qui il voit un cordon bleu par-dessus son
habit et sortant de son équipage, et le suit. La
Vauguyon prend le petit galop jusqu'à la porte de
la Conférence, gagne le rempart et va mettre pied
à terre à la Bastille, donne pour boire au palefrenier
54 SAINT-SIMON :
et le congédie. Il monte chez le gouverneur à qui il
dit qu'il a eu le malheur de déplaire au roi et qu'il
le prie de lui donner une chambre. Le gouverneur
bien surpris lui demande à son tour à voir l'ordre
du roi, et sur ce qu'il n'en a point, plus étonné
encore, résiste à toutes ses prières, et par capitula-
tion le garde chez lui en attendant réponse de
Pontchartrain, à qui il écrit par un exprès. Pont-
char train en rend compte au roi, qui ne sait ce que
cela veut dire, et l'ordre vient au gouverneur de ne
point recevoir La Vauguyon, duquel, malgré cela,
il eut encore toutes les peines du monde à se défaire.
Ce trait et cette aventure du cheval de M. le Prince
firent grand bruit et éclaircirent fort celle de M. de
Courtenay. Cependant, le roi fit dire à La Vauguyon
qu'il pouvoit reparoître à la cour, et il continua
d'y aller comme il faisoit auparavant, mais chacun
l'évit oit et on a voit grand' peur de lui, quoique le
roi par bonté affectât de le traiter bien.
On peut juger que ces dérangements publics n'é-
toient pas sans d'autres domestiques qui demeu-
roient cachés le plus qu'il étoit possible. Mais ils
devinrent si fâcheux à sa pauvre femme, bien plus
vieille que lui et fort retirée, qu'elle prit le parti de
quitter Paris et de s'en aller dans ses terres. Elle n'y
fut pas bien longtemps, et y mourut tout à la fin
d'octobre, à la fin de cette année. Ce fut le dernier
coup qui acheva de faire tourner la tête à son mari :
avec sa femme il perdoit toute sa subsistance ; nul
bien de soi et très-peu du roi. Il ne la survécut que
d'un mois. Il avoit soixante-quatre ans, près de vingt
ans moins qu'elle, et n'eut jamais d'enfants. On sut
que les deux dernières années de sa vie il portoit
des pistolets dans sa voiture et en menaçoit souvent
le cocher ou le postillon, en joue, allant et venant de
Versailles. Ce qui est certain c'est que, sans le baron
LA COUR DE LOUIS XIV 55
de Beauvais qui l'assistoit de sa bourse et prenoit fort
soin de lui, il se seroit souvent trouvé aux dernières
extrémités, surtout depuis le départ de sa femme.
Beauvais en parloit souvent au roi, et il est inconce-
vable qu'ayant élevé cet homme au point qu'il avoit
fait et lui ayant toujours témoigné une bonté parti-
culière, il l'ait persévéramment laissé mourir de faim
et devenir fou de misère.
VI. — PROJETS DE MARIAGE
DE SAINT-SIMON
Ma mère, qui avoit eu beaucoup d'inquiétude de
moi pendant toute la campagne, désiroit fort que
je n'en fisse pas une seconde sans être marié. Il fut
donc fort question de cette grande affaire entre elle
et moi. Quoique fort jeune, je n'y avois pas de ré-
pugnance, mais je voulois me marier à mon gré.
Avec un établissement considérable, je me sentois
fort esseulé dans un pays où le crédit et la considé-
ration faisoient plus que tout le reste. Fils d'un
favori de Louis XIII, et d'une mère qui n'avoit
vécu que pour lui, qu'il avoit épousée n'étant plus
jeune elle-même, sans oncle ni tante, ni cousins
germains, ni parents proches, ni amis utiles de mon
père et de ma mère, si hors de tout par leur âge,
je me trou vois extrêmement seul. Les millions ne
pouvoient me tenter d'une mésalliance, ni la mode,
ni mes besoins me résoudre à m'y ployer.
Le duc de Beauvilliers s'étoit toujours souvenu que
mon père et le sien avoient été amis, et que lui-même
avoit vécu sur ce pied-là avec mon père, autant que
la différence d'âge, de lieu et de vie l 'avoit pu per-
56 SAINT-SIMON :
mettre ; et il m'avoit toujours montré tant d'atten-
tion chez les princes dont il étoit gouverneur, et à
qui je faisois ma cour, que ce fut à lui à qui je
m'adressai, à la mort de mon père et depuis, pour
l'agrément du régiment, comme je l'ai marqué. Sa
vertu, sa douceur, sa politesse, tout m'avoit épris
de lui. Sa faveur alors étoit au plus haut point. Il
étoit ministre d'État depuis la mort de M. de Louvois,
il avoit succédé fort jeune au maréchal de Villeroy
dans la place de chef du conseil des finances, et il
avoit eu de son père la charge de premier gentilhomme
de la chambre; la réputation de la duchesse de Beau-
villiers me touchoit encore, et l'union intime dans
laquelle ils avoient toujours vécu. L'embarras étoit
le bien : j'en avois grand besoin pour nettoyer le
mien, qui étoit fort en désordre, et M. de Beau-
villiers avoit deux fils et huit filles. Malgré tout cela,
mon goût l'emporta, et ma mère l'approuva.
Le parti pris, je crus qu'aller droit à mon but,
sans détours et sans tiers, auroit plus de grâce ; ma
mère me remit un état bien vrai et bien exact de
mon bien et de mes dettes, des charges et des procès
que j 'avois. Je le portai à Versailles, et je fis de-
mander à M. de Beauvilliers un temps où je pusse
lui parler secrètement, à loisir et tout à mon aise.
Louville fut celui qui le lui demanda. C'étoit un
gentilhomme de bon lieu, dont la mère rétoit aussi,
la famille de laquelle avoit toujours été fort attachée
à mon père et qu'il avoit fort protégée dans sa faveur,
et longtemps depuis par M. de Seignelay. Louville,
élevé dans ce même attachement, avoit été pris, de
capitaine au régiment du roi infanterie, pour être
gentilhomme de la manche de M. le duc d'Anjou,
par M. de Beauvilliers, à la recommandation de
mon père, et M. de Beauvilliers, qui l'avoit fort goûté
depuis, ne l'avoit connu, quoique son parent, que
LA COUR DE LOUIS XIV 57
par mon père. Louville étoit d'ailleurs homme d'infi-
niment d'esprit, et qui, avec une imagination qui le
rendoit toujours neuf et de la plus excellente com-
pagnie, avoit toute la lumière et le sens des grandes
affaires et des plus solides et des meilleurs conseils.
J'eus donc mon rendez- vous, à huit heures du soir,
dans le cabinet de Mme de Beauvilliers, où le duc
me vint trouver seul et sans elle. Là, je lui fis mon
compliment, et sur ce qui m'amenoit, et sur ce que
j'avois mieux aimé m'adresser directement à lui,
que de lui faire parler comme on fait d'ordinaire dans
ces sortes d'affaires ; et, qu'après lui avoir témoigné
tout mon désir, je lui apportois un état le plus vrai,
le plus exact de mon bien et de mes affaires, sur
lequel je le suppliois de voir ce qu'il y pourroit ajouter
pour rendre sa fille heureuse avec moi ; que c'étoient
là toutes les conditions que je voulois faire, sans
vouloir ouïr parler d'aucune sorte de discussion sur
pas une autre, ni sur le plus ou le moins ; et que
toute la grâce que je lui demandois étoit de m'accorder
sa fille et de faire faire le contrat de mariage tout
comme il lui plairoit ; que ma mère et moi signerions
sans aucun examen.
Le duc eut sans cesse les yeux collés sur moi pen-
dant que je lui parlai. Il me répondit en homme
pénétré de reconnoissance, et de mon désir, et de
ma franchise, et de ma confiance. Il m'expliqua
l'état de sa famille, après m'avoir demandé un peu
de temps pour en parler à Mme de Beauvilliers, et
voir ensemble ce qu'ils pourroient faire. Il me dit
donc que, de ses huit filles, l'aînée étoit entre
quatorze et quinze ans ; la seconde très-contrefaite
et nullement mariable ; la troisième entre douze et
treize ans ; toutes les autres, des enfants qu'il avoit
à Montargis, aux Bénédictines, dont il avoit pré-
féré la vertu et la piété qu'il y connoissoit, à des
58 SAINT-SIMON :
couvents plus voisins où il auroit eu le plaisir de les
voir plus souvent. Il ajouta que son aînée vouloit
être religieuse ; que la dernière fois qu'il l'avoit été
voir de Fontainebleau, il l'y avoit trouvée plus
déterminée que jamais j que, pour le bien, il en
avoit peu ; qu'il ne savoit s'il me conviendrait, mais
qu'il me protestoit qu'il n'y avoit point d'efforts
qu'il ne fît pour moi de ce côté-là. Je lui répondis
qu'il voyoit bien, à la proposition que je lui faisois,
que ce n'étoit pas le bien qui m'amenoit à lui, ni
même sa fille que je n'a vois jamais vue, que c' et oit
lui qui m'a voit charmé et que je voulois épouser avec
Mme de Beauvilliers. « Mais, me dit-il, si elle veut
absolument être religieuse ? — Alors, répliquai-je,
je vous demande la troisième. » A cette proposition,
il me fit deux objections : son âge et la justice de lui
égaler l'aînée pour le bien, si le mariage de la
troisième fait, cette aînée changeoit d'avis et ne
vouloit plus être religieuse, et l'embarras où cela le
jetteroit. A la première, je répondis par l'exemple
domestique de sa belle-sœur, plus jeune encore lors-
qu'elle avoit épousé le feu duc de Mortemart ; à
l'autre, qu'il me donnât la troisième, sur le pied
que l'aînée se marierait? quitte à me donner le
reste de ce qu'il auroit destiné d'abord, le jour que
l'aînée feroit profession, et que si elle changeoit
d'avis, je me con tenterais d'un mariage de cadette,
et serais ravi que l'aînée trouvât encore mieux que.
moi.
Alors, le duc levant les yeux au ciel, et presque
hors de lui, me protesta qu'il n' avoit jamais été
combattu de la sorte ; qu'il lui falloit ramasser toutes
ses forces pour ne me la pas donner à l'instant. Il
s'étendit sur mon procédé avec lui, et me conjura,
que la chose réussît ou non, de le regarder désormais
comme mon père, qu'il m'en servirait en tout, et
LA COUR DE LOUIS XIV 59
que l'obligation que j'acquérois sur lui étoit telle
qu'il ne pouvoit moins m'offrir et me tenir que
tout ce qui étoit en lui de services et de conseils. Il
m'embrassa en effet comme son fils, et nous nous
séparâmes de la sorte pour nous revoir à l'heure
qu'il me diroit le lendemain au lever du roi. Il
m'y dit à l'oreille, en passant, de me trouver ce
même jour, à trois heures après midi, dans le
cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, qui de voit
être alors au jeu de paume et son appartement
désert. Mais il se trouve toujours des fâcheux. J'en
trouvai deux, en chemin du rendez- vous, qui, éton-
nés de l'heure où ils me trou voient dans ce chemin
où ils ne me voyoient aucun but, m'importunèrent
de leurs questions : je m'en débarrassai comme je
pus, et j'arrivai enfin au cabinet du jeune prince,
où je trouvai son gouverneur qui a voit mis un valet
de chambre de confiance à la porte pour n'y laisser
entrer que moi. Nous nous assîmes vis-à-vis l'un de
l'autre, la table d'étude entre nous deux. Là, j'eus
la réponse la plus tendre, mais négative, fondée sur
la vocation de sa fille, sur son peu de bien pour
l'égaler à la troisième, si, le mariage fait, elle se
ravisoit ; sur ce qu'il n'étoit point payé de ses états,
et sur le désagrément que ce lui seroit d'être le premier
des ministres qui n'eût pas le présent que le roi avoit
toujours fait lors du mariage de leurs filles, et que
l'état présent des affaires l'empêchoit d'espérer.
Tout ce qui se peut de douleur, de regret, d'estime,
de préférence, de tendre, me fut dit ; je répondis
de même, et nous nous séparâmes, en nous em-
brassant, sans pouvoir plus nous parler. Nous
étions convenus d'un secret entier qui nous faisoit
cacher nos conversations et les dépayser, de sorte
que, ce jour-là, j'avois compté à M. de Beauvilliers,
avant d'entrer en matière, les deux rencontres que
6o SAINT-SIMON :
j'avois faites ; et sur ce qu'il me recommanda de
plus en plus le secret, je donnai le change à Lou ville
de ce second entretien, quoiqu'il sût le premier, et
qu'il fût un des deux hommes que j'avois rencontrés.
Le lendemain matin, au lever du roi, M. de Beau-
villiers me dit à l'oreille qu'il a voit fait réflexion que
Louville étoit homme très-sûr et notre ami intime
à tous deux, et que, si je voulois lui confier notre
secret, il nous deviendroit un canal très-commode
et très-caché. Cette proposition me rendit la joie
par l'espérance, après avoir compté tout rompu. Je
vis Louville dans la journée ; je l'instruisis bien, et
le priai de n'oublier rien pour servir utilement la
passion que j'avois de ce mariage.
Il me procura une entrevue pour le lendemain dans
ce petit salon du bout de la galerie qui touche à
l'appartement de la reine et où personne ne passoit,
parce que cet appartement étoit fermé depuis la mort
de Mme la Dauphine. J'y trouvai M. de Beauvilliers
à qui je dis, d'un air allumé de crainte et d'espé-
rance, que la conversation de la veille m'avoit telle-
ment affligé, que je l'avois abrégée dans le besoin
que je me sentois d'aller passer les premiers élans de
ma douleur dans la solitude, et il étoit vrai ; mais
que, puisqu'il me permettoit de traiter encore cette
matière, je n'y voyois que deux principales diffi-
cultés, le bien et la vocation ; que pour le bien, je
lui demandois en grâce de prendre cet état du mien
que je lui apportois encore, et de régler dessus tout
ce qu'il voudroit. A l'égard du couvent, je me mis
à lui faire une peinture vive de ce que l'on ne prend
que trop souvent pour vocation, et qui n'est rien
moins et très-souvent que préparation aux plus
cuisants regrets d'avoir renoncé à ce qu'on ignore
et qu'on se peint délicieux, pour se confiner dans
une prison de corps et d'esprit qui désespère * à
LA COUR DE LOUIS XIV 61
quoi j'ajoutai celle du bien et des exemples de vertu
que sa fille trouveroit dans sa maison.
Le duc me parut profondément touché du motif
de mon éloquence. Il me dit qu'il en étoit pénétré
jusqu'au fond de l'âme, qu'il me répétoit, et de tout
son cœur, ce qu'il m'avoit déjà dit, qu'entre M. le
comte de Toulouse et moi, s'il lui demandoit sa
fille, il ne balanceroit pas à me préférer, et qu'il
ne se consoleroit de sa vie de me perdre pour son
gendre. Il prit l'état de mon bien pour examiner
avec Mme de Beauvilliers tout ce qu'ils pourraient
faire tant sur le bien que sur le couvent : « Mais si
c'est sa vocation, ajouta-t-il, que voulez- vous que
j'y fasse ? Il faut en tout suivre aveuglément la vo-
lonté de Dieu et sa loi, et il sera le protecteur de
ma famille. Lui plaire et le servir fidèlement est la
seule chose désirable et doit être l'unique fin de nos
actions. » Après quelques autres discours nous nous
séparâmes.
Ces paroles si pieuses, si détachées, si grandes,
dans un homme si grandement occupé, augmen-
tèrent mon respect et mon admiration, et en même
temps mon désir, s'il étoit possible. Je contai tout
cela à Louville, et le soir j'allai à la musique à l'ap-
partement, où je me plaçai en sorte que j'y pus
toujours voir M. de Beauvilliers qui étoit derrière
les princes. Au sortir de là je ne pus me contenir de
lui dire à l'oreille que je ne me sentois point capable
de vivre heureux avec une autre qu'avec sa fille,
et sans attendre de réponse je m'écoulai. Louville
avoit jugé à propos que je visse Mme de Beauvilliers,
à cause de la confiance entière de M. de Beauvilliers
en elle, et me dit de me trouver le lendemain chez
elle, porte fermée, à huit heures du soir. J'y trouvai
Louville avec elle ; là, après les remercîments, elle
me dit sur le bien et sur le couvent à peu près les
62 SAINT-SIMON :
mêmes raisons, mais je crus apercevoir fort claire-
ment que le bien étoit un obstacle aisé à ajuster,
et qui n'arrêteroit pas ; mais que la pierre d'achoppe-
ment étoit la vocation. J'y répondis donc comme
j'avois fait là-dessus à M. de Beauvilliers. J'ajoutai
qu'elle se trouvoit entre deux vocations ; qu'il n'étoit
plus question que d'examiner laquelle des deux étoit
la plus raisonnable, la plus ferme, la plus dangereuse
à ne pas suivre : l'une, d'être religieuse, l'autre,
d'épouser sa fille ; que la sienne étoit sans connois-
sance de cause, la mienne, après avoir parcouru
toutes les filles de qualité ; que la sienne étoit sujette
au changement , la mienne stable et fixée ; qu'en
forçant la sienne on ne gâtoit rien, puisqu'on la met-
toit dans l'état naturel et ordinaire, et dans le sein
d'une famille. où elle trouveroit autant ou plus de
vertu et de piété qu'à Montargis ; que forcer la mienne
m'exposoit à vivre malheureux et mal avec la femme
que j'épouserois et avec sa famille.
La duchesse fut surprise de la force de mon rai-
sonnement et de la prodigieuse ardeur de son al-
liance qui me le faisoit faire. Elle me dit que si
j'avois vu les lettres de sa fille à M. l'abbé de Fénelon,
je serois convaincu de la vérité de sa vocation ;
qu'elle avoit fait ce qu'elle avoit pu pour porter sa
fille à venir passer sept ou huit mois auprès d'elle
pour lui faire voir la cour et le monde sans avoir pu
y réussir à moins d'une violence extrême ; qu'au
fond elle répondrait à Dieu de la vocation de sa fille
dont elle étoit chargée , et non de la mienne ; que
j'étois un si bon casuiste, que je ne laissois pas de
l'embarrasser ; qu'elle verroit encore avec M. de
Beauvilliers, parce qu'elle seroit inconsolable de
me perdre, et me répéta les mêmes choses tendres
et flatteuses que son mari m'avoit dites, et avec la
même effusion de cœur. La duchesse de Sully qui
LA COUR DE LOUIS XIV 63
entra, je ne sais comment, quoique la porte fût dé-
fendue, nous interrompit là, et je m'en allai fort
triste, parce que je sentis bien que des personnes si
pieuses et si désintéressées ne se mettroient jamais
au-dessus de la vocation de leur fille.
Deux jours après, au lever du roi, M. de Beau-
villiers me dit de le suivre de loin jusque dans un
passage obscur, entre la tribune et la galerie de
l'aile neuve au bout de laquelle il logeoit , et ce
passage étoit destiné à un grand salon pour la
chapelle neuve que le roi vouloit bâtir. Là, M. de
Beauvilliers me rendit l'état de mon bien, et me
dit qu'il y avoit vu que j'étois grand seigneur en
bien comme dans le reste, mais qu'aussi je ne
pouvois différer à me marier ; me renouvela ses re-
grets et me conjura de croire que Dieu seul qui
vouloit sa fille pour son épouse avoit la préférence
sur moi, et l'auroit sur le Dauphin même, s'il étoit
possible qu'il la voulût épouser ; que si, dans les
suites, sa fille venoit à changer et que je fusse
libre, j'aurois la préférence sur quiconque, et lui
se trouveroit au comble de ses désirs ; que, sans
l'embarras de ses affaires, il me prêteroit ou me
feroit prêter, sous sa caution, les quatre- vingt
mille livres qui faisoient celui des miennes ; qu'il
étoit réduit à me conseiller de chercher à me marier,
et à s'offrir d'en porter les paroles, et de faire son
affaire propre désormais de toutes les miennes. Je
m'affligeai, en lui répondant, que la nécessité de
mes affaires ne me permît pas d'attendre à me
marier jusqu'à sa dernière fille, qui toutes peut-être
ne seroient pas religieuses : c'étoit en effet ma
disposition. La fin de l'entretien ne fut que pro-
testations les plus tendres d'un intérêt et d'une
amitié intime et éternelle, et de me servir en tout
et pour tout de son conseil et de son crédit en
64 SAINT-SIMON :
petites et en grandes choses, et de nous regarder
désormais pour toujours l'un et l'autre comme un
beau-père et un gendre dans la plus indissoluble
union. Il s'ouvrit après à Louville, et dans son
amertume il lui dit qu'il ne se consoloit que dans
l'espérance que ses enfants et les miens se pourroient
marier quelque jour, et il me fit prier d'aller passer
quelques jours à Paris pour lui laisser chercher
quelque trêve à sa douleur par mon absence. Nous
en avions tous deux besoin.
Je me suis peut-être trop étendu en détails sur
cette affaire, mais j'ai jugé à propos de le faire pour
donner par là la clef de cette union et de cette con-
fiance si intime, si entière, si continuelle et en toutes
affaires si importantes de M. de Beauvilliers en moi
et de ma liberté avec lui en toutes choses qui sans
cela seroit tout à fait incompréhensible dans cette
extrême différence d'âge, et du caractère secret,
isolé, particulier et si mesuré ou plutôt resserré du
duc de Beauvilliers et de cet attachement que j'ai eu
toujours pour lui sans réserve ni comparaison.
VII. —TRACASSERIES DE MONSIEUR
ET DES PRINCESSES
Il étoit arrivé pendant la campagne quelques aven-
tures aux princesses. C étoit le nom distinctif par
lequel on entendoit seulement les trois filles du roi.
Monsieur avoit voulu avec raison que la duchesse de
Chartres appelât toujours les deux autres ma sœur ;
et que celles-ci ne l'appelassent jamais que Madame.
Cela étoit juste, et le roi le leur avoit ordonné, dont
elles furent fort piquées. La princesse de Conti pour-
LA COUR DE LOUIS XIV 65
tant s'y soumit de bonne grâce ; mais Mme la
Duchesse, comme sœur d'un même amour, se mit
à appeler Mme de Chartres mignonne ; or rien n'é-
toit moins mignon que son visage, que sa taille,
que toute sa personne. Elle n'osa le trouver mauvais ;
mais quand, à la fin, Monsieur le sut, il en sentit
le ridicule, et l'échappatoire de l'appeler Madame,
et il éclata. Le roi défendit très-sévèrement à Mme
la Duchesse cette familiarité, qui en fut encore
plus piquée, mais elle fit en sorte qu'il n'y parût
pas.
A un voyage de Trianon , ces princesses qui y
couchoient, et qui étoient jeunes, se mirent à se
promener ensemble les nuits, et à se divertir la nuit
à quelques pétarades. Soit malice des deux aînées,
soit imprudence, elles en tirèrent une nuit sous les
fenêtres de Monsieur qui l'éveillèrent, et qui le
trouva fort mauvais ; il en porta ses plaintes au roi
qui lui fit force excuses, gronda fort les princesses,
et eut grand'peine à l'apaiser. Sa colère fut surtout
domestique : Mme la duchesse de Chartres s'en
sentit longtemps, et je ne sais si les deux autres
en furent fort fâchées. On accusa même Mme la
Duchesse de quelques chansons sur Mme de Char-
tres. Enfin tout fut replâtré, et Monsieur pardonna
tout à fait à Mme de Chartres par une visite qu'il
reçut à Saint-Cloud de Mme de Montespan qu'il
avoit toujours fort aimée, qui raccommoda aussi
ses deux filles, et qui avoit conservé de l'autorité
sur elles, et en recevoit de grands devoirs.
Mme la princesse de Conti eut une autre aventure
qui fit grand bruit et qui eut de grandes suites. La
comtesse de Bury avoit été mise auprès d'elle pour être
sa dame d'honneur à son mariage. C'étoit une femme
d'une grande vertu, d'une grande douceur et d'une
grande politesse, avec de l'esprit et de la conduite ;
3
66 SAINT-SIMON :
elle étoit d'Aiguebonne et veuve sans enfants, en
1666, d'un cadet de Rostaing, frère de la vieille
Lavardin, mère du chevalier de Tordre, ambassa-
deur à Rome. Mme de Bury avoit fait venir de
Dauphiné Mlle Choin, sa nièce, qu'elle avoit mise
fille d'honneur de Mme la princesse de Conti. C'é-
toit une grosse fille écrasée, brune, laide, camarde,
avec de l'esprit et un esprit d'intrigue et de manège.
Elle voyoit sans cesse Monseigneur qui ne bougeoit
de chez Mme la princesse de Conti. Elle l'amusa, et
sans qu'on s'en aperçût se mit intimement dans sa
confiance. Mme de Lislebonne et ses deux filles,
qui ne sortoient pas non plus de chez la princesse
de Conti, et qui et oient parvenues à l'intimité de
Monseigneur, s'aperçurent les premières de la
confiance entière que la Choin avoit acquise, et
devinrent ses meilleures amies. M. de Luxembourg
qui avoit le nez bon l'écuma. Le roi ne l'aimoit point
et ne se servoit de lui que par nécessité ; il le sentoit,
et s'étoit entièrement tourné vers Monseigneur. M.
le prince de Conti l'y avoit mis fort bien, et le duc
de Montmorency son fils. Outre l'amitié, ce prince
ménageoit fort ce maréchal pour en être instruit et
vanté, dans l'espérance d'arriver au commandement
des armées ; et la débauche avoit achevé de les unir
étroitement. La jalousie de M. de Vendôme, en tout
genre contre le prince de Conti, n'osant s'en pren-
dre ouvertement à lui, l'avoit brouillé avec M. de
Luxembourg, et fait choisir l'armée de Catinat, où
il n'avoit rien au-dessus de lui ; et M. du Maine,
par la jalousie des préférences, n'étoit pas mieux
avec le général. Tout cela l'attachoit de plus en plus
au prince de Conti, et le tournoit vers Monseigneur
avec plus d'application, et c'est ce qui fit que Mon-
seigneur avoit préféré la Flandre à l'Allemagne, où
le roi le vouloit envoyer, qui commençoit à sentir
LA COUR DE LOUIS XIV 67
quelque chose des intrigues de M. de Luxembourg
auprès de Monseigneur.
Ce prince avoit pris du goût pour Clermont, de la
branche de Chattes, enseigne des gens d'armes de
la garde. C'étoit un grand homme, parfaitement bien
fait, qui n'avoit rien que beaucoup d'honneur, de
valeur, avec un esprit assez propre à l'intrigue, et
qui s'attacha à M. de Luxembourg à titre de parenté.
Celui-ci se fit honneur de le ramasser, et bientôt il
le trouva propre à ses desseins : il s'étoit introduit
chez Mme la princesse de Conti ; il en avoit fait
l'amoureux ; elle la devint bientôt de lui ; avec ses
appuis il devint bientôt un favori de Monseigneur,
et déjà initié avec M. de Luxembourg, il entra dans
toutes les vues que M. le prince de Conti et lui
s'ét oient proposées, de se rendre les maîtres de
l'esprit de Monseigneur et de le gouverner, pour dis-
poser de l'État quand il en seroit devenu le maître.
Dans cet esprit ils avisèrent Clermont de s'attacher
à la Choin, d'en devenir l'amant, et de paroître
vouloir l'épouser. Ils lui confièrent ce qu'ils a voient
découvert de Monseigneur à son égard, et que ce
chemin étoit sûrement pour lui celui de la fortune.
Clermont, qui n'avoit rien, les crut bien aisément :
il fit son personnage, et ne trouva point la Choin
cruelle ; l'amour qu'il feignoit, mais qu'il lui avoit
donné, y mit la confiance ; elle ne se cacha plus à
lui de celle de Monseigneur, ni bientôt Monseigneur
ne lui fit plus mystère de son amitié pour la Choin ;
et bientôt après la princesse de Conti fut leur dupe.
Là-dessus on partit pour l'armée, où Clermont eut
toutes les distinctions que M. de Luxembourg lui
put donner.
Le roi, inquiet de ce qu'il entrevoyoit de cabales
auprès de son fils, les laissa tous partir, et n'oublia
pas d'user du secret de la poste ; les courriers lui
68 SAINT-SIMON:
en déroboient souvent le fruit, mais à la fin l'in-
discrétion de ne pas tout réserver aux courriers trahit
l'intrigue. Le roi eut de leurs lettres ; il y vit le
dessein de Clermont et de la Choin de s'épouser,
leur amour, leur projet de gouverner Monseigneur
et présentement et après lui ; combien M. de Luxem-
bourg étoit l'âme de toute cette affaire, et les mer-
veilles pour soi qu'il s'en proposoit. L'excès du
mépris de la Choin et de Clermont pour la princesse
de Conti, de qui Clermont lui sacrifia les lettres que
le roi eut par ce même paquet intercepté à la poste,
après beaucoup d'autres dont il faisoit rendre les
lettres après en avoir pris les extraits, et avec ce
paquet une lettre de Clermont accompagnant le
service, où la princesse de Conti étoit traitée sans
ménagement, où Monseigneur n' étoit marqué que
sous le nom de leur gros ami, et où tout le cœur
sembloit se répandre. Alors le roi crut en voir
assez, et une après-dînée de mauvais temps qu'il ne
sortit point, il manda à la princesse de Conti de lui
venir parler dans son cabinet. Il en avoit aussi des
lettres à Clermont et des lettres de Clermont à elle
où leur amour étoit fort exprimé, et dont la Choin
et lui se moquoient ensemble.
La princesse de Conti qui comme ses sœurs n'alloit
jamais chez le roi qu'entre son souper et son coucher,
hors des étiquettes de sermon ou des chasses, se
trouva bien étonnée du message. Elle s'en alla chez
le roi fort en peine de ce qu'il lui vouloit, car il
étoit redouté de son intime famille, plus s'il se peut
encore que de ses autres sujets. Sa dame d'honneur
demeura dans un premier cabinet, et le roi l'em-
mena plus loin ; là, d'un ton sévère, il lui dit qu'il
sa voit tout, et qu'il n'étoit pas question de lui
dissimuler sa foiblesse pour Clermont, et tout de
suite ajouta qu'il avoit leurs lettres, et les lui tira
LA COUR DE LOUIS XIV 69
de sa poche en lui disant : « Connoissez-vous cette
écriture ? » qui étoit la sienne, puis celle de Cler-
mont. A ce début la pauvre princesse se trouva mal,
la pitié en prit au roi qui la remit comme il put, et
qui lui donna les lettres sur lesquelles il la chapitra,
mais assez humainement ; après il lui dit que ce
n'étoit pas tout, et qu'il en avoit d'autres à lui
montrer par lesquelles elle verroit combien elle avoit
mal placé ses affections, et à quelle rivale elle étoit
sacrifiée. Ce nouveau coup de foudre, peut-être
plus accablant que le premier, renversa de nouveau
la princesse. Le roi la remit encore, mais ce fut pour
en tirer un cruel châtiment : il voulut qu'elle lût
en sa présence ses lettres sacrifiées et celles de Cler-
mont et de la Choin. Voilà où elle pensa mourir, et
elle se jeta aux pieds du roi baignée de ses larmes,
et ne pouvant presque articuler ; ce ne fut que
sanglots, pardons, désespoirs, rages, et à implorer
justiceet vengeance ; elle fut bientôt faite. La Choin
fut chassée le lendemain, et M. de Luxembourg eut
ordre en même temps d'envoyer Clermont dans la
place la plus voisine qui étoit Tournai, avec celui
de se défaire de sa charge, et de se retirer après
en Dauphiné pour ne pas sortir de la province. En
même temps le roi manda à Monseigneur ce qui
s'étoit passé entre lui et sa fille, et par là le mit
hors de mesure d'oser protéger les deux infortunés.
On peut juger de la part que le prince de Conti, mais
surtout M. de Luxembourg et son fils, prirent à
cette découverte, et combien la frayeur saisit les
deux derniers.
Cependant, comme l'amitié de Monseigneur pour
la Choin avoit été découverte par ces mêmes lettres,
la princesse de Conti n'osa ne pas garder quelques
mesures. Elle envoya Mlle Choin dans un de ses
carrosses à l'abbaye de Port-Royal à Paris, et lui
7o SAINT-SIMON :
donna une pension et des voitures pour emporter
ses meubles. La comtesse de Bury, qui ne s'étoit
doutée de rien sur sa nièce, fut inconsolable et voulut
se retirer bientôt après.
Mme de Lislebonne et ses filles se hâtèrent d'aller
voir la Choin, mais avec un extrême secret. C'étoit
le moyen sûr de tenir immédiatement à Monseigneur ;
mais elles ne vouloient pas se hasarder du côté du
roi ni de la princesse de Conti qu'elles avoient toutes
sortes de raisons de ménager avec la plus grande
délicatesse. Elles étoient princesses, mais le plus
souvent sans habits et sans pain à la lettre, par le
désordre de M. de Lislebonne. M. de Louvois leur
en avoit donné souvent. Mme la princesse de Conti
les avoit attirées à la cour, les y nourrissoit, leur
faisoit des présents continuels, leur y procuroit
toutes sortes d'agréments, et c'étoit à elle qu'elles
avoient l'obligation d'avoir été connues de Monsei-
gneur, puis admises dans sa familiarité, enfin dans
son amitié la plus déclarée et la plus distinguée.
Les chansons achevèrent de céléb^r cette étrange
aventure de la princesse et de sa confidente.
VIII. — MARIAGE DE SAINT-SIMON
Tout cet hiver ma mère n'étoit occupée qu'à me
trouver un bon mariage, bien fâchée de ne l'avoir
pu dès le précédent. J'étois fils unique et j'avois une
dignité et des établissements qui faisoient aussi
qu'on pensoit fort à moi. Il fut question de Mlle
d'Armagnac et de Mlle de La Trémoille, mais fort
en l'air, et de plusieurs autres. La duchesse de
Bracciano vivoit depuis longtemps à Paris, loin de
LA COUR DE LOUIS XIV 71
son mari et de Rome. Elle logeoit tout auprès de
nous ; elle étoit amie de ma mère qu'elle voyoit
souvent. Son esprit, ses grâces, ses manières,
m'avoient enchanté : elle me recevoit avec bonté,
et je ne bougeois de chez elle. Elle avoit auprès
d'elle Mlle de Cosnac sa parente , et Mlle de Royan ,
fille de sa sœur, et de la maison de La Trémoille
comme elle, toutes deux héritières et sans père ni
mère. Mme de Bracciano mouroit d'envie de me
donner Mlle de Royan. Elle me parloit souvent
d'établissements, elle en parloit aussi à ma mère
pour voir si on ne lui jetteroit point quelque propos
qu'elle pût ramasser : c'eût été un noble et riche
mariage, mais j'étois seul, et je voulois un beau-
père et une famille dont je pusse m'appuyer.
Phélypeaux, fils unique de Pontchàrtrain , avoit
la survivance de sa charge de secrétaire d'État. La
petite vérole l'avoit éborgné, mais la fortune l'avoit
aveuglé. Une héritière de la maison de La Trémoille
ne lui avoit point paru au-dessus de ce qu'il pouvoit
prétendre, il y tournoit autour du pot, et son père
ménageoit extrêmement la tante dans cette même
vue, qui, en habile femme, profitoit.de ces ménage-
ments en se moquant, à part elle, de leur cause.
Le père avoit toujours été ami du mien, et avoit
fort désiré que je le fusse de son fils qui en fit toutes
les avances ; et nous vivions dans une grande
liaison. Il ne craignoit guère que moi pour la pré-
férence de Mlle de Royan, et il essayoit à découvrir
mes pensées sur elle, en me parlant de divers partis.
Je ne me défiois point de sa curiosité, et moins
encore de ses vues, mais je me contentai de lui ré-
pondre vaguement.
Cependant mon mariage s'approchoit. Dès l'année
précédente, il avoit été question de la fille aînée
du maréchal de Lorges pour moi. Il s'étoit rompu
72 SAINT-SIMON
.'autre le
presque aussitôt que traité, et de part et d';
désir étoit grand de renouer cette affaire. Le maré-
chal, qui n' avoit rien et dont la première récompense
fut le bâton de maréchal de France, avoit épousé
incontinent après la fille de Frémont, garde du
trésor royal, et qui sous M. Colbert avoit gagné de
grands biens, et avoit été le financier le plus ha-
bile et le plus consulté. Aussitôt après ce mariage
le maréchal eut la compagnie des gardes du corps,
que la mort du maréchal de Rochefort laissa vacante.
Il avoit toujours servi avec grande réputation
d'honneur, de valeur et de capacité, et commandé
les armées avec tout le succès, que la haine hérédi-
taire de M. de Louvois pour M. de Turenne et pour
tous les siens, avoit pu se voir forcer à laisser
prendre au neveu favori et à l'élève de ce grand
capitaine. La probité, la droiture, la franchise du
maréchal de Lorges me plaisoient infiniment ; je
les avois vues d'un peu plus près pendant la cam-
pagne que j 'avois faite dans son armée. L'estime et
l'amour que lui portoit toute cette armée ; sa con-
sidération à la cour ; la magnificence avec laquelle
il vivoit partout ; sa naissance fort distinguée ; ses
grandes alliances et proches qui contre-balançoient
celle qu'il s' étoit vu obligé de faire le premier de sa
race ; un frère aîné très-considéré aussi ; la singu-
larité unique des mêmes dignités, de la même charge,
des mêmes établissements dans tous les deux ; sur-
tout, l'union intime des deux frères et de toute cette
grande et nombreuse famille ; et plus que tout
encore la bonté et la vérité du maréchal de Lorges si
rares à trouver et si effectives en lui, m'avoient donné
un désir extrême de ce mariage, où je croyois avoir
trouvé tout ce qui me manquoit pour me soutenir,
acheminer, et pour vivre agréablement au milieu de
tant de proches illustres, et dans une maison aimable.
LA COUR DE LOUIS XIV 73
Je trouvois encore dans la vertu sans reproche de
la maréchale et dans le talent qu'elle avoit eu enfin
de rapprocher M. de Louvois de son mari, et de le
faire duc pour prix de cette réconciliation, tout ce
que je me pouvois proposer pour la conduite d'une
jeune femme que je voulois qui fût à la cour, et où
sa mère étoit considérée et applaudie, par la manière
polie, sage et noble avec laquelle elle savoit tenir
une maison ouverte à la meilleure compagnie sans
aucun mélange, en se conduisant avec tant de
modestie, sans toutefois rien perdre de ce qui
étoit de son mari, qu'elle avoit fait oublier ce qu'elle
étoit née et à la famille du maréchal, et à la cour,
et au monde, où elle s' étoit acquis une estime par-
faite et une considération personnelle. Elle ne vivoit
d'ailleurs que pour son mari et pour les siens, qui
avoit en elle une confiance entière, et vivoit avec
elle et tous ses parents avec une amitié et une con-
sidération qui lui faisoient honneur. Ils n'avoient
qu'un fils unique qu'ils aimoient éperdument et qui
n' avoit que douze ans, et cinq filles. Les deux aî-
nées, qui avoient passé leur première vie aux béné-
dictines de Conflans, dont la sœur de Mme Frémont
étoit prieure, étoient depuis deux ou trois ans élevées
chez Mme Frémont, mère de la maréchale de Lorges
dont les maisons étoient contiguës et communiquées.
L'aînée avoit dix-sept ans, l'autre quinze ; leur
grand'mère ne les perdoit jamais de vue : c'étoit une
femme de grand sens, d'une vertu parfaite, qui
avoit été fort belle et en avoit des restes, d'une
grande piété, pleine de bonnes œuvres et d'une
application singulière à l'éducation de ses deux
petites-filles. Son mari, depuis longtemps accablé
de paralysie et d'autres maux, conservoit toute sa
tête et son bon esprit, et gouvernoit toutes ses
affaires. Le maréchal vivoit avec eux avec toutes
74 SAINT-SIMON :
sortes d'amitiés et de devoirs ; eux aussi le respec-
taient et l'aimoient tendrement.
Leur préférence secrète à tous trois étoit pour
Mlle de Lorges ; celle de la maréchale étoit pour
Mlle de Quintin, qui étoit la cadette ; et il n'avoit
pas tenu à ses désirs, à ses soins, et à quelque chose
de plus que l'aînée n'eût pris le parti du couvent
pour mieux marier sa favorite. Celle-ci étoit une
brune avec de beaux yeux ; l'autre blonde avec un
teint et une taille parfaite, un visage fort aimable,
l'air extrêmement noble et modeste, et je ne sais
quoi de majestueux par un air de vertu et de douceur
naturelle ; ce fut aussi celle que j'aimai le mieux,
dès que je les vis l'une et l'autre, sans aucune com-
paraison, et avec qui j'espérai le bonheur de ma
vie, qui depuis l'a fait uniquement et tout entier.
Comme elle est devenue ma femme, je m'abstiendrai
ici d'en dire davantage, sinon qu'elle a tenu infini-
ment au delà de ce qu'on m'en avoit promis, par
tout ce qui m' étoit revenu d'elle et de tout ce que
j'en avois moi-même espéré.
Nous étions, ma mère et moi, informés de tous
ces détails par une Mme Damon, femme du frère
de Mme Frémont, qui étoit fort bien faite, fort
bien avec eux et qui étoit plus du monde que ces
sortes de femmes-là n'ont accoutumé d'être. Elle
étoit amie de ma mère, et je l'aimois fort aussi ;
elle l' avoit été de mon père, et toute sa vie elle
avoit imaginé et désiré ce mariage, et en avoit
parlé une fois à Mlle de Lorges. Ce fut elle aussi qui
le traita, et qui avec adresse, mais avec probité,
en vint à bout, à travers les difficultés qui traversent
toujours ces affaires si principales de la vie. M. de
Lamoignon, ami intime du maréchal, et Riparfonds
sous lui, cet avocat dont j'ai parlé et qui nous servit
si bien contre M. de Luxembourg, furent ceux dont
LA COUR DE LOUIS XIV 75
ils se servirent, et qui tous deux n'avoient aucune
envie de réussir. Lamoignon vouloit M. de Luxem-
bourg, veuf de la fille du duc de Chevreuse, sans
enfants, qui le désiroit passionnément, et Ripar-
fonds me vouloit pour Mlle de La Trémoille ; ce
que nous découvrîmes après. Érard, notre avocat,
et M. Bignon, conseiller d'État, étoient notre con-
seil. Ce dernier avoit été assez ami de mon père
pour, sans aucune parenté, avoir bien voulu être
mon tuteur, lorsqu'en 1684 j'avois été légataire
universel de Mme la duchesse de Brissac, morte
sans enfants, et fille unique du premier lit de mon
père. Il avoit été avocat général avec une grande
réputation de capacité et d'intégrité, et il l'avoit
soutenue tout entière au conseil. Pontchartrain,
contrôleur général et secrétaire d'État, dont il avoit
épousé la sœur, l'aimoit et le considéroit extrême-
ment, et regarda et traita toujours ses enfants comme
s'ils eussent été les siens. Enfin toutes les difficultés
s'aplanirent, moyennant quatre cent mille livres
comptant, sans renoncer à rien, et des nourritures
indéfinies à la cour et à l'armée.
Les choses à ce point, mais encore secrètes, je
crus en pouvoir avancer la confidence de quelques
jours à l'apparente amitié et à la curiosité de Phély-
peaux, d'autant plus même qu'il étoit neveu de
Bignon. A peine eut-il mon secret qu'il courut à
Paris le dire à la duchesse de Bracciano. J'allai la
voir aussi en arrivant à Paris, et je fus surpris
qu'elle me tourna de toutes les façons pour me faire
avouer que je me mariois. La plaisanterie me secourut
un temps, mais à la fin elle me nomma à qui, et
me montra qu'elle étoit bien instruite. Alors la
trahison me sauta aux yeux, mais je demeurai
ferme dans les termes où je m'étois mis, sans nier
ni avouer rien, et me rabattant à dire qu'elle me
76 SAINT-SIMON :
marioit si bien que je ne pouvois que désirer que la
chose fût véritable. Elle me prit en particulier à
deux ou trois reprises, espérant de réussir mieux
ainsi, qu'elle n'avoit fait par les reproches qu'elle
et ses deux nièces m'avoient faits de mon peu de
confiance ; et je vis que son dessein alloit à essayer
de rompre l'affaire par un aveu qui en auroit éventé
le secret, auquel le maréchal étoit fort attaché, ou,
par une négative formelle, se fonder un sujet de
plainte véritable de ce mensonge. Toutefois elle n'eut
pas contentement, et ne put jamais tirer de moi
ni l'un ni l'autre. Je sortis d'un entretien si pénible
outré contre Phélypeaux. Un éclaircissement ou
plutôt un reproche de sa trahison m' auroit mené
trop loin avec un homme de sa profession et de son
état. Je pris donc le parti du silence et de ne lui en
faire aucun semblant, mais de vivre désormais avec
la réserve que mérite la trahison. Mme de Bracciano
me l'avoua dans les suites, et j'eus le plaisir qu'elle-
même me conta sa folle espérance, et s'en moqua
bien avec moi.
Mon mariage convenu et réglé, le maréchal de
Lorges en parla au roi, pour lui et pour moi, pour
ne rien éventer. Le roi eut la bonté de lui répondre
qu'il ne pouvoit mieux faire, et de lui parler de moi
fort obligeamment : il me le conta dans la suite
avec plaisir. Je lui avois plu pendant la campagne
que j 'avois faite dans son armée, où, dans la pensée
de renouer avec moi, il m'avoit secrètement suivi
de l'œil, et dès lors avoit résolu de me préférer à
M. de Luxembourg, au duc de Montfort, fils du
duc de Chevreuse, et à bien d'autres. M. de Beau-
villiers, sans qui je ne faisois rien, me porta tant
qu'il put à la préférence de ce mariage sans
aucun égard pour les vues de son neveu, non-
obstant la liaison plus qu'intime qui étoit entre
LA COUR DE LOUIS XIV 77
le duc de Chevreuse et lui, et les deux sœurs leurs
femmes.
Le jeudi donc avant les Rameaux, nous signâmes
les articles à l'hôtel de Lorges, nous portâmes le
contrat de mariage au roi, etc., deux jours après,
et j'allois tous les soirs à l'hôtel de Lorges, lorsque
tout d'un coup le mariage se rompit entièrement sur
quelque chose de mal expliqué que chacun se roidit
à interpréter à sa manière. Heureusement, comme
on en étoit là butté de part et d'autre, d'Auneuil,
maître des requêtes, seul frère de la maréchale de
Lorges, arriva de la campagne où il étoit allé faire
un tour, et leva la difficulté à ses dépens. C'est un
honneur que je lui dois rendre et dont la reconnois-
sance m'est toujours profondément demeurée. C'est
ainsi que Dieu fait réussir ce qui lui plaît par les
moyens les moins attendus. Cette aventure ne trans-
pira presque point, et le mariage s'accomplit à
l'hôtel de Lorges, le 8 avril, que j'ai toujours regardé
avec grande raison comme le plus heureux jour de
ma vie. Ma mère m'y traita comme la meilleure mère
du monde. Nous nous rendîmes à l'hôtel de Lorges
le jeudi avant la Quasimodo, sur les sept heures du
soir. Le contrat fut signé. On servit un grand repas
à la famille la plus étroite de part et d'autre, et à
minuit le curé de Saint-Roch dit la messe et nous
maria dans la chapelle de la maison. La veille, ma
mère avoit envoyé pour quarante mille livres de
pierreries à Mlle de Lorges, et moi, six cents louis
dans une corbeille remplie de toutes les galanteries
qu'on donne en ces occasions.
Nous couchâmes dans le grand appartement de
l'hôtel de Lorges. Le lendemain M. d'Auneuil, qui
logeoit vis-à-vis, nous donna un grand dîner, après
lequel la mariée reçut sur son lit toute la France à
l'hôtel de Lorges, où les devoirs de la vie civile et
78 SAINT-SIMON :
la curiosité attirèrent la foule, et la première qui
vint fut la duchesse de Bracciano avec ses deux
nièces ; ma mère étoit encore dans son second deuil
et son appartement noir et gris, ce qui nous fit
préférer l'hôtel de Lorges pour y recevoir le monde.
Le lendemain de ces visites, auxquelles on ne donna
qu'un jour, nous allâmes à Versailles. Le soir le roi
voulut bien voir la nouvelle mariée chez Mme de
Maintenon où ma mère et la sienne la lui présen-
tèrent. En y allant, le roi m'en parla en badinant,
et il eut la bonté de les recevoir avec beaucoup de
distinction et de louanges. De là elles furent au
souper, où la nouvelle duchesse prit son tabouret.
En arrivant à la table le roi dit : « Madame, s'il
vous plaît de vous asseoir. » La serviette du roi
déployée, il vit toutes les duchesses et princesses
encore debout, il se souleva sur sa chaise et dit à
Mme de Saint-Simon : « Madame, je vous ai déjà
priée de vous asseoir ; » et toutes celles qui le dévoient
être s'assirent, et Mme de Saint-Simon entre ma
mère et la sienne qui étoit après elle. Le lendemain
elle reçut toute la cour sur son lit dans l'appartement
de la duchesse d'Arpajon, comme plus commode
parce qu'il étoit de plain-pied ; M. le maréchal de
Lorges et moi ne nous y trouvâmes que pour les
visites de la maison royale. Le jour suivant elles
allèrent à Saint-Germain, puis à Paris, où je donnai
le soir un grand repas chez moi à toute la noce, et
le lendemain un souper particulier à ce qui restoit
d'anciens amis de mon père, à qui j'avois eu soin
d'apprendre mon mariage avant qu'il fût public,
et lesquels j'ai tous cultivés avec grand soin jusqu'à
leur mort.
LA COUR DE LOUIS XIV 79
IX. —MADAME DE SÉVIGNÉ
Mme de Sévigné, si aimable et de si excellente
compagnie, mourut quelque temps après à Grignan
chez sa fille qui étoit son idole et qui le méritoit
médiocrement. J'étois fort des amis du jeune mar-
quis de Grignan, son petit-fils. Cette femme, par son
aisance, ses grâces naturelles, la douceur de son
esprit, en donnoit par sa conversation à qui n'en
avoit pas, extrêmement bonne d'ailleurs, et savoit
extrêmement de toutes choses sans vouloir jamais
paroître savoir rien.
X. — LA BRUYÈRE
Le public perdit bientôt après un homme illustre
par son esprit, par son style et par la connoissance
des hommes, je veux dire La Bruyère qui mourut
d'apoplexie, à Versailles, après avoir surpassé Théo-
phraste, en travaillant d'après lui, et avoir peint
les hommes de notre temps dans ses Nouveaux Carac-
tères d'une manière inimitable. C'étoit d'ailleurs un
fort honnête homme, de très-bonne compagnie,
simple, sans rien de pédant et fort désintéressé ; je
l'avois assez connu pour le regretter, et les ouvrages
que son âge et sa santé pouvoient faire espérer de lui.
\
XL — DANGEAU
Dangeau étoit un gentilhomme de Beauce, tout
uni, et huguenot dans sa première jeunesse ; toute
80 SAINT-SIMON :
sa famille l'étoit qui ne tenoit à personne. Il ne
manquoit pas d'un certain esprit, surtout de celui
du monde, et de conduite. Il avoit beaucoup d'hon-
neur et de probité. Le jeu, par lequel il se fourra à
la cour, qui étoit alors toute d'amour et de fêtes,
incontinent après la mort de la reine mère, le mit
dans les meilleures compagnies. Il y gagna tout son
bien ; il eut le bonheur de n'être jamais soupçonné ;
il prêta obligeamment ; il se fit des amis, et la
sûreté de son commerce lui en acquit d'utiles et de
véritables. Il fit sa cour aux maîtresses du roi ; le jeu
le mit de leurs parties avec lui : elles le traitèrent avec
familiarité, et lui procurèrent celle du roi. Il faisoit
des vers, étoit bien fait, de bonne mine et galant ; le
voilà de tout à la cour, mais toujours subalterne.
Jouant un jour avec le roi et Mme de Montespan
dans les commencements des grandes augmentations
de Versailles, le roi, qui avoit été importuné d'un
logement pour lui et qui avoit bien d'autres gens qui
en demandoient, se mit à le plaisanter sur sa facilité
à faire des vers, qui, à la vérité, étoient rarement
bons, et tout d'un coup lui proposa des rimes fort
sauvages, et lui promit un logement s'il les rem-
plissoit sur-le-champ. Dangeau accepta, n'y pensa
qu'un moment, les remplit toutes, et eut ainsi un
logement.
De là il acheta une charge de lecteur du roi qui
n' avoit point de fonctions, mais qui donnoit les
entrées du petit coucher , etc. Son assiduité lui
mérita le régiment du roi infanterie, qu'il ne garda
pas longtemps, puis fut envoyé 'en Angleterre, où
il demeura peu, et à son retour acheta le gouverne-
ment de Tour aine. Son bonheur voulut que M. de
Richelieu fît de si grosses pertes au jeu qu'il en
vendit sa charge de chevalier d'honneur de Mme la
Dauphine, au mariage de laquelle il l' avoit eue pour
LA COUR DE LOUIS XIV 81
rien, et que son ancienne amie, Mme de Maintenon,
lui fit permettre de la vendre tant qu'il pourroit et
à qui il voudroit. Dangeau ne manqua pas une si
bonne affaire ; il en donna cinq cent mille livres,
et se revêtit d'une charge qui faisoit de lui une espèce
de seigneur, et qui lui assura l'ordre, qu'il eut
bientôt après en 1688. Il perdit sa charge à la mort
de Mme la Dauphine, mais il avoit eu une place de
menin de Monseigneur, et tenoit ainsi partout.
Mme la Dauphine avoit une fille d'honneur d'un
chapitre d'Allemagne, jolie comme le jour, et faite
comme une nymphe, avec toutes les grâces de l'esprit
et du corps. L'esprit étoit fort médiocre mais fort
juste, sage et sensé, et avec cela une vertu sans
soupçon. Elle étoit fille d'un comte de Lovestein et
d'une sœur du cardinal de Furstemberg qui a tant
fait de bruit dans le monde, et qui étoit dans la plus
haute considération à la cour. Ces Lovestein étoient
de la maison palatine, mais d'une branche mésalliée
par un mariage qu'ils appellent de la main gauche,
mais qui n'en est pas moins légitime. L'inégalité de
la mère fait que ce qui en sort n'hérite point, mais
a un gros partage, et tombe du rang de prince à
celui de comte. Le cardinal de Furstemberg, qui
aimoit fort cette nièce, cherchoit à la marier. Elle
plaisoit fort au roi et à Mme de Maintenon qui se
prenoient fort aux figures. Elle n'avoit rien vaillant,
comme toutes les Allemandes. Dangeau, veuf depuis
longtemps d'une sœur de la maréchale d'Estrées,
fille de Morin le Juif, et qui n'en avoit qu'une fille
dont le grand bien qu'on lui croyoit l' avoit mariée
au duc de Montfort, se présenta pour une si grande
alliance pour lui, et aussi agréable. Mlle de Love-
stein, avec la hauteur de son pays, vit le tuf à
travers tous les ornements qui le couvroient, et dit
qu'elle n'en vouloit point. Le roi s'en mêla, Mme de
82 SAINT-SIMON :
Main tenon, Mme la Dauphin e ; le cardinal son oncle
le voulut et la fit consentir. Le maréchal et la maré-
chale de Villeroy en firent la noce, et Dangeau se
crut électeur palatin.
C'étoit le meilleur homme du monde, mais à qui
la tête avoit tourné d'être seigneur ; cela l'avoit
chamarré de ridicules, et Mme de Montespan avoit
fort plaisamment mais très-véritablement dit de lui :
qu'on ne pouvoit s'empêcher de l'aimer ni de s'en
moquer. Ce fut bien pis après sa charge et ce mariage.
Sa fadeur naturelle, entée sur la bassesse du courti-
san et recrépie de l'orgueil du seigneur postiche,
fit un composé que combla la grande maîtrise de
l'ordre de Saint-Lazare que le roi lui donna comme
l'avoit Nerestang, mais dont il tira tout le parti
qu'il put, et se fit le singe du roi, dans les promo-
tions qu'il fit de cet ordre où toute la cour accouroit
pour rire avec scandale, tandis qu'il s'en croyoit
admiré. Il fut de l'Académie françoise et conseiller
d'État d'épée, et sa femme, la première des dames
du palais, comme femme du chevalier d'honneur,
et n'y en ayant point de titrées. Mme de Maintenon
l'avait goûtée; sa naissance, sa vertu, sa figure,
un mariage du goût du roi et peu du sien, dans
lequel elle vécut comme un ange, la considération
de son oncle et de la charge de son mari, tout cela
la porta, et ce choix fut approuvé de tout le monde.
XII. — LA COMTESSE DE ROUCY ET
MADAME DE CASTRIES
La comtesse de Roucy, j'en ai rapporté la raison
en parlant de la duchesse d'Arpajon sa mère. C'étoit
LA COUR DE LOUIS XIV 83
une personne extrêmement laide, qui a voit de l'es-
prit, fort glorieuse, pleine d'ambition, folle des
moindres distinctions, engouée à l'excès de la cour,
basse à proportion de la faveur et des besoins, qui
cherchoit à faire des affaires à toutes mains, aigre à
l'oreille jusqu'aux injures et fréquemment en querelle
avec quelqu'un, toujours occupée de ses affaires que
son opiniâtreté, son humeur et sa malhabileté per-
doient, et qui vivoit noyée de biens, d'affaires et de
créanciers, envieuse, haineuse, par conséquent peu
aimée, et qui, pour couronner tout cela, ne manquoit
point de grand' messes à la paroisse et rarement à
communier tous les huit jours. Son mari n'a voit
qu'une belle mais forte figure; glorieux et bas plus
qu'elle, panier percé qui jouoit tout et perdoit tout,
toujours en course et à la chasse, dont la sottise lui
a voit tourné à mérite, parce qu'il ne faisoit jalousie
à personne, et dont la familiarité avec les valets le
faisoit aimer. Il a voit aussi les dames pour lui,
parce qu'il étoit leur fait, et avec toute sa bêtise
un entregent de cour que l'usage du grand monde
lui avoit donné. Il étoit de tout avec Monseigneur,
et le roi le trait oit bien à cause de M. de La Roche-
foucauld et des maréchaux de Duras et de Lorges,
frères de sa mère, qui tous trois avoient fait de lui
et de ses frères comme de leurs enfants, depuis que
la révocation de redit de Nantes avoit fait sortir
du royaume le comte et la comtesse de Roye ses
père et mère. Son grand mérite étoit ses inepties
qu'on répétoit et qui néanmoins se trouvoient
quelquefois exprimer quelque chose.
Mme de Castries étoit un quart de femme, une
espèce de biscuit manqué, extrêmement petite,
mais bien prise, et auroit passé dans un médiocre
anneau ; ni derrière, ni gorge, ni menton, fort
laide, l'air toujours en peine et étonné, avec cela
84 SAINT-SIMON :
une physionomie qui éclatoit d'esprit et qui tenoit
encore plus parole. Elle sa voit tout : histoire, phi-
losophie, mathématiques, langues savantes, et
jamais il ne paroissoit qu'elle sût mieux que parler
françois, mais son parler a voit une justesse, une
énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les
choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est
propre qu'aux Mortemart. Aimable, amusante, gaie,
sérieuse, toute à tous, charmante quand elle vouloit
plaire, plaisante naturellement avec la dernière
finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les
ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée
de mille choses avec un ton plaintif qui emportoit
la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisoit,
et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en
général, sans aucune galanterie, mais délicate sur
l'esprit, et amoureuse de l'esprit où elle le trouvoit
à son gré, avec cela un talent de raconter qui char-
moit, et, quand elle vouloit faire un roman sur-le-
champ une source de production, de variété et d'agré-
ment qui étonnoit. Avec sa gloire, elle se croyoit bien
mariée par l'amitié qu'elle eut pour son mari. Elle
l'étendit sur tout ce qui lui appartenoit, et elle
étoit aussi glorieuse pour lui que pour elle ; elle en
recevoit le réciproque et toutes sortes d'égards et de
respects.
XIII. —PAIX DE RYSWICK
La paix cependant se traitoit fort lentement à
Ryswick, où il s'étoit perdu beaucoup de temps en
cérémonial et en communications de pouvoirs. Les
Hollandois, qui vouloient la paix, s'en lassoient et
plus encore le prince d'Orange, qui avoit beaucoup
LA COUR DE LOUIS XIV 85
perdu en Angleterre, et ne tiroit pas du parlement
ce qu'il vouloit. Son grand point étoit d'être reconnu
roi d'Angleterre par la France, et, s'il pouvoit,
d'obliger le roi à faire sortir de son royaume le roi
Jacques d'Angleterre et sa famille ; l'empereur, fort
embarrassé de sa guerre de Hongrie, des révoltes
de cette année, des avantages considérables que les
Turcs y avoient remportés, ne vouloit point de paix
sur la mauvaise bouche. Il retenoit l'Espagne par
cette raison, dans l'espérance d'événements qui le
missent en meilleure posture et lui procurassent des
conditions plus avantageuses. Tout cela arrêtoit la
paix. Le prince d'Orange, bien informé du désir
extrême que le roi a voit de la faire, jugea en devoir
profiter pour tirer meilleur parti de l'opiniâtreté de
la maison d'Autriche, et, sans avoir l'air de l'aban-
donner, après en avoir reçu une si utile protection
contre les Stuarts et les catholiques pour son usurpa-
tion, faire une paix particulière, en stipulant pour
cette maison, si elle vouloit y entrer, sinon conclure
pour l'Angleterre et la Hollande, et s'en sauver en
alléguant que cette république dont il recevoit ses
principaux secours et de laquelle il étoit bien connu
qu'il étoit maître plus que souverain, et l'Angle-
terre dont il ne l' étoit pas ■ tant à beaucoup près,
quoique roi, lui avoient forcé la main, et que tout
ce qu'il avoit pu, dans une presse si peu volontaire,
a voit été de prendre soin, autant qu'il avoit pu, de
mettre à couvert les intérêts de l'empereur et de
l'Espagne. Suivant cette idée, qu'il fit adopter
secrètement aux Hollandois, Portland, par son ordre,
fit demander tout à la fin de juin une conférence au
maréchal de Boufners, à la tête de leurs armées.
Portland étoit Hollandois, s'appeloit Bentinck,
avoit été beau et parfaitement bien fait, et en con-
servoit encore des restes ; il avoit été nourri page du
86 SAINT-SIMON :
prince d'Orange. Il s'étoit personnellement attaché
à lui. Le prince d'Orange lui trouva de l'esprit, du
sens, de l'entregent et propre à l'employer en beau-
coup de choses. Il en fit son plus cher favori, et lui
communiquoit ses secrets, autant qu'un homme aussi
profond et aussi caché que l' et oit le prince d'Orange
en étoit capable. Bentinck discret, secret, poli aux
autres, fidèle à son maître, adroit en affaires, le
servit très-utilement. Il eut la première confiance du
projet et de l'exécution de la révolution d'Angle-
terre ; il y accompagna le prince d'Orange, l'y servit
bien ; il en fut fait comte de Portland, chevalier de
la Jarretière et fut comblé de biens ; il servoit de
lieutenant général dans son armée. Il avoit eu com-
merce avec le maréchal de Boufïïers, à sa sortie de
Namur, et pendant qu'il fut arrêté.
Le prince d'Orange n'ignoroit ni le caractère ni le
degré de confiance et de faveur auprès du roi, des
généraux de ses armées. Il aima mieux traiter avec un
homme droit, franc et littéral, tel qu'étoit Boufïlers,
qu'avec l'emphase, les grands airs et la vanité du
maréchal de Villeroy. Il ne craignit pas plus l'esprit
et les lumières de l'un que de l'autre, et il comprit
que ce qui passeroit par eux iroit droit au roi et
re viendrai t de même du roi à eux, mais que par
Bouffiers ce seroit avec plus de précision et de
sûreté, parce qu'il n'y ajouteroit rien du sien, ni
à informer le roi, ni à donner ses réponses. Boufïïers
répondit à un gentilhomme du pays chargé de
cette proposition de Portland, qu'il en écriroit
au roi par un courrier exprès, et ce courrier
lui apporta fort promptement l'ordre d'ac-
corder la conférence, et d'écouter ce qu'on lui
voudroit dire. Elle se tint presqu'à la tête des
gardes avancées de l'armée du maréchal de
Boufflers. Il y mena peu de suite, Portland encore
LA COUR DE LOUIS XIV 87
moins, qui ne s'approchèrent point, et demeurèrent
à cheval chacune de son côté. Le maréchal et Port-
land s'avancèrent seuls avec quatre ou cinq per-
sonnes, et, après les premiers compliments, mirent
pied à terre seuls et à distance de n'être point
entendus. Ils conférèrent ainsi debout, en se prome-
nant quelques pas. Il y en eut trois de la sorte dans
le mois de juillet, après la première de la fin de juin.
La dernière de ces quatre fut plus nombreuse en
accompagnements, et les suites se mêlèrent et se
parlèrent avec force civilités, comme ne doutant
plus de la paix. Les ministres de l'empereur en
firent des plaintes à ceux d'Angleterre à la Haye
qui furent froidement reçues. A chaque conférence
le maréchal de Boufïïers en rendoit compte par un
courrier. La cinquième se tint, le Ier août, au moulin
de Zenich, entre les deux armées. Portland y fit
présent de trois beaux chevaux anglais au maréchal
de Bouftlers, d'un au duc de Guiche, beau-frère du
maréchal, et d'un autre à Pracomtal, lieutenant
général, gendre de Montchevreuil , et extrêmement
bien avec le maréchal de Boufïïers qu'ils avoient
suivi à cette conférence. La sixième fut extrêmement
longue, et la dernière se tint dans une maison de
Notre-Dame de Hall que Portland avoit fait meubler
et où il avoit fait porter de quoi écrire. Lui et le
maréchal furent enfermés longtemps dans une
chambre, pendant que leur suite, pied à terre,
nombreuse de part et d'autre et mêlée ensemble,
fit la conversation d'une manière polie et fort ai-
mable t comme ne doutant plus de la paix.
En effet ces conférences la pressèrent. Les minis-
tres des alliés eurent peur que le maréchal de
Boufïïers et Portland ne vinssent au point de con-
clusion pour l'Angleterre, et que la Hollande n'y
fût entraînée ; et la prise de Barcelone fut un nouvel
88 SAINT-SIMON :
aiguillon qui rendit effectif et sérieux à Ryswick ce
qui jusqu'alors n'avoit été qu'un indécent pelotage.
Je ne m'embarquerai pas ici dans le récit de cette
paix. Elle aura vraisemblablement le sort de toutes
les précédentes ; des acteurs et des spectateurs
curieux et instruits en écriront la forme et le
fond ; je me contenterai de dire que tout le monde
convint après, que les alliés n'eurent Luxembourg
que de la grâce de M. d'Harlay, qui, malgré ses
deux collègues, trancha „du premier, quoique les
deux autres aient beaucoup souffert de ses avis et
de ses manières, et qu'ils aient eu la sagesse de n'en
venir jamais à aucune brouillerie. J'ai ouï assurer
ce fait souvent à Caillières qui ne s'en pouvoit con-
soler. L'empereur et l'empire à leur ordinaire ne
voulurent pas signer avec les autres, mais autant
valut, et leur paix se fit ensuite telle qu'elle avoit
été projetée à Ryswick.
La première nouvelle qu'on eut de sa signature
fut par un aide de camp du maréchal de Boufners
qui arriva le dimanche 22 septembre à Fontainebleau,
dépêché par ce maréchal, sur ce que l'électeur de
Bavière lui avoit mandé que la paix avoit été signée
à Ryswick le vendredi précédent à minuit. Le lende-
main matin il y arriva un autre courrier du même
maréchal, accompagnant jusque-là celui que l'électeur
envoyoit porter la même nouvelle en Espagne, et à
quatre heures après midi du même lundi, un autre
de don Bernard-François de Quiros, premier am-
bassadeur plénipotentiaire d'Espagne, pour y porter
la même nouvelle. M. de Bavière eut la petitesse
de faire écrire pour prier qu'on amusât ce courrier
de l'ambassadeur, pour donner moyen au sien d'ar-
river avant lui à Madrid ; et le plaisant est qu'on
avoit beau jeu à l'amuser, il n'avoit pas un sou pour
payer sa poste ni pour vivre, et le roi lui fit donner
LA COUR DE LOUIS XIV 89
de l'argent. On sut par lui qu'il étoit six heures du
matin du samedi quand la paix fut signée. Enfin,
le jeudi, 26 septembre, Celi, fils d'Harlay, arriva à
cinq heures du matin à Fontainebleau, après s'être
amusé en chemin avec une fille qu'il trouva à son
gré et du vin qui lui parut bon. Il avoit fait toutes
les sottises et toutes les impertinences dont un
jeune fou et fort débauché et parfaitement gâté par
son père s'étoit pu aviser, dont plusieurs même
avoient été fort loin et importantes, qu'il couronna
par ce beau délai : ainsi il n'apprit rien de nouveau.
Le roi et la reine d'Angleterre étoient à Fontaine-
bleau, à qui la reconnoissance du prince d'Orange
fut bien amère ; mais ils en connoissoient la nécessité
pour avoir la paix, et sa voient bien aussi que cet
article ne l'étoit guère moins au roi qu'à eux-mêmes,
dont j'expliquerai tout présentement la raison. Ils
se consolèrent comme ils purent, et parurent même
fort obligés au roi, qui tint également ferme à ne
vouloir pas souffrir qu'ils sortissent de France, ni
qu'ils quittassent le séjour de Saint-Germain. Ces
deux points avoient été vivement demandés ; le
dernier surtout dans l'impossibilité d'obtenir l'autre,
tant à Ryswick que dans les conférences par Port-
land. Le roi eut l'attention de dire à Torcy, sur le
point de la signature, que si le courrier qui en ap-
porteroit la nouvelle arrivoit, un ou plusieurs, l'un
après l'autre, il ne le lui vînt point dire, s'il étoit
alors avec le roi et la reine d'Angleterre ; et il défendit
aux musiciens de chanter rien qui eût rapport à la
paix, jusqu'au départ de la cour d'Angleterre.
On sut en même temps que le prince Eugène avoit
gagné une bataille considérable en Hongrie, qui y
rétablit fort les affaires et la réputation de l'em-
pereur, mais dont, faute d'argent, il ne put profiter,
comme il eût été aisé de faire grandement. Pour
go SAINT-SIMON :
achever de suite cette matière de la paix, les ratifica-
tions étant échangées, elle fut publiée le 22 octobre,
à Paris, avec l'Angleterre et la Hollande, et huit
jours après avec l'Espagne. Celi, qui étoit retourné,
arriva à Versailles le 2 novembre portant la nouvelle
de la signature de la paix avec l'empereur et presque
tout l'empire; quelques protestants faisoient en-
core difficulté de la signer, sur ce que le
roi insistoit que la religion catholique fût
conservée dans les pays à eux rendus, et à la fin
ils y passèrent. Celi, malgré sa conduite, eut
douze mille livres de gratification. On peut juger
que les Te Deum et les harangues de tous les corps
furent la suite de cette paix , dans lesquelles il fut bien
répété que le roi avoit bien voulu la donner à
l'Europe. Retournons maintenant à beaucoup de
choses laissées en arrière, pour n'avoir pas voulu
interrompre le voyage de M. le prince de Conti, et la
conclusion de la paix. Ajoutons-y, auparavant de
finir la guerre, que pendant la campagne, vers le
fort des conférences du maréchal de Boufïïers, M.
le comte de Toulouse fut fait seul lieutenant général.
Je m'aperçois que j'oublie de tenir parole sur les
raisons particulières qui rendoient au roi la recon-
noissance du prince d'Orange pour le roi d'Angle-
terre si amère ; les voici : le roi étoit bien éloigné
quand il eut des bâtards, des pensées qui, par
degrés, crûrent toujours en lui pour eur élévation.
La princesse de Conti, dont la naissance étoit la
moins odieuse, étoit aussi la première ; le roi la crut
magnifiquement mariée au prince d'Orange, et la
lui fit proposer, dans un temps où ses prospérités
et son nom dans l'Europe lui persuadoient que cela
seroit reçu comme le plus grand honneur et le plus
grand avantage. Il se trompa. Le prince d'Orange
étoit fils d'une fille du roi d'Angleterre, Charles Ier,
LA COUR DE LOUIS XIV 91
et sa grand'mère étoit fille de l'électeur de Brande-
bourg. Il s'en souvint avec tant de hauteur qu'il
répondit nettement que les princes d'Orange et oient
accoutumés à épouser des filles légitimes des grands
rois, et non pas leurs bâtardes. Ce mot entra si pro-
fondément dans le cœur du roi qu'il ne l'oublia
jamais, et qu'il prit à tâche, et souvent contre son
plus palpable intérêt, de montrer combien l'in-
dignation qu'il en avoit conçue étoit entrée pro-
fondément en son âme.
Il n'y eut rien d'omis de la part du prince d'Orange
pour l'effacer : respects, soumissions, offices, patience
dans les injures et les traverses personnelles, redouble-
ment d'efforts, tout fut rejeté avec mépris. Les
ministres du roi en Hollande eurent toujours un
ordre exprès de traverser ce prince, non-seulement
dans les affaires d'État, mais dans toutes les par-
ticulières et personnelles ; de soulever tout ce qu'ils
pourroient de gens des villes contre lui, de répandre
de l'argent pour faire élire aux magistratures les
personnes qui lui étoient les plus opposées, de
protéger ouvertement ceux qui étoient déclarés
contre lui, de ne le point voir ; en un mot, de lui
faire tout le mal et toutes les malhonnêtetés dont
ils pourroient s'aviser. Jamais le prince, jusqu'à
l'entrée de cette guerre, ne cessa, et publiquement,
et par des voies plus sourdes, d'apaiser cette colère ;
jamais le roi ne s'en relâcha. Enfin, désespérant
d'obtenir de rentrer dans les bonnes grâces du roi,
et dans l'espérance de sa prochaine invasion de
l'Angleterre, et de l'effet de la formidable ligue qu'il
avoit formée contre la France, il dit tout haut qu'il
avoit toute sa vie inutilement travaillé à obtenir
les bontés du roi, mais qu'il espéroit du moins être
plus heureux à mériter son estime. On peut juger
ensuite quel triomphe ce fut pour lui que de forcer
92 SAINT-SIMON :
le roi à le reconnoître roi d'Angleterre, et tout ce
que cette reconnoissance coûta au roi.
XIV. — MORT DE SANTEUIL
M. le Duc tint cette année les états de Bourgogne,
en la place de M. le Prince, son père, qui n'y voulut
pas aller. Il y donna un grand exemple de l'amitié
des princes, et une belle leçon à ceux qui la re-
cherchent. Santeuil, chanoine régulier de Saint-
Victor, a été trop connu dans la république des lettres
et dans le monde, pour que je m'amuse à m'étendre
sur lui. C'étoit le plus grand poëte latin qui ait paru
depuis plusieurs siècles ; plein d'esprit , de feu , de
caprices les plus plaisants, qui le rendoient d'excel-
lente compagnie ; bon convive surtout , aimant le
vin et la bonne chère, mais sans débauche, quoique
cela fût fort déplacé dans un homme de son état,
et qui , avec un esprit et des talents aussi peu propres
au cloître, étoit pourtant au fond aussi bon religieux
qu'avec un tel esprit il pouvoit l'être. M. le Prince
l'avoit presque toujours à Chantilly quand il y
alloit ; M. le Duc le mettoit de toutes ses parties, en
un mot, princes et princesses, c'étoit de toute la
maison de Condé à qui l'aimoit le mieux, et des
assauts continuels avec lui de pièces d'esprit en
prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements,
de badinages et de plaisanteries, et il y avoit bien
des années que cela duroit. M. le Duc voulut l'emmener
à Dijon ; Santeuil s'en excusa, allégua tout ce qu'il
put : il fallut obéir, et le voilà chez M. le Duc établi
pour le temps des états. C'étoient tous les soirs des
soupers que M. le Duc donnoit ou recevoit, et tou-
LA COUR DE LOUIS XIV 93
jours Santeuil à sa suite qui faisoit tout le plaisir de
la table. Un soir que M. le Duc sbupoit chez lui, il
se divertit à pousser Santeuil de vin de Champagne ;
et de gaieté en gaieté, il trouva plaisant de verser sa
tabatière pleine de tabac d'Espagne dans un grand
verre de vin, et de le faire boire à Santeuil pour voir
ce qui en arriveroit. Il ne fut pas longtemps à en être
éclairci. Les vomissements et la fièvre le prirent, et
en deux fois vingt-quatre heures, le malheureux
mourut dans des douleurs de damné, mais dans les
sentiments d'une grande pénitence, avec lesquels
il reçut les sacrements et édifia autant qu'il fut
regretté d'une compagnie peu portée à l'édification,
mais qui détesta une si cruelle expérience.
XV. — LE CZAR PIERRE LE GRAND
Le czar 1 a voit déjà commencé ses voyages. Il a
tant et si justement fait de bruit dans le monde,
que je serai succinct sur un prince si grand et si
connu, et qui le sera sans doute de la postérité la
plus reculée, pour avoir rendu redoutable à toute
l'Europe, et mêlé nécessairement à l'avenir dans
les affaires de toute cette partie du monde, une cour
qui n'en avoit jamais été une, et une nation méprisée
et entièrement ignorée pour sa barbarie. Ce prince
étoit en Hollande à apprendre lui-même et à pra-
tiquer la construction des vaisseaux. Bien qu'inco-
gnito, suivant sa pointe, et ne voulant point s'incom-
moder de sa grandeur ni de personne, il se faisoit
pourtant tout rendre, mais à sa mode et à sa façon.
Il trouva sourdement mauvais que l'Angleterre
1 Pierre le Grand, souverain de Russie, de 1689 à 1725.
94 SAINT-SIMON :
ne s'étoit pas assez pressée de lui envoyer une am-
bassade dans ce 'proche voisinage, d'autant que,
sans se commettre , il avoit fort envie de lier avec elle
pour le commerce. Enfin l'ambassade arriva : il différa
de lui donner audience, puis donna le jour et l'heure,
mais à bord d'un gros vaisseau hollandois qu'il devoit
aller examiner. Il y avoit deux ambassadeurs qui
trouvèrent le lieu sauvage, mais il fallut bien y
passer. Ce fut bien pis quand ils furent arrivés à bord.
Le czar leur fit dire qu'il étoit à la hune, et que c'étoit
là où il les verroit. Les ambassadeurs qui n'avoient
pas le pied assez marin pour hasarder les échelles de
cordes s'excusèrent d'y monter; le czar insista, et
les ambassadeurs fort troublés d'une proposition si
étrange et si opiniâtre ; à la fin, à quelques réponses
brusques aux derniers messages, ils sentirent bien
qu'il falloit sauter ce fâcheux bâton, et ils montè-
rent. Dans ce terrain si serré et si fort au milieu des
airs, le czar les reçut avec la même majesté que s'il
eût été sur son trône ; il écouta la harangue, répondit
obligeamment pour le roi et la nation, puis se
moqua de la peur qui étoit peinte sur le visage des
ambassadeurs, et leur fit sentir en riant que c'étoit
la punition d'être arrivés auprès de lui trop tard.
Le roi Guillaume, de son côté, avoit déjà compris
les grandes qualités de ce prince, et fit de sa part
tout ce qu'il put pour être bien avec lui. Tant fut
procédé entre eux qu'enfin le czar, curieux de tout
voir et de tout apprendre, passa en Angleterre,
toujours incognito, mais à sa façon. Il y fut reçu
en monarque qu'on veut gagner, et après avoir bien
satisfait ses vues, repassa en Hollande. Il avoit
dessein d'aller à Venise et à Rome et dans toute
l'Italie, surtout de voir le roi et la France. Il fit
sonder le roi là-dessus, et le czar fut mortifié de ce
que le roi déclina honnêtement sa visite, de laquelle
LA COUR DE LOUIS XIV 95
il ne voulut point s'embarrasser. Peu après en avoir
perdu l'espérance, il se résolut de voyager en Alle-
magne, et d'aller jusqu'à Vienne. L'empereur le
reçut à la Favorite, accompagné seulement de deux
de ses grands officiers, et le czar du seul général Le
Fort, qui lui servoit d'interprète et à la suite duquel
il paroissoit être comme de l'ambassadeur de Mos-
covie. Il monta par l'escalier secret, et trouva l'em-
pereur à la porte de son antichambre la plus éloignée
de la chambre. Après les premiers compliments
l'empereur se couvrit. Le czar voulut demeurer dé-
couvert à cause de l'incognito, ce qui fit découvrir
l'empereur. Au bout de trois semaines, le czar fut
averti d'une grande conspiration en Moscovie, et
partit précipitamment pour s'y rendre. En passant
en Pologne il en vit le roi, et ce fut là que furent
jetés les premiers fondements de leur amitié et de
leur alliance.
En arrivant chez lui, il trouva la conspiration fort
étendue, et sa propre sœur à la tête. Il l'avoit tou-
jours fort aimée et bien traitée, mais il ne l'avoit
point mariée. La nation en gros étoit outrée de ce
qu'il lui avoit fait couper sa barbe, rogné ses habits
longs; ôté force coutumes barbares, et de ce qu'il
mettoit des étrangers dans les premières places et
dans sa confiance ; et pour cela il s'étoit formé une
grande conspiration qui étoit sur le point d'éclater
par une révolution. Il pardonna à sa sœur qu'il mit
en prison, et fit pendre aux grilles de ses fenêtres
les principaux coupables, tant qu'il en put tenir
par jour. J'ai écrit de suite ce qui le regarde pour
cette année, pour ne pas sautiller sans cesse d'une
matière à l'autre : c'est ce que je vais faire par
même raison sur celle qui va suivre.
96 SAINT-SIMON :
XVI. — LE COMTE DE PORTLAND
Le roi d'Angleterre et oit au comble de satisfaction
de se voir enfin reconnu par le roi , et paisible sur
ce trône ; mais un usurpateur n'est jamais tran-
quille et content. Il étoit blessé du séjour du roi
légitime et de sa famille à Saint-Germain. C'étoit
trop à portée du roi, et trop près d'Angleterre pour
le laisser sans inquiétude. Il avoit fait tous ses efforts,
tant à Ryswick que dans les conférences de Portland
et du maréchal de Boufners, pour obtenir leur sortie
du royaume, tout au moins leur éloignement de la
cour. Il avoit trouvé le roi inflexible ; il voulut
essayer tout, et voir si, n'en faisant plus une con-
dition, puisqu'il avoit passé carrière, et comblant
le roi de prévenances et de respects, il ne pourroit
pas obtenir ce fruit de ses souplesses. Dans cette
vue il envoya le duc de Saint- Albans, chevalier de
la Jarretière, complimenter le roi sur le mariage de
Mgr le duc de Bourgogne. Il ne pou voit choisir un
homme plus marqué pour une simple commission :
on fut surpris même qu'il l'eût acceptée. Il étoit
bâtard de Charles II, frère aîné du roi Jacques II,
et c'étoit bien encore là une raison pour Saint-
Albans de s'en excuser. Il voulut même prétendre
quelques distinctions, mais on tint poliment ferme
à ne le traiter que comme un simple envoyé d'An-
gleterre. Les ducs de ce pays-là n'ont aucun rang ici,
non plus que ceux d'ici en Angleterre. Le roi avoit
fait la duchesse de Portsmouth et le duc de Riche-
mont, son fils, duc et duchesse à brevet, et accordé
un tabouret de grâce en passant à la duchesse de
Cleveland, maîtresse de Charles II, son ami. La
duchesse de La Force, retirée en Angleterre pour la
religion et avant elle, la duchesse Mazarin, fugitive
LA COUR DE LOUIS XIV 97
de son mari et fixée en Angleterre, y avoient obtenu
le rang des duchesses ; mais ce sont des grâces
particulières qui ne tirent point à conséquence pour
le général.
Ce duc de Saint-Albans fut le précurseur du
comte de Portland, à l'arrivée duquel il prit congé.
J'ai déjà assez parlé de ce favori pour n'avoir pas
besoin d'y rien ajouter. Les mêmes raisons qui
Y avoient fait choisir pour conférer avec le maréchal
de Bouûlers le firent préférer à tout autre pour cette
ambassade. On n'en pou voit nommer un plus dis-
tingué. Sa suite fut nombreuse et superbe, et sa
dépense extrêmement magnifique en table, en
chevaux, en livrées, en équipages, en meubles, en
habits , en vaisselle et en tout, et avec une recherche
et une délicatesse exquise. Tout arriva presque au
même temps, parce que le comte vint de Calais
dans son carrosse à journées, et reçut partout
toutes sortes d'honneurs militaires et civils. Il étoit
en chemin lorsque le feu prit à White-Hall le plus
vaste et le plus vilain palais de l'Europe, qui fut
presque entièrement brûlé , et qui n'a pas été rétabli
depuis, de sorte que les rois se sont logés et assez
mal au palais de Saint- James. Portland eut sa pre-
mière audience particulière du roi, le 4 février, et
fut quatre mois en France. Il arriva avant que
Tallard fût parti, ni aucun autre de la part du roi,
pour Londres. Portland parut avec un éclat per-
sonnel, une politesse, un air de monde et de cour,
une galanterie et des grâces qui surprirent. Avec
cela, beaucoup de dignité, même de hauteur, mais
avec discernement, et un jugement prompt, sans
rien de hasardé. Les François qui courent à la nou-
veauté, au bon accueil, à la bonne chère, à la
magnificence, en furent charmés. Il se les attira,
mais avec choix, et en homme instruit de notre
4
98 SAINT-SIMON :
cour, et qui ne vouloit que bonne compagnie et
distinguée. Bientôt il devint à la mode de le voir,
de lui donner des fêtes, et de recevoir de lui des
festins. Ce qui est étonnant, c'est que le roi, qui
au fond n'étoit que plus outré contre le roi Guillaume,
y donna lieu lui-même, en faisant pour cet ambassa-
deur ce qui n'a jamais été fait pour aucun autre.
Aussi fit toute la cour pour lui à l'envi : peut-être
le roi voulut-il compenser par là le chagrin qu'il eut
en arrivant de voir, dès le premier jour, sa véritable
mission échouée.
Dès la première fois qu'il vit Torcy avant d'aller
à Versailles, il lui parla du renvoi, le tout à moins
de l'éloignement du roi Jacques et de sa famille.
Torcy sagement n'en fit point à deux fois, et
lui barra tout aussitôt la veine. Il lui répondit
que ce point, tant de fois proposé dans ses
conférences avec le maréchal de Boufflers, et sous
tant de diverses formes débattu à Ryswick, avoit
été constamment et nettement rejeté partout ;
que c'étoit une chose réglée et entièrement finie ;
qu'il savoit que le roi, non-seulement ne se laisseroit
jamais entamer là-dessus le moins du monde, mais
qu'il seroit extrêmement blessé d'en ouïr parler
davantage ; qu'il pou voit l'assurer de la disposition
du roi à correspondre en tout, avec toutes sortes de
soins, à la liaison qui se formoit entre lui et le roi
d'Angleterre, et personnellement à le traiter lui avec
toutes sortes de distinctions ; qu'un mot dit par
lui sur Saint-Germain seroit capable de gâter de si
utiles dispositions, et de rendre son ambassade triste
et languissante ; et que , s'il étoit capable de lui
donner un conseil, c'étoit celui de ne rien gâter, et
de ne pas dire un seul mot au roi, ni davantage à
aucun de ses ministres, sur un point convenu, et
sur lequel le roi avoit pris son parti. Portland le crut,
LA COUR DE LOUIS XIV 99
et s'en trouva bien ; mais on verra bientôt que ce
ne fut pas sans dépit, et le roi approuva extrême-
ment que Torcy lui eût dès l'abord fermé la bouche
sur cet article. On prit un grand soin de faire en sorte
qu'aucun Anglois de Saint-Germain ne se trouvât
à Versailles ni à Paris, à aucune portée de ceux
de l'ambassadeur, et cela fut très-exactement
exécuté.
Portland fit un trait au milieu de son séjour qui
donna fort à penser, mais qu'il soutint avec audace
sans faire semblant de s'apercevoir qu'on l'eût même
remarqué. Vaudemont passoit des Pays-Bas à Milan,
sans approcher de la cour. Soit affaires, soit galan-
terie pour l'ami intime .de son maître qu'il voulut
ménager, il partit de Paris, et s'en alla à Notre-
Dame-de-Liesse , auprès de Laon, voir Vaudemont
qui y passoit. Le marquis de Bedmar passa bientôt
après d'Espagne aux Pays-Bas, pour y remplir la
place qu'y avoit Vaudemont de gouverneur des
armes. Il n'avoit pas les mêmes exclusions person-
nelles que Vaudemont avoit méritées.
Il vint à Paris et à la cour, où Monsieur, à cause
de la feue reine sa fille, le présenta au roi, de qui
il fut fort bien reçu. Portland suivit Monseigneur à
la chasse. Deux fois il alla de Paris à Meudon pour
courre le loup, et toutes les deux fois Monseigneur
le retint à souper avec lui. Le roi lui donna un soir
le bougeoir à son coucher, qui est une faveur qui
ne se fait qu'aux gens les plus considérables et que
le roi veut distinguer. Rarement les ambassadeurs
se familiarisent à faire leur cour à ces heures, et
s'il y en vient, il n'arrive presque jamais qu'ils
reçoivent cet agrément. Celui-ci prit son audience
de congé le 20 mai, comblé de tous les honneurs,
de toutes les fêtes, de tous les empressements pos-
sibles. Le maréchal de Villeroy eut ordre du roi de
ioo SAINT-SIMON :
le mener voir Marly, et de lui en faire les honneurs.
Il voulut voir tout ce qu'il y a de curieux et surtout
Fontainebleau, dont il fut plus content que d'aucune
autre maison royale. Quoiqu'il eût pris congé, il alla
faire sa cour au roi qui prenoit médecine. Le roi le
fit entrer après l'avoir prise , ce qui étoit une dis-
tinction fort grande, et pour la combler, il le fit
entrer dans le balustre de son lit, où jamais étranger,
de quelque rang et de quelque caractère qu'il fût
n'étoit entré à l'exception de l'audience de cérémonie
des ambassadeurs. Au sortir de là Portland alla
trouver Monseigneur à la chasse qui le ramena pour
la troisième fois souper avec lui à Meudon. Le grand
prieur s'y mit au-dessus de «lui avec quelque affecta-
tion, dont l'autre, quoique ayant pris congé, s'offensa
fort, et le lendemain matin alla fièrement dire au roi
que s'il avoit donné le rang de princes du sang à
MM. de Vendôme, il ne leur disputeroit pas, mais
que, s'ils ne l'avoient pas, il croyoit que le grand
prieur devoit avoir pour lui les honnêtetés qu'il
n'avoit pas eues. Le roi lui répondit qu'il n'avoit point
donné ce rang à MM. de Vendôme, et qu'il mande-
rait à Monseigneur qui étoit encore à Meudon de
faire que cela n'arrivât plus. Monsieur lui voulut
faire voir Saint-Cloud lui-même. Madame exprès
n'y alla pas, et Monsieur lui donna un grand repas
où Monseigneur se trouva et grande compagnie. Ce
fut encore là un honneur fort distingué.
Mais parmi tant de fleurs, il ne laissa pas d'essuyer
quelques épines, et de sentir la présence du légitime
roi d'Angleterre en France. Il étoit allé une autre
fois à Meudon pour suivre Monseigneur à la chasse.
On alloit partir et Portland se bottoit, lorsque Mon-
seigneur fut averti que le roi d'Angleterre se trou-
veroit au rendez-vous. A l'instant il le manda à
Portland, et qu'il le prioit de remettre à une autre
LA COUR DE LOUIS XIV 101
fois. Il fallut se débotter et revenir tout de suite à
Paris.
Il étoit grand chasseur. Soit envie de voir faire la
meute du roi, soit surprise de ne recevoir aucune
autre civilité du duc de La Rochefoucauld que la
simple révérence lorsqu'ils se rencontroient , il dit
et répéta souvent qu'il mouroit d'envie de chasser
avec les chiens du roi. Il le dit tant et devant tant
de gens, qu'il jugea impossible que cela ne fût
revenu à M. de La Rochefoucauld, et cependant sans
aucune suite. Lassé de cette obscurité il la voulut
percer, et au sortir d'un lever du roi aborda franche-
ment le grand veneur, et lui dit son désir. L'autre
ne s'en embarrassa point. Il lui répondit assez sèche-
ment qu'à la vérité il avoit l'honneur d'être grand
veneur, mais qu'il ne disposoit point des chasses,
que c'étoit le roi d'Angleterre dont il prenoit les
ordres, qu'il y venoit très-souvent, mais qu'il ne
savoit jamais qu'au moment de partir quand il ne
venoit pas au rendez-vous, et tout de suite la révé-
rence, et laissa là Portland dans un grand dépit, et
toutefois sans se pouvoir plaindre. M. de La Roche-
foucauld fut le seul grand seigneur distingué de la
cour qui n'approcha jamais Portland. Ce qu'il lui
répondit étoit pure générosité pour le roi d'An-
gleterre. Ce prince, à la vérité, disposoit quand il
vouloit de la meute du roi, mais il y avoit bien des
temps qu'il ne chassoit point, et jamais à toutes
les chasses. Il ne tenoit donc qu'à M. de La Roche-
foucauld d'en donner à Portland tant qu'il auroit
voulu , à coup sûr ; mais piqué de la prostitution
publique à la vue de la cour de Saint-Germain, il
ne put se refuser cette mortification au triomphant
ambassadeur de l'usurpateur qui avoit attaché à
son char jusqu'à M. de Lauzun, malgré ses engage-
ments et son attachement au roi et à la reine
102 SAINT-SIMON :
d'Angleterre, et sans y pouvoir gagner que de la
honte, pour suivre la mode et croire faire sa cour
au roi.
Enfin Portland, comblé en toutes les manières
possibles, se résolut au départ. La faveur naissante
du duc d'Albemarle l'inquiétoit et le hâta. M. le
Prince le pria de passer à Chantilly, et il lui donna
une fête magnifique avec ce goût exquis qui, en ce
genre, est l'apanage particulier aux Condé. De là
Portland continua son chemin par la Flandre ; non-
seulement il eut la permission du roi d'y voir toutes
les places qu'il voudrait, mais il le fit accompagner
par des ingénieurs avec ordre de les lui bien montrer.
Il fut reçu partout avec les plus grands honneurs,
et eut toujours un capitaine et cinquante hommes
de garde. Le bout d'un si brillant voyage fut de
trouver à sa cour un jeune et nouveau compétiteur
qui prit bientôt le dessus, et qui ne lui laissa que les
restes de l'ancienne confiance, et le regret d'une
absence qui l'avoit laissé établir. Sur son départ de
Paris, il avoit affecté de répandre que tant que le
roi Jacques seroit à Saint-Germain la reine d'An-
gleterre ne seroit point payée du douaire qui lui
avoit été accordé à la paix, et il tint parole.
XVII. —MORT DE RACINE
Presque en même temps, on perdit le célèbre
Racine, si connu par ses belles pièces de théâtre.
Personne n' avoit plus de fonds d'esprit, ni plus
agréablement tourné ; rien du poëte dans son com-
merce, et tout de l'honnête homme, de l'homme
modeste, et sur la fin, de l'homme de bien. Il avoit
LA COUR DE LOUIS XIV 103
les amis les plus illustres à la cour, aussi bien que
parmi les gens de lettres : c'est à eux à qui je laisse
d'en parler, mieux que je ne pourrois faire. Il fit,
pour l'amusement du roi et de Mme de Maintenon,
et pour exercer les demoiselles de Saint-Cyr, deux
chefs-d'œuvre en pièces de théâtre : Eslher et Athalie,
d'autant plus difficiles qu'il n'y a point d'amour,
et que ce sont des tragédies saintes, où la vérité de
l'histoire est d'autant plus conservée que le respect
dû à l'Écriture sainte n'y pourroit souffrir d'altéra-
tion. La comtesse d'Ayen et Mme de Caylus sur
toutes excellèrent à les jouer, devant le roi et le
triage le plus étroit et le plus privilégié, chez Mme
de Maintenon. A Saint-Cyr, toute la cour y fut
plusieurs fois admise, mais avec choix. Racine fut
chargé de l'histoire du roi, conjointement avec
Despréaux, son ami. Cet emploi, ces pièces, dont
je viens de parler, ses amis lui acquirent des pri-
vances. Il arrivoit même quelquefois que le roi n'avoit
point de ministres chez Mme de Maintenon, comme
les vendredis, surtout quand le mauvais temps de
l'hiver y rendoit les séances fort longues ; ils en-
voyoient chercher Racine pour les amuser. Malheu-
reusement pour lui, il étoit sujet à des distractions
fort grandes.
Il arriva qu'un soir qu'il étoit entre le roi et Mme
de Maintenon, chez elle, la conversation tomba sur
les théâtres de Paris. Après avoir épuisé l'opéra, on
tomba sur la comédie. Le roi s'informa des pièces
et des acteurs, et demanda à Racine pourquoi, à
ce qu'il entendoit dire, la comédie étoit si fort
tombée de ce qu'il l'avoit vue autrefois. Racine lui
en donna plusieurs raisons, et conclut par celle qui,
à son avis, y avoit le plus de part, qui étoit que,
faute d'auteurs et de bonnes pièces nouvelles, les
comédiens en donnoient d'anciennes, et entre autres
104 SAINT-SIMON :
ces pièces de Scarron, qui ne valoient rien et qui
rebutoient tout le monde. A ce mot, la pauvre veuve
rougit, non pas de la réputation du cul-de-jatte
attaquée, mais d'entendre prononcer son nom, et
devant le successeur. Le roi s'embarrassa, le silence
qui se fit tout d'un coup réveilla le malheureux
Racine, qui sentit le puits dans lequel sa funeste
distraction le venoit de précipiter. Il demeura le plus
confondu des trois, sans plus oser lever les yeux ni
ouvrir la bouche. Ce silence ne laissa pas de durer
plus que quelques moments, tant la surprise fut dure
et profonde. La fin fut que le roi renvoya Racine,
disant qu'il alloit travailler. Il sortit éperdu et gagna
comme il put la chambre de Cavoye. C'étoit son ami,
il lui conta sa sottise. Elle fut telle, qu'il n'y avoit
point à la pouvoir raccommoder. Oncques depuis,
le roi ni Mme de Maintenon ne parlèrent à Racine,
ni même le regardèrent. Il en conçut un si profond
chagrin, qu'il en tomba en langueur, et ne vécut
pas deux ans depuis. Il les mit bien à profit pour
son salut. Il se fit enterrer à Port-Royal des Champs,
avec les illustres habitants duquel il avoit eu •des
liaisons dès sa jeunesse, que sa vie poétique avoit
même peu interrompues, quoiqu'elle fût bien éloignée
de leur approbation.
XVIII. — MORT DE LE NOTRE
Le Nôtre mourut presque en même temps, après
avoir vécu quatre-vingt-huit ans dans une santé
parfaite, [avec] sa tête et toute la justesse et le bon
goût de sa capacité, illustre pour avoir le premier
donné les divers dessins de ces beaux jardins qui
décorent la France, et qui ont tellement effacé la
I
LA COUR DE LOUIS XIV 105
réputation de ceux d'Italie qui, en effet, ne sont
plus rien en comparaison, que les plus fameux
maîtres en ce genre viennent d'Italie apprendre et
admirer ici. Le Nôtre avoit une probité, une exacti-
tude et une droiture qui le faisoit estimer et aimer
de tout le monde. Jamais il ne sortit de son état ni
ne se méconnut, et fut toujours parfaitement désin-
téressé. Il travailloit pour les particuliers comme pour
le roi , et avec la même application ; ne cherchoit
qu'à aider la nature, et à réduire le vrai beau aux
moins de frais qu'il pouvoit ; il avoit une naïveté et
une vérité charmante. Le pape pria le roi de le lui
prêter pour quelques mois. En entrant dans la
chambre du pape, au lieu de se mettre à genoux,
il courut à lui. « Eh ! bonjour, lui dit-il, mon
révérend père, en lui sautant au cou, et l'embras-
sant et le baisant des deux côtés. Eh ! que vous
avez bon visage, et que je suis aise de vous voir et
en si bonne santé ! » Le pape, qui étoit Clément X,
Altieri, se mit à rire de tout son cœur. Il fut ravi de
cette bizarre entrée, et lui fit mille amitiés.
A son retour le roi le mena dans ses jardins de
Versailles , où il lui montra ce qu'il y avoit fait depuis
son absence. A la colonnade il ne disoit mot. Le roi
le pressa d'en dire son avis : « Eh bien ! sire, que
voulez-vous que je vous dise ? d'un maçon vous
avez fait un jardinier (c' étoit Mansart) , il vous a
donné un plat de « son métier. » Le roi se tut et
chacun sourit ; et il étoit vrai que ce morceau
d'architecture, qui n'étoit rien moins qu'une fon-
taine et qui la vouloit être, étoit fort déplacé dans
un jardin. Un mois avant sa mort, le roi, qui
aimoit à le voir et à le faire causer, le mena dans
ses jardins, et à cause de son grand âge, le fit
mettre dans une chaise que des porteurs rouloient
à côté de la sienne, et Le Nôtre disoit là : « Ah ! mon
io6 SAINT-SIMON :
pauvre père, si tu vivois et que tu pusses voir un
pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener
en chaise à côté du plus grand roi d monde, rien
ne manqueroit à ma joie. » Il étoit intendant des
bâtiments et logeoit aux Tuileries, dont il avoit soin
du jardin, qui est de lui, et du palais. Tout ce qu'il
a fait est encore fort au-dessus de tout ce qui a été
fait depuis, quelque soin qu'on ait pris de l'imiter et
de travailler d'après lui le plus qu'il a été possible. Il
disoit des parterres qu'ils n'étoient bons que pour les
nourrices qui, ne pouvant quitter leurs enfants, s'y
promenoient des yeux et les admiroient du deuxième
étage. Il y excelloit néanmoins comme dans toutes
les parties des jardins, mais il n'en faisoit aucune
estime, et il avoit raison, car c'est où on ne se pro-
mène jamais.
XIX.— DÉCLARATION DU ROI D'ESPAGNE
Le lundi 15 novembre, le roi partit de Fontaine-
bleau entre neuf et dix heures, n'ayant dans son
carrosse que Mgr le duc de Bourgogne, Mme la
duchesse de Bourgogne, Mme la princesse de Conti,
et la duchesse du Lude, mangea un morceau sans
en sortir, et arriva à Versailles sur les quatre heures.
Monseigneur alla dîner à Meudon pour y demeurer
quelques jours, et Monsieur et Madame à Paris.
En chemin, l'ambassadeur d'Espagne reçut un
courrier avec de nouveaux ordres et de nouveaux
empressements pour demander M. le duc d'Anjou.
La cour se trouva fort grosse à Versailles, que la
curiosité y avoit rassemblée dès le jour même de
l'arrivée du roi.
Le lendemain, mardi 16 novembre, le roi, au sortir
LA COUR DE LOUIS XIV 107
de son lever, fit entrer l'ambassadeur d'Espagne
dans son cabinet, où M. le duc d'Anjou s'étoit rendu
par les derrières. Le roi, le lui montrant, lui dit qu'il
le pouvoit saluer comme son roi. Aussitôt il se jeta
à genoux à la manière espagnole, et lui fit un assez
long compliment en cette langue. Le roi lui dit qu'il
ne l'entendoit pas encore, et que c'étoit à lui à ré-
pondre pour son petit-fils. Tout aussitôt après, le
roi fit, contre toute coutume, ouvrir les deux bat-
tants de la porte de son cabinet, et commanda à
tout le monde qui étoit là presque en foule d'entrer ;
puis, passant majestueusement les yeux sur la nom-
breuse compagnie : « Messieurs, leur dit-il en mon-
trant le duc d'Anjou, voilà le roi d'Espagne. La
naissance l'appeloit à cette couronne, le feu roi
aussi par son testament, toute la nation l'a souhaité
et me l'a demandé instamment ; c'étoit l'ordre du
ciel ; je l'ai accordé avec plaisir. » Et se tournant à
son petit-fils : « Soyez bon Espagnol, c'est présente-
ment votre premier devoir, mais souvenez-vous que
vous êtes né François, pour entretenir l'union entre
les deux nations ; c'est le moyen de les ■ rendre
heureuses et de conserver la paix de l'Europe. »
Montrant après du doigt son petit-fils à l'ambassa-
deur : « S'il suit mes conseils, lui dit-il, vous serez
grand seigneur, et bientôt ; il ne sauroit mieux
faire que de suivre vos avis. »
Ce premier brouhaha du courtisan passé, les deux
autres fils de France arrivèrent, et tous trois s'em-
brassèrent tendrement et les larmes aux yeux à
plusieurs reprises. Zinzendorf, envoyé de l'empereur,
qui a depuis fait une grande fortune à Vienne, avoit
demandé audience dans l'ignorance de ce qui se
devoit passer, et dans la même ignorance attendoit
en bas dans la salle des ambassadeurs que l'introduc-
teur le vînt chercher pour donner part de la naissance
108 SAINT-SIMON :
de l'archiduc, petit-fils de l'empereur, qui mourut
bientôt après. Il monta donc sans rien savoir de ce
qui venoit de se passer. Le roi fit passer le nouveau
monarque et l'ambassadeur d'Espagne dans ses
arrière-cabinets, puis fit entrer Zinzendorf, qui
n'apprit qu'en sortant le fâcheux contretemps dans
lequel il étoit tombé. Ensuite le roi alla à la messe
à la tribune, à l'ordinaire, mais le roi d'Espagne avec
lui et à sa droite. A la tribune, la maison royale, c'est-
à-dire jusqu'aux petits-fils de France inclusivement,
et non plus, se mettoient à la rangette et de suite sur le
drap de pied du roi ; et comme là, à la différence du
prie-Dieu, ils étoient tous appuyés comme lui sur la
balustrade couverte du tapis, il n'y a voit que le roi
seul qui eût un carreau par-dessus la banquette,
et eux tous étoient à genoux sur la banquette cou-
verte du même drap de pied, et tous sans carreau.
Arrivant à la tribune, il ne se trouva que le carreau
du roi, qui le prit et le présenta au roi d'Espagne,
lequel n'ayant pas voulu l'accepter, il fut mis à côté,
et tous deux entendirent la messe sans carreau.
Mais après il y en eut toujours deux quand ils
ail oient à la même messe, ce qui arriva fort souvent.
Revenant de la messe, le roi s'arrêta dans la pièce
du lit du grand appartement, et dit au roi d'Espagne
que désormais ce seroit le sien ; il y coucha dès le
même soir, et il y reçut toute la cour qui en foule
alla lui rendre ses respects. Villequier, premier gentil-
homme de la chambre du roi, en survivance du duc
d' Aumont , son père, eut ordre de le servir ; et le roi
lui céda deux de ses cabinets, où on entre de cette
pièce, pour s'y tenir lorsqu'il seroit en particulier,
et ne pas rompre la communication des deux ailes
qui n'est que par ce grand appartement.
Dès le même jour on sut que le roi d'Espagne
partirait le Ier décembre ; qu'il seroit accompagné
LA COUR DE LOUIS XIV 109
des deux princes, ses frères, qui demandèrent d'aller
jusqu'à la frontière ; que M. de Beauvilliers auroit
l'autorité dans tout le voyage sur les princes et les
courtisans, et le commandement seul sur les gardes,
les troupes, les officiers et la suite, et qu'il régleroit,
disposerait seul de toutes choses. Le maréchal-duc
de Noailles lui fut joint, non pour se mêler, ni or-
donner de quoi que ce soit en sa présence, quoique
maréchal de France et capitaine des gardes du
corps, mais pour le suppléer en tout en cas de
maladie ou d'absence du lieu où seroient les princes.
Toute la jeunesse de la cour, de l'âge à peu près des
princes, eut permission de faire le voyage, et beau-
coup y allèrent ou entre eux ou dans les carrosses de
suite. On sut encore que de Saint- Jean de Luz,
après la séparation, les deux princes iroient voir la
Provence et le Languedoc, passant par un coin du
Dauphiné ; qu'ils reviendraient par Lyon, et que le
voyage serait de quatre mois. Cent vingt gardes sous
Vaudreuil, lieutenant, et Mon tesson, enseigne, avec
des exempts, furent commandés pour les suivre, et
MM. de Beauvilliers et de Noailles eurent chacun
cinquante mille livres pour leur voyage.
Monseigneur, qui savoit l'heure que le roi s'étoit
réglée pour la déclaration du roi d'Espagne, l'apprit
à ceux qui étoient à Meudon ; et Monsieur, qui en
eut le secret en partant de Fontainebleau, se mit sous
sa pendule dans l'impatience de l'annoncer, et quel-
ques minutes avant l'heure ne put s'empêcher de
dire à sa cour qu'elle alloit apprendre une grande
nouvelle, qu'il leur dit, dès que l'aiguille arrivée
sur l'heure le lui permit. Dès le vendredi précédent,
Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Anjou et l'am-
bassadeur d'Espagne le surent, et en gardèrent si
bien le secret qu'il n'en transpira rien à leur air ni à
leurs manières. Mme la duchesse de Bourgogne le
no SAINT-SIMON :
sut en arrivant de Fontainebleau, et M. le duc de
Berry le lundi matin. Leur joie fut extrême, quoique
mêlée de l'amertume de se séparer; ils étoient tendre-
ment unis, et, si la vivacité et l'enfance excitoient
quelquefois de petites riottes entre le premier et le
troisième, c'étoit toujours le second, naturellement
sage, froid et réservé, qui les raccommodoit.
Aussitôt après la déclaration, le roi la manda par
le premier écuyer au roi et à la reine d'Angleterre.
L'après-dînée le roi d'Espagne alla voir Monseigneur
à Meudon, qui le reçut à la portière et le conduisit
de même. Il le fit toujours passer devant lui partout,
et lui donna de la Majesté ; en public ils demeurè-
rent debout. Monseigneur parut hors de lui de joie.
Il répétoit souvent que jamais homme ne s'étoit
trouvé en état de dire comme lui : Le roi mon père,
et le roi mon fils. S'il a voit su la prophétie qui dès
sa naissance avoit dit de lui : Fils de roi, père de
roi, et jamais roi, et que tout le monde avoit ouï
répéter mille fois, je pense que, quelque vaines que
soient ces prophéties, il ne s'en seroit pas tant
réjoui. Depuis cette déclaration, le roi d'Espagne
fut traité comme le roi d'Angleterre. Il avoit à
souper un fauteuil et son cadenas à la droite du roi,
Monseigneur et le reste de la famille royale, des
ployants au bout, et au retour de la table à l'ordi-
naire, pour boire, une soucoupe et un verre couvert,
et l'essai comme pour le roi. Ils ne se voyoient en
public qu'à la chapelle, et pour y aller et en revenir,
et à souper, au sortir duquel le roi le conduisoit
jusqu'à la porte de la galerie. Il vit le roi et la reine
d'Angleterre à Versailles et à Saint-Germain, et ils
se traitèrent comme le roi et le roi d'Angleterre en
tout, mais les trois rois ne se trouvèrent jamais nulle
part tous trois ensemble. Dans le particulier, c'est-
à-dire dans les cabinets et chez Mme de Maintenon,
LA COUR DE LOUIS XIV ni
il vivoit en duc d'Anjou avec le roi qui, au premier
souper, se tourna à l'ambassadeur d'Espagne, et lui
dit qu'il croyoit encore que tout ceci étoit un songe.
Il ne vit qu'une fois Mme la duchesse de Bourgogne
et Mgrs ses frères, en cérémonie, chez lui et chez
eux. La visite se passa comme la première du roi
d'Angleterre, et de même avec Monsieur et Madame
qu'il alla voir à Paris. Quand il sortoit ou rentroit,
la garde battoit aux champs ; en un mot toute égalité
avec le roi. Lorsque, allant ou venant de la messe,
ils passoient ensemble le grand appartement, le roi
prenoit la droite, et à la dernière pièce la quittoit au
roi d'Espagne, parce qu'alors il n'étoit plus dans son
appartement. Les soirs il les passoit chez Mme de
Maintenon, dans des pièces séparées de celles où
elle étoit avec le roi, et là il jouoit à toutes sortes
de jeux, et le plus ordinairement à courre comme
des enfants avec Mgrs ses frères, Mme la duchesse
de Bourgogne qui s'occupoit fort de l'amuser et ce
petit nombre de dames à qui cet accès étoit permis.
Le nonce et l'ambassadeur de Venise, un moment
après la déclaration, fendirent la presse et allèrent
témoigner leur joie au roi et au nouveau roi, ce
qui fut extrêmement remarqué. Les autres ministres
étrangers se tinrent sur la réserve, assez embarras-
sés ; mais l'état de Zinzendorf, qui demeura quelque
temps dans le salon au sortir de son audience, fut
une chose tout à fait singulière et curieuse. Je pense
qu'il eût acheté cher un mot d'avis à temps d'être
demeuré à Paris. Bientôt après l'ambassadeur de
Savoie, et tous les ministres des princes . d'Italie,
vinrent saluer et féliciter le roi d'Espagne. .
Le mercredi 17 novembre, Harcourt fut déclaré
duc héréditaire et ambassadeur en Espagne, avec
ordre d'attendre le roi d'Espagne à Bayonne et de
l'accompagner à Madrid. Tallard étoit encore à
ii2 SAINT-SIMON :
Versailles sur son départ pour retourner à Londres,
où le roi d'Angleterre étoit arrivé de Hollande.
C'étoit l'homme du monde le plus rongé d'ambition
et de politique. Il fut si outré de voir son traité de
partage renversé, et Harcourt duc héréditaire, qu'il
en pensa perdre l'esprit. On le voyoit des fenêtres
du château se promener tout seul dans le jardin,
sur les parterres, ses bras en croix sur sa poitrine,
son chapeau sur ses yeux, parlant tout seul et gesti-
culant parfois comme un possédé. Il a voit voulu,
comme nous l'avons vu, se donner l'honneur du
traité de partage, comme Harcourt laissoit croire
tant qu'il pouvoit que le testament étoit son ouvrage,
dont il n'avoit jamais su un mot que par l'ouverture
de la dépêche du roi à Bayonne, comme je l'ai
raconté, ni Tallard n'avoit eu d'autre part au traité
de partage que la signature. Dans cet état de rage,
ce dernier, arrivant pour dîner chez Torcy, trouva
qu'on étoit à table, et, perçant dans une autre pièce
sans dire mot, y jeta son chapeau et sa perruque
sur des sièges, et se mit à déclamer tout haut et tout
seul sur l'utilité du traité de partage, les dangers de
l'acceptation du testament, le bonheur d'Harcourt
qui, sans y avoir rien fait, lui enlevoit sa récompense.
Tout cela fut accompagné de tant de dépit, de
jalousie, mais surtout de grimaces et de postures si
étranges, qu'à la fin il fut ramené à lui-même par
un éclat de rire dont le grand bruit le fit soudaine-
ment retourner en tressaillant, et il vit alors sept
ou huit personnes à table, environnées de valets,
qui mangeoient dans la même pièce, et qui s'étant
prolongé le plus qu'ils avoient pu le plaisir de l'en-
tendre, et celui de le voir par la glace vers laquelle
il étoit tourné debout à la cheminée, n'avoient pu y
tenir plus longtemps, avoient tous à la fois laissé
échapper ce grand éclat de rire. On peut juger de ce
LA COUR DE LOUIS XIV 113
que devint Tallard à ce réveil, et tous les contes qui
en coururent par Versailles.
Le vendredi 19 novembre, le roi d'Espagne prit le
grand deuil. Villequier dans les appartements, et
ailleurs un lieutenant des gardes , portèrent la queue
de son manteau. Deux jours après, le roi le prit en
violet à l'ordinaire et drapa ainsi que ceux qui
drapent avec lui. Le lundi 22 on eut des lettres de
l'électeur de Bavière, de Bruxelles, pour reconnoître
le roi d'Espagne. Il le fit proclamer parmi les Te
Deum, les illuminations et les réjouissances, et nomma
le marquis de Bedmar, mestre de camp général des
Pays-Bas, pour venir ici de sa part. Le même jour,
le parlement en corps et en robes rouges, mais sans
fourrures ni mortiers, vint saluer le roi d'Espagne. Le
premier président le harangua, ensuite la chambre des
comptes et les autres cours, conduites par le grand
maître des cérémonies. Le roi d'Espagne ne se leva
point de son fauteuil pour pas un de ces corps, mais il
demeura toujours découvert. Chez le prince de Galles
à Saint-Germain, et chez Monsieur à Paris, il ne
s'assit point et fut reçu et conduit à sa portière
comme il avoit été à Meudon. Le mercredi 24, le roi
alla à Marly jusqu'au samedi suivant ; le roi d'Es-
pagne fut du voyage. Tout s'y passa comme à Ver-
sailles, excepté qu'il fut davantage parmi tout le
monde dans le salon. Il mangea toujours à la table
du roi, dans un fauteuil à sa droite.
L'ambassadeur de Hollande, contre tout usage des
ministres étrangers, alla par les derrières chez Torcy
se plaindre amèrement de l'acceptation du testa-
ment, de la part de ses maîtres. L'ambassadeur
d'Espagne y amena le marquis de Bedmar, que le
roi vit longtemps seul dans son cabinet. Le prince
de Chimay et quelques autres Espagnols et Flamands
qui les accompagnoient saluèrent aussi les deux
ii4 SAINT-SIMON :
rois ; le nôtre les promena dans les jardins, et leur
en fit les honneurs en présence du roi d'Espagne.
Ils furent surpris de ce que le roi fit à l'ordinaire
couvrir tout le monde et eux-mêmes ; il s'en aperçut,
et leur dit que jamais on ne se couvroit devant lui,
mais qu'aux promenades il ne vouloit pas que per-
sonne s'enrhumât.
Le dimanche 28, l'ambassadeur d'Espagne apporta
au roi des lettres de M. de Vaudemont, gouverneur
du Milanois, qui y a voit fait proclamer le roi d'Es-
pagne, avec les mêmes démonstrations de joie qu'à
Bruxelles, et qui donnoit les mêmes assurances de
fidélité. Bedmar retourna en Flandre, après avoir
encore entretenu le roi, auquel il plut fort. Les cour-
riers d'Espagne pleuvoient, avec des remercîments
et des joies nonpareilles dans les lettres de la junte.
Le Ier décembre, le chancelier, à la tête du conseil
en corps, alla prendre congé du roi d'Espagne, mais
sans harangue, l'usage du conseil étant de ne
haranguer pas même le roi. Le lundi 2, le roi d'Es-
pagne fit grand d'Espagne de la première classe le
marquis de Castel dos Rios, ambassadeur d'Espagne,
et prit sans cérémonie la Toison d'or, conservant
l'ordre du Saint-Esprit, qui par ses statuts est com-
patible avec cet ordre et celui de la Jarretière seule-
ment. Il la porta avec un ruban noir cordonné, en
attendant d'en recevoir le collier en Espagne par le
plus ancien chevalier. La manière de porter la Toison
a fort varié, et est maintenant fixée au ruban rouge
onde au cou. D'abord ce fut pour tous les jours un
petit collier léger sur le modèle de celui des jours de
cérémonie ; il dégénéra en chaîne ordinaire, puis se
mit à la boutonnière par commodité. Un ruban
succéda à la chaîne, soit au cou, soit à la boutonnière,
et, comme il n'étoit pas de l'institution, la couleur en
fut indifférente ; enfin la noire prévalut par l'exemple
LA COUR DE LOUIS XIV 115
et le nombre des chevaliers graves et âgés, jusqu'à
ce que l'électeur de Bavière, étant devenu gouver-
neur des Pays-Bas, préféra le rouge comme d'un
plus ancien usage et plus parant. A son exemple,
tous les chevaliers de la Toison des Pays-Bas et
d'Allemagne prirent le ruban rouge onde, et le roi
d'Espagne le prit de même bientôt après l'avoir
porté en noir, et personne depuis ne l'a plus porté
autrement, ni à la boutonnière, que pour la chasse.
La maison royale, les princes et princesses du sang,
toute la cour, le nonce, les ambassadeurs de Venise
et de Savoie, les ministres des princes d'Italie prirent
congé du roi d'Espagne, qui ne fit aucune visite
d'adieu. Le roi donna aux princes ses petits-fils
vingt et une bourses de mille louis chacune, pour
leur poche et leurs menus plaisirs pendant le voyage,
et beaucoup d'argent d'ailleurs pour les libéralités.
Enfin le samedi 4 décembre, le roi d'Espagne alla
chez le roi avant aucune entrée, et y resta longtemps
seul, puis descendit chez Monseigneur avec qui il
fut aussi seul longtemps. Tous entendirent la messe
ensemble à la tribune ; la foule des courtisans étoit
incroyable. Au sortir de la messe ils montèrent tout
de suite en carrosse : Mme la duchesse de Bourgogne
entre les deux rois au fond, Monseigneur au devant
entre Mgrs ses autres deux fils, Monsieur à une
portière et Madame à l'autre, environnés en pompe de
beaucoup plus de gardes que d'ordinaire, des gens
d'armes et des chevau-légers ; tout le chemin jusqu'à
Sceaux jonché de carrosses et de peuple, et Sceaux,
où ils arrivèrent un peu après midi, plein de dames
et de courtisans, gardé par les deux compagnies des
mousquetaires. Dès qu'ils eurent mis pied à terre,
le roi traversa tout l'appartement bas, entra seul
dans la dernière pièce avec le roi d'Espagne, et fit
demeurer tout le monde dans le salon. Un quart
n6 SAINT-SIMON :
d'heure après il appela Monseigneur qui et oit resté
aussi dans le salon, et quelque temps après l'am-
bassadeur d'Espagne, qui prit là congé du roi son
maître. Un moment après il fît entrer ensemble Mgr
et Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc de
Berry, Monsieur et Madame, et après un court
intervalle les princes et les princesses du sang. La
porte étoit ouverte à deux battants, et du salon on
les voyoit tous pleurer avec amertume. Le roi dit
au roi d'Espagne, en lui présentant ces princes :
« Voici les princes de mon sang et du vôtre ; les deux
nations présentement ne doivent plus se regarder
que comme une même nation : ils doivent avoir les
mêmes intérêts ; ainsi je souhaite que ces princes
soient attachés à vous comme à moi ; vous ne sauriez
avoir d'amis plus fidèles ni plus assurés. » Tout
cela dura bien une heure et demie. A la fin il fallut
se séparer. Le roi conduisit le roi d'Espagne jusqu'au
bout de l'appartement, et l'embrassa à plusieurs
reprises et le tenant longtemps dans ses bras, Mon-
seigneur de même. Le spectacle fut extrêmement
touchant.
Le roi rentra quelque temps pour se remettre,
Monseigneur monta seul en calèche et s'en alla à
Meudon, et le roi d'Espagne avec Mgrs ses frères et
M. de Noailles dans son carrosse pour aller coucher
à Chartres. Le roi se promena ensuite en calèche
avec Mme la duchesse de Bourgogne, Monsieur et
Madame, puis retournèrent tous à Versailles. Des-
granges, maître des cérémonies, et Noblet, un des
premiers commis de Torcy, pour servir de secrétaire,
suivirent au voyage. Louville, de qui j'ai souvent
parlé, Montriel et Valouse pour écuyers, Hersent,
premier valet de garde-robe, et Laroche pour premier
valet de chambre, suivirent pour demeurer en
Espagne, avec quelques menus domestiques de
LA COUR DE LOUIS XIV 117
chambre et de garde-robe, et quelques gens pour
la bouche et de médecine.
M. de Beauvilliers , qui se crevoit de quinquina
pour arrêter une fièvre opiniâtre accompagnée d'un
fâcheux dévoiement, mena Mme sa femme à qui
Mmes de Cheverny et de Rasilly tinrent compagnie.
Le roi voulut absolument qu'il se mît en chemin et
qu'il tâchât de faire le voyage. Il l'entretint long-
temps le lundi matin avant que personne fût entré,
ni lui sorti du lit, d'où M. de Beauvilliers monta
tout de suite en carrosse pour aller coucher à Étampes
et joindre le roi d'Espagne le lendemain à Orléans.
Laissons-les aller, et admirons la Providence qui
se joue des pensées des hommes et dispose des États.
Qu'auroient dit Ferdinand et Isabelle, Charles-Quint
et Philippe II qui ont voulu envahir la France à tant
de différentes reprises, qui ont été si accusés d'as-
pirer à la monarchie universelle, et Philippe IV
même, avec toutes ses précautions au mariage du
roi et à la paix des Pyrénées, de voir un fils de
France devenir roi d'Espagne par le testament du
dernier de leur sang en Espagne, et par le vœu
universel de tous les Espagnols, sans dessein, sans
intrigue, sans une amorce tirée de notre part, et à
l'insu du roi, à son extrême surprise et de tous ses
ministres, et qui n'eut que l'embarras de se déter-
miner et la peine d'accepter ? Que de grandes et sages
réflexions à faire, mais qui ne seroient pas en place
dans ces Mémoires !
XX. — MORT DE MONSIEUR
Monsieur étoit toujours à Saint-Cloud, dans la
même situation de cœur et d'esprit, et gardant avec
n8 SAINT-SIMON :
le roi la même conduite que j'ai expliquée. C'étoit
pour lui être hors de son centre, à la foiblesse dont
il étoit, et à l'habitude de toute sa vie d'une grande
soumission et d'un grand attachement pour le roi,
et de vivre avec lui, dans le particulier, dans une
liberté de frère, et d'en être traité en frère aussi
avec toutes sortes de soins, d'amitié et d'égards,
dans tout ce qui n'alloit point à faire de Monsieur
un personnage. Lui ni Madame n'avoient pas mal
au bout du doigt que le roi n'y allât dans l'instant,
et souvent après, pour peu que le mal durât. Il y
avoit six semaines que Madame avoit la fièvre
double tierce, à laquelle elle ne vouloit rien faire,
parce qu'elle se traitoit a sa mode allemande, et ne
faisoit pas cas des remèdes ni des médecins. Le roi
qui, outre l'affaire de M. le duc de Chartres, étoit
secrètement outré contre elle, comme on le verra
bientôt, n'a voit point été la voir, quoique Monsieur
l'en eût pressé dans ces tours légers qu'il venoit faire
sans coucher. Cela étoit pris par Monsieur, qui ignoroit
le fait particulier de Madame au roi, pour une marque
publique d'une inconsidération extrême, et comme
il étoit glorieux et sensible, il en étoit piqué au
dernier point.
D'autres peines d'esprit le tourmentoient encore.
Il avoit depuis quelque temps un confesseur qui,
bien que jésuite, le tenoit de plus court qu'il pouvoit ;
c'étoit un gentilhomme de bon lieu et de Bretagne,
qui s'appeloit le P. du Trévoux. Il lui retrancha,
non-seulement d'étranges plaisirs, mais beaucoup
de ceux qu'il se croyoit permis, pour pénitence de
.sa vie passée. Il lui représentoit fort souvent qu'il
ne se vouloit pas damner pour lui, et que si sa con-
duite lui paroissoit trop dure, il n'auroit nul déplaisir
de lui voir prendre un autre confesseur. A cela il
ajoutoit qu'il prît bien garde à lui, qu'il étoit vieux,
LA COUR DE LOUIS XIV 119
usé de débauche, gras, court de cou, et que, selon
toute apparence, il mourroit d'apoplexie, et bientôt.
C'étoient là d'épouvantables paroles pour un prince
le plus voluptueux et le plus attaché à la vie qu'on
eût vu de longtemps, qui l'avoit toujours passée
dans la plus molle oisiveté, et qui étoit le plus in-
capable par nature d'aucune application, d'aucune
lecture sérieuse, ni de rentrer en lui-même. Il crai-
gnoit le diable, il se souvenoit que son précédent
confesseur n'avoit pas voulu mourir dans cet emploi,
et qu'avant sa mort il lui avoit tenu les mêmes dis-
cours. L'impression qu'ils lui firent le força de rentrer
un peu en lui-même, et de vivre d'une manière qui
depuis quelque temps pouvoit passer pour serrée à
son égard. Il faisoit à reprises beaucoup de prières,
obéissoit à son confesseur, lui rendoit compte de la
conduite qu'il lui avoit prescrite sur son jeu, sur ses
autres dépenses, et sur bien d'autres choses, souffroit
avec patience ses fréquents entretiens, et y réfléchis-
soit beaucoup. Il en devint triste, abattu, et parla
moins qu'à i'ordinaire, c'est-à-dire encore comme
trois ou quatre femmes, en sorte que tout le monde
s'aperçut bientôt de ce grand changement. C'en étoit
bien à la fois que ces peines intérieures, et les exté-
rieures du côté du roi, pour un homme aussi foible
que Monsieur, et aussi nouveau à se contraindre, à
être fâché et à le soutenir ; et il étoit difficile que
cela ne fît bientôt une grande révolution dans un
corps aussi plein et aussi grand mangeur, non-seule-
ment à ses repas, mais presque toute la journée.
Le mercredi 8 juin, Monsieur vint de Saint-Cloud
dîner avec le roi à Marly, et, à son ordinaire, entra
dans son cabinet lorsque le conseil d'État en sortit.
Il trouva le roi chagrin de ceux que M. de Chartres
donnoit exprès à sa fille, ne pouvant se prendre à
lui directement. Il étoit amoureux de Mlle de Sery,
120 SAINT-SIMON :
fille d'honneur de Madame, et menoit cela tambour
battant. Le roi prit son thème là-dessus, et fit
sèchement des reproches à Monsieur de la conduite
de son fils. Monsieur qui, dans la position où il étoit,
n' avoit pas besoin de ce début pour se fâcher, ré-
pondit avec aigreur que les pères qui avoient mené
de certaines vies avoient peu de grâce et d'autorité
à reprendre leurs enfants. Le roi, qui sentit le poids
de la réponse, se rabattit sur la patience de sa fille,
et qu'au moins de voit-on éloigner de tels objets de
ses yeux. Monsieur , dont la gourmette étoit rompue,
le fit souvenir, d'une manière piquante, des façons
qu'il avoit eues pour la reine avec ses maîtresses,
jusqu'à leur faire faire les voyages dans son carrosse
avec elle. Le roi outré renchérit, de sorte qu'ils se
mirent tous deux à se parler à pleine tête.
A Marly, les quatre grands appartements en bas
étoient pareils et seulement de trois pièces. La
chambre du roi tenoit au petit salon, et étoit pleine
de courtisans à ces heures-là pour voir passer le roi
s' allant mettre à table ; et par de ces usages propres
aux différents lieux, sans qu'on en puisse dire la
cause, la porte du cabinet qui, partout ailleurs,
étoit toujours fermée, demeuroit en tout temps
ouverte à Marly hors le temps du conseil, et il n'y
avoit dessus qu'une portière tirée que l'huissier ne
faisoit que lever pour y laisser entrer. A ce bruit il
entra, et dit au roi qu'on l'entendoit distinctement
de sa chambre et Monsieur aussi, puis ressortit.
L'autre cabinet du roi joignant le premier ne se
fermoit ni de porte ni de portière, il sortoit dans
l'autre petit salon, et il étoit retranché dans sa largeur
pour la chaise percée du roi. Les valets intérieurs se
tenoient toujours dans ce second cabinet, qui avoient
entendu d'un bout à l'autre tout le dialogue que je
viens de rapporter.
LA COUR DE LOUIS XIV 121
L'avis de l'huissier fit baisser le ton, mais n'arrêta
pas les reproches, tellement que Monsieur, hors des
gonds, dit au roi qu'en mariant son fils il lui avoit
promis monts et merveilles, que cependant il n'en
avoit pu arracher encore un gouvernement ; qu'il
avoit passionnément désiré de faire servir son fils
pour l'éloigner de ces amourettes, et que son fils
r avoit aussi fort souhaité, comme il le savoit de
reste, et lui en avoit demandé la grâce avec instance ;
que puisqu'il ne le vouloit pas, il ne s'entendoit point
à l'empêcher de s'amuser pour se consoler. Il ajouta
qu'il ne voyoit que trop la vérité de ce qu'on lui
avoit prédit, qu'il n'auroit que le déshonneur et la
honte de ce mariage sans en tirer jamais aucun
profit. Le roi, de plus en plu; outré de colère, lui
repartit que la guerre l'obligeroit bientôt à faire
plusieurs retranchements ; et que, puisqu'il se mon-
trait si peu complaisant à ses volontés, il commen-
ceroit par ceux de ses pensions avant que retrancher
sur soi-même.
Là-dessus le roi fut averti que sa viande étoit
portée. Ils sortirent un moment après pour se venir
mettre à table, Monsieur d'un rouge enflammé, avec
les yeux étincelants de colère. Son visage ainsi
allumé fit dire à quelqu'une des dames qui et oient
à table et à quelques courtisans derrière, pour cher-
cher à parler, que Monsieur, à le voir, avoit grand
besoin d'être saigné. On le disoit de même à Saint-
Cloud, il y avoit quelque temps, il en crevoit de
besoin, il l'avouoit même, le roi l'en avoit même
pressé plus d'une fois malgré leurs piques. Tancrède,
son premier chirurgien, étoit vieux, saignoit mal et
l' avoit manqué. Il ne vouloit pas se faire saigner par
lui, et pour ne point lui faire de peine il eut la
bonté de ne vouloir pas être saigné par un autre,
et d'en mourir. A ces propos de saignée, le roi lui
122 SAINT-SIMON :
en parla encore, et ajouta qu'il ne savoit à quoi
il tenoit qu'il ne le menât dans sa chambre et qu'il
ne le fît saigner tout à l'heure. Le dîner se passa à
l'ordinaire, et Monsieur y mangea extrêmement,
comme il faisoit à tous ses deux repas, sans parler
du chocolat abondant du matin, et de tout ce qu'il
avaloit de fruits, de pâtisserie, de confitures et de
toutes sortes de friandises toute la journée, dont les
tables de ses cabinets et ses poches étoient toujours
remplies. Au sortir de table, le roi seul, Monseigneur
avec Mme la princesse de Conti, Mgr le duc de
Bourgogne seul, Mme la duchesse de Bourgogne avec
beaucoup de dames, allèrent séparément à Saint-
Germain voir le roi et la reine d'Angleterre. Monsieur,
qui avoit amené Mme la duchesse de Chartres de
Saint-Cloud dîner avec le roi, la mena aussi à Saint-
Germain, d'où il partit pour retourner à Saint-
Cloud avec elle, lorsque le roi arriva à Saint-
Germain.
Le soir après le souper, comme le roi étoit encore
dans son cabinet avec Monseigneur et les princesses
comme à .Versailles, Saint-Pierre arriva de Saint-
Cloud qui demanda à parler au roi de la part de
M. le duc de Chartres. On le fit entrer dans le cabinet,
où il dit au roi que Monsieur avoit eu une grande
foiblesse en soupant, qu'il avoit été saigné, qu'il
étoit mieux, mais qu'on lui avoit donné de l'émé-
tique. Le fait étoit qu'il soupa à son ordinaire avec
les dames qui étoient à Saint-Cloud. Vers l'entremets,
comme il versoit d'un vin de liqueur à Mme de
Bouillon, on s'aperçut qu'il balbutioit et qu'il
montroit quelque chose de la main. Comme il lui
arrivoit quelquefois de leur parler espagnol, quel-
ques dames lui demandèrent ce qu'il disoit, d'autres
s'écrièrent ; tout cela en un instant , et il tomba
en apoplexie sur M. le duc de Chartres qui le retint.
LA COUR DE LOUIS XIV 123
On l'emporta dans le fond de son appartement,
on le secoua, on le promena , on le saigna beaucoup,
on lui donna force émétique, sans en tirer presque
aucun signe de vie.
A cette nouvelle, le roi, qui pour de riens accou-
rait chez Monsieur, passa chez Mme de Maintenon
qu'il fit éveiller ; il fut un quart d'heure avec elle,
puis sur le minuit rentrant chez lui, il commanda
ses carrosses tout prêts, et ordonna au marquis de
Gesvres d'aller à Saint-Cloud et, si Monsieur étoit
plus mal, de revenir l'éveiller pour y aller, et se
coucha. Outre la situation en laquelle ils se trou-
voient ensemble, je pense que le roi soupçonna
quelque artifice pour sortir de ce qui s' étoit passé
entre eux, qu'il alla en consulter Mme de Maintenon,
et qu'il aima mieux manquer à toute bienséance
que de hasarder d'en être la dupe. Mme de Main-
tenon n'aimoit pas Monsieur ; elle le craignoit. Il lui
rendoit peu de devoirs, et avec toute sa timidité et
sa plus que déférence, il lui étoit échappé des traits
sur elle plus d'une fois avec le roi, qui marquoient
son mépris, et la honte qu'il avoit de l'opinion
publique. Elle n' étoit donc pas pressée de porter le
roi à lui rendre, et moins encore de lui conseiller de
voyager la nuit, de ne se point coucher, et d'être
témoin d'un aussi triste spectacle et si propre à
toucher et à faire rentrer en soi-même ; et qu'elle
espéra que, si la chose alloit vite, le roi se l' épar-
gnerait ainsi.
Un moment après que le roi fut au lit, arriva un
page de Monsieur. Il dit au roi que Monsieur étoit
mieux, et qu'il venoit demander à M. le prince de
Conti de l'eau de Schaffouse, qui est excellente pour
les apoplexies. Une heure et demie après que le roi
fut couché, Longueville arriva de la part de M. le
duc de Chartres, qui éveilla le roi, et qui lui dit que
124 SAINT-SIMON :
Témétique ne faisoit aucun effet, et que Monsieur
étoit fort mal. Le roi se leva, partit et trouva le
marquis de Gesvres en chemin qui l'alloit avertir ;
il l'arrêta et lui dit les mêmes nouvelles. On peut
juger quelle rumeur et quel désordre cette nuit à
Marly, et quelle horreur à Saint-Cloud, ce palais
des délices. Tout ce qui étoit à Marly courut comme
il put à Saint-Cloud ; on s'embarquoit avec les plus
tôt prêts ; et chacun, hommes et femmes, se jetoient
et s'entassoient dans les carrosses sans choix et sans
façon. Monseigneur alla avec Mme la Duchesse. Il
fut si frappé, par rapport à l'état duquel il ne faisoit
que sortir, que ce fut tout ce que put faire un
écuyer de Mme la Duchesse, qui se trouva là, de le
traîner et le porter presque et tout tremblant dans
le carrosse. Le roi arriva à Saint-Cloud avant trois
heures du matin. Monsieur n'avoit pas eu un moment
de connoissance depuis qu'il s'étoit trouvé mal. Il
n'en eut qu'un rayon d'un instant, tandis que sur
le matin le P. du Trévoux étoit allé dire la messe,
et ce rayon même ne revint plus.
Les spectacles les plus horribles ont souvent des
instants de contrastes ridicules. Le P. du Trévoux
revint et crioit à Monsieur : « Monsieur, ne connoissez-
vous pas votre confesseur ? Ne connoissez-vous pas
le bon petit père du Trévoux qui vous parle ? » et
fit rire assez indécemment les moins affligés.
Le roi le parut beaucoup ; naturellement il pleu-
roit aisément, il étoit donc tout en larmes. Il n'avoit
jamais eu lieu que d'aimer Monsieur tendrement ;
quoique mal ensemble depuis deux mois, ces tristes
moments rappellent toute la tendresse ; peut-être
se reprochoit-il d'avoir précipité sa mort par la
scène du matin ; enfin il étoit son cadet de deux
ans, et s'étoit toute sa vie aussi bien porté que lui
et mieux. Le roi entendit la messe à Saint-Cloud, et
LA COUR DE LOUIS XIV 125
sur les huit heures du matin , Monsieur étant sans
aucune espérance, Mme de Maintenon et Mme la
duchesse de Bourgogne l'engagèrent de n'y pas
demeurer davantage, et revinrent avec lui dans son
carrosse. Comme il alloit partir et qu'il faisoit quel-
ques amitiés à M. de Chartres, en pleurant fort tous
deux, ce jeune prince sut profiter du moment. « Eh !
sire, que deviendrai-j e ? lui dit -il en lui embrassant
les cuisses ; je perds Monsieur, et je sais que vous
ne m'aimez point. » Le roi surpris et fort touché
l'embrassa, et lui dit tout ce qu'il put de tendre.
En arrivant à Marly, il entra avec Mme la duchesse
de Bourgogne chez Mme de Maintenon. Trois heures
après, M. Fagon, à qui le roi avoit ordonné de ne
point quitter Monsieur qu'il ne fût mort ou mieux,
ce qui ne pouvoit arriver que par miracle, lui dit
dès qu'il l'aperçut : « Eh bien ! monsieur Fagon,
mon frère est mort ? — Oui , sire , répondit-il , nul
remède n'a pu agir. » Le roi pleura beaucoup. On le
pressa de manger un morceau chez Mme de Main-
tenon, mais il voulut dîner à l'ordinaire avec les
dames, et les larmes lui coulèrent souvent pendant
le repas, qui fut court, après lequel il se renferma
chez Mme de Maintenon jusqu'à sept heures, qu'il
alla faire un tour dans ses jardins. Il travailla avec
Chamillart, puis avec Pontchartrain pour le céré-
monial de la mort de Monsieur, et donna là-dessus
ses ordres à Desgranges, maître des cérémonies,
Dreux, grand maître, étant à l'armée d'Italie. Il
soupa une heure plus tôt qu'à l'ordinaire , et se coucha
fort tôt après. Il avoit eu sur les cinq heures la
visite du roi et de la reine d'Angleterre, qui ne dura
qu'un moment.
Au départ du roi la foule s'écoula de Saint-Cloud
peu à peu, en sorte que Monsieur mourant, jeté sur
un lit de repos dans son cabinet, demeura exposé
126 SAINT-SIMON :
aux marmitons et aux bas officiers, qui la plupart,
par affection ou par intérêt, étoient fort affligés.
Les premiers officiers et autres qui perdoient charges
et pensions faisoient retentir l'air de leurs cris,
tandis que toutes ces femmes qui étoient à Saint-
Cloud, et qui perdoient leur considération et tout
leur amusement, couroient çà et là, criant échevelées
comme des bacchantes. La duchesse de La Ferté,
de la seconde fille de qui on a vu plus haut l'étrange
mariage, entra dans ce cabinet, où considérant atten-
tivement ce pauvre prince qui palpitoit encore :
« Pardi, s'écria-t-elle dans la profondeur de ses
réflexions, voilà une fille bien mariée ! — Voilà qui
est bien important aujourd'hui, lui répondit Châ-
tillon qui perdoit tout lui-même, que votre fille soit
bien ou mal mariée ! »
Madame étoit cependant dans son cabinet qui
n'avoit jamais eu ni grande affection ni grande
estime pour Monsieur, mais qui sentoit sa perte
et sa chute, et qui s'écrioit dans sa douleur de toute
sa force : « Point de couvent ! qu'on ne me parle
point de couvent ! je ne veux point de couvent. »
La bonne princesse n'avoit pas perdu le jugement ;
elle savoit que, par son contrat de mariage, elle
devoit opter, devenant veuve, un couvent, ou
l'habitation du château de Montargis. Soit qu'elle
crût sortir plus aisément de l'un que de l'autre, soit
que sentant combien elle avoit à craindre du roi,
quoiqu'elle ne sût pas encore tout, et qu'il lui eût
fait les amitiés ordinaires en pareille occasion, elle
eut encore plus de peur du couvent. Monsieur étant
expiré, elle monta en carrosse avec ses dames, et
s'en alla à Versailles suivie de M. et de Mme la
duchesse de Chartres, et de toutes les personnes qui
étoient à eux.
Le lendemain matin, vendredi, M. de Chartres
LA COUR DE LOUIS XIV 127
vint chez le roi, qui étoit encore au lit et qui lui
parla avec beaucoup d'amitié. Il lui dit qu'il falloit
désormais qu'il le regardât comme son père ; qu'il
auroit soin de sa grandeur et de ses intérêts ; qu'il
oublioit tous les petits sujets de chagrin qu'il avoit
eus contre lui ; qu'il espéroit que de son côté il
les oublieroit aussi ; qu'il le prioit que les avances
d'amitié qu'il lui faisoit servissent à l'attacher plus
à lui, et à lui redonner son cœur comme il lui
redonnoit le sien. On peut juger si M. de Chartres
sut bien répondre.
Après un si affreux spectacle, tant de larmes et
tant de tendresse, personne ne douta que les trois
jours qui restoient du voyage de Marly ne fussent
extrêmement tristes ; lorsque ce même lendemain
de la mort de Monsieur, des dames du palais entrant
chez Mme de Maintenon où étoit le roi avec elle et
Mme la duchesse de Bourgogne sur le midi, elles
l'entendirent de la pièce où elles se tenoient, joignant
la sienne, chantant des prologues d'opéra. Un peu
après , le roi , voyant Mme la duchesse de Bourgogne
fort triste en un coin de la chambre , demanda avec
surprise à Mme de Maintenon ce qu'elle avoit pour
être si mélancolique, et se mit à la réveiller, puis à
jouer avec elle et quelques dames du palais qu'il fit
entrer pour les amuser tous deux. Ce ne fut pas
tout que ce particulier. Au sortir du dîr\er ordinaire,
c'est-à-dire un peu après deux heures, et vingt-six
heures après la mort de Monsieur, Mgr le duc de
Bourgogne demanda au duc de Montfort s'il vouloit
jouer au brelan. « Au brelan ! s'écria Montfort dans
un étonnement extrême, vous n'y songez donc pas,
Monsieur est encore tout chaud. — Pardonnez-moi,
répondit le prince, j'y songe fort bien, mais le roi
ne veut pas qu'on s'ennuie à Marly, m'a ordonné de
faire jouer tout le monde, et de peur que personne
128 SAINT-SIMON :
ne l'osât faire le premier, d'en donner moi l'exemple. »
De sorte qu'ils se mirent à faire un brelan, et que
le salon fut bientôt rempli de tables de jeu.
Telle fut l'affliction du roi, telle celle de Mme de
Main tenon. Elle sentoit la perte de Monsieur comme
une délivrance ; elle avoit peine à retenir sa joie :
elle en eût eu bien davantage à paroître affligée.
Elle voyoit déjà le roi tout consolé, rien ne lui seyoit
mieux que de chercher à le dissiper, et ne lui étoit
plus commode que de hâter la vie ordinaire pour
qu'il ne fût plus question de Monsieur ni d'affliction.
Pour des bienséances, elle ne s'en peina point. La
chose toutefois ne laissa pas d'être scandaleuse, et
tout bas d'être fort trouvée telle. Monseigneur sem-
bloit aimer Monsieur, qui lui donnoit des bals et
des amusements avec toutes sortes d'attention et
de complaisance ; dès le lendemain de sa mort, il
alla courre le loup, et au retour trouva le salon
plein de joueurs, tellement qu'il ne se contraignit
pas plus que les autres. Mgr le duc de Bourgogne et
M. le duc de Berry ne voy oient Monsieur qu'en
représentation, et ne pouvoient être fort sensibles
à sa perte. Mme la duchesse de Bourgogne la fut
extrêmement. C'étoit son grand-père, elle aimoit
tendrement Mme sa mère , qui aimoit fort Monsieur,
et Monsieur marquoit toutes sortes de soins , d'amitié
et d'attentions à Mme la duchesse de Bourgogne , et
l'amusoit de toutes sortes de divertissements. Quoi-
qu'elle n'aimât pas grand'chose, elle aimoit Mon-
sieur, et elle souffrit fort de contraindre sa douleur,
qui dura assez longtemps dans son particulier. On a
vu ci-dessus en deux mots quelle fut la douleur de
Madame.
Pour M. de Chartres la sienne fut extrême, le père
et le fils s'aimoient tendrement. Monsieur étoit doux,
le meilleur homme du monde, qui n'avoit jamais
LA COUR DE LOUIS XIV 129
contraint ni retenu M. son fils. Avec le cœur, l'esprit
étoit aussi fort touché. Outre la grande parure dont
lui étoit un père frère du roi, il lui étoit une barrière
derrière laquelle il se mettoit à couvert du roi, sous
la coupe duquel il retomboit en plein. Sa grandeur,
sa considération , l'aisance de sa maison et de sa vie
en alloient dépendre sans milieu. L'assiduité, les
bienséances, une certaine règle, et pis que tout
cela pour lui, une conduite toute différente avec
Mme sa femme, alloient devenir la mesure de tout
ce qu'il pouvoit attendre du roi. Mme la duchesse
de Chartres, quoique bien traitée de Monsieur, fut
ravie d'être délivrée d'une barrière entre le roi et
elle qui laissoit à M. son mari toute liberté d'en user
avec elle comme il lui plaisoit, et des devoirs qui la
tiroient plus souvent qu'elle ne vouloit de la cour
pour suivre Monsieur à Paris ou à Saint-Cloud, où
elle se trouvoit tout empruntée comme en pays
inconnu, avec tous visages qu'elle ne voyoit jamais
que là, qui tous étoient pour la plupart fort sur le
pied gauche avec elle, et sous les mépris et les
humeurs de Madame qui ne les lui épargnoit pas.
Elle compta donc ne plus quitter la cour, n'avoir
plus affaire à la cour de Monsieur, et que Madame
et M. le duc de Chartres seroient obligés à l'avenir
d'avoir pour elle des manières et des égards qu'elle
n'avoit pas encore éprouvés.
XXI. — CARACTÈRE DE MONSIEUR
Le gros de la cour perdit en Monsieur : c'était
lui qui y jetoit les amusements, l'âme, les plaisirs,
et quand il la quittoit tout y sembloit sans vie et
5
130 SAINT-SIMON :
sans action. A son entêtement près pour les princes,
il aimoit l'ordre des rangs, des préférences, des
distinctions ; il les faisoit garder tant qu'il pou voit,
et il en donnoit l'exemple : il aimoit le grand monde,
il avoit une affabilité et une honnêteté qui lui en
attiroient foule, et la différence qu'il savoit faire, et
qu'il ne manquoit jamais de faire, des gens suivant
ce qu'ils étoient, y contribuoit beaucoup. A sa
réception, à son attention plus ou moins grande
ou négligée, à ses propos, il faisoit continuellement
toute la différence qui flattoit de la naissance et de
la dignité, de l'âge et du mérite, et de l'état des
gens, et cela avec une dignité naturellement en lui,
et une facilité de tous les' moments qu'il s'étoit
formée. Sa familiarité obligeoit, et se conservoit sa
grandeur naturelle sans repousser, mais aussi sans
tenter les étourdis d'en abuser. Il visitoit et envoyoit
où il le devoit faire, et il donnoit chez lui une entière
liberté sans que le respect et le plus grand air de
cour en souffrit aucune diminution. Il avoit appris et
bien retenu de la reine sa mère l'art de la tenir.
Aussi la vouloit-il pleine, et y réussissoit. Par ce
maintien la foule et oit toujours au Palais-Royal.
A Saint-Cloud où toute sa nombreuse maison se
rassembloit, il avoit beaucoup de dames qui à la
vérité n'auroient guère été reçues ailleurs, mais
beaucoup de celles-là du haut parage, et force
joueurs. Les plaisirs de toutes sortes de jeux, de la
beauté singulière du lieu que mille calèches ren-
doient aisé aux plus paresseuses pour les prome-
nades ; des musiques, de la bonne chère, en faisoient
une maison de délices, avec beaucoup de grandeur
et de magnificence, et tout cela sans aucun secours
de Madame, qui dînoit et soupoit avec les dames et
Monsieur, se promenoit quelquefois en calèche avec
quelques-unes, boudoit souvent la compagnie, s'en
LA COUR DE LOUIS XIV 131
faisoit craindre par son humeur dure et farouche, et
quelquefois par ses propos, et passoit toute la journée
dans un cabinet qu'elle s'étoit choisi , où les fenêtres
étoient à plus de dix pieds de terre, à considérer les
portraits des palatins et d'autres princes allemands
dont elle l'avoit tapissé, et à écrire des volumes de
lettres tous les jours de sa vie et de sa main, dont
elle faisoit elle-même les copies qu'elle gardoit. Mon-
sieur n'a voit pu la ployer à une vie plus humaine
et la laissoit faire, et vivoit honnêtement avec elle,
sans se soucier de sa personne avec qui il n'étoit
presque point en particulier. Il recevoit à Saint-
Cloud beaucoup de gens qui de Paris et de Versailles
lui alloient faire leur cour les après-dînées. Princes
du sang, grands seigneurs, ministres, hommes et
femmes n'y manquoient point de temps en temps,
encore ne falloit-il pas que ce fût en passant, c'est-
à-dire en allant de Paris à Versailles, ou de Ver-
sailles à Paris. Il le demandoit presque toujours, et
montrait si bien qu'il ne comptoit pas ces visites en
passant, que peu de gens l'avouoient.
Du reste Monsieur, qui avec beaucoup de valeur
avoit gagné la bataille de Cassel, et qui en avoit
toujours montré une fort naturelle en tous les
sièges où il s'étoit trouvé, n'avoit d'ailleurs que les
mauvaises qualités des femmes. Avec plus de monde
que d'esprit, et nulle lecture, quoique avec une con-
noissance étendue et juste des maisons, des nais-
sances et des alliances, il n'étoit capable de rien.
Personne de si mou de corps et d'esprit, de plus
foible, de plus timide, de plus trompé, de plus
gouverné, ni de plus méprisé par ses favoris, et
très-souvent de plus malmené par eux. Tracassier
et incapable de garder aucun secret, soupçonneux,
défiant, semant des noises dans sa cour pour brouiller,
pour savoir, souvent aussi pour s'amuser, et redisant
132 SAINT-SIMON :
des uns aux autres. Avec tant de défauts destitués
de toutes vertus, un goût abominable que ses dons
et les fortunes qu'il fit à ceux qu'il avoit pris en
fantaisie avoient rendu public avec le plus grand
scandale, et qui n'avoit point de bornes pour le
nombre ni pour les temps. Ceux-là avoient tout de
lui, le traitoient souvent avec beaucoup d'insolence,
et lui donnoient souvent aussi de fâcheuses occupa-
tions pour arrêter les brouilleries de jalousies hor-
ribles : et tous ces gens-là ayant leurs partisans ren-
doient cette petite cour très-orageuse, sans compter
les querelles de cette troupe de femmes décidées de
la cour de Monsieur, la plupart fort méchantes, et
presque toutes plus que méchantes, dont Monsieur
se divertissoit , et entroit dans toutes ces misères-là.
Le chevalier de Lorraine et Châtillon y avoient
fait une grande fortune par leur figure, dont Monsieur
s'étoit entêté plus que de pas une autre. Le dernier,
qui n'avoit ni pain, ni sens, ni esprit, s'y releva, et
y acquit du bien. L'autre prit la chose en guisard
qui ne rougit de rien pourvu qu'il arrive, et mena
Monsieur le bâton haut toute sa vie, fut comblé
d'argent et de bénéfices, fit pour sa maison ce qu'il
voulut, demeura toujours publiquement le maître
chez Monsieur, et comme il avoit avec la hauteur
des Guise leur art et leur esprit, il sut se mettre
entre le roi et Monsieur, et se faire ménager, pour
ne pas dire craindre de l'un et de l'autre, et
jouir d'une considération, d'une distinction et d'un
crédit presque aussi marqué de la part du roi
que de celle de Monsieur. Aussi fut-il bien touché,
moins de sa perte que de celle de cet instrument
qu'il avoit su si grandement faire valoir pour
lui. Outre les bénéfices que Monsieur lui avoit
donnés, l'argent manuel qu'il en tiroit tant qu'il
vouloit, les pots-de-vin qu'il taxoit et qu'il prenoit
LA COUR DE LOUIS XIV 133
avec autorité sur tous les marchés qui se faisoient
chez Monsieur, il en avoit une pension de dix mille
écus, et le plus beau logement du Palais-Royal et
de Saint-Cloud. Les logements, il les garda à prière
de M. le duc de Chartres, mais il ne voulut pas
accepter la continuation de la pension par grandeur,
comme par grandeur elle lui fut offerte.
Quoiqu'il fût difficile d'être plus timide et plus
soumis qu'étoit Monsieur avec le roi, jusqu'à
flatter ses ministres et auparavant ses maîtresses,
il ne laissoit pas de conserver avec un grand
air de respect l'air de frère et des façons libres
et dégagés. En particulier il se licencioit bien
davantage, il se mettoit toujours dans un fauteuil,
et n'attendoit pas que le roi lui dît de s'asseoir.
Au cabinet, après le souper du roi, il n'y avoit
aucun prince assis que lui, non pas même Mon-
seigneur ; mais pour le service , et pour s'approcher
du roi ou le quitter, aucun particulier ne le faisoit
avec plus de respect, et il mettoit naturellement
de la grâce et de la dignité en toutes ses actions
les plus ordinaires. Il ne laissoit pas de faire au roi
par-ci par-là des pointes, mais cela ne duroit pas ;
et comme son jeu, Saint-Cloud et ses favoris lui
coûtoient beaucoup, avec de l'argent que le roi lui
donnoit il n'y paroissoit plus. Jamais pourtant il
n'a pu se ployer à Mme de Maintenon, ni se passer
d'en lâcher de temps en temps quelques bagatelles
au roi, et quelques brocards au monde. Ce n'étoit
pas sa faveur qui le blessoit, mais d'imaginer que
la Scarron étoit devenue sa belle-sœur : cette pensée
lui étoit insupportable.
Il étoit extrêmement glorieux, mais sans hauteur,
fort sensible et fort attaché à tout ce qui lui étoit
dû. Les princes du sang avoient fort haussé dans
leurs manières à l'appui de tout ce qui avoit été
i34 SAINT-SIMON :
accordé aux bâtards, non pas trop M. le prince de
Conti qui se contentoit de profiter sans entreprendre,
mais M. le Prince, et surtout M. le Duc, qui de
proche en proche évita les occasions de présenter le
service à Monsieur, ce qui n'étoit pas difficile, et qui
eut l'indiscrétion de se vanter qu'il ne le servirait
point. Le monde est plein de gens qui aiment à faire
leur cour aux dépens des autres, Monsieur en fut
bientôt averti ; il s'en plaignit au roi fort en colère,
qui lui répondit que cela ne valoit pas la peine de
se fâcher, mais bien celle de trouver occasion de s'en
faire servir, et, s'il le refusoit, de lui faire un affront.
Monsieur, assuré du roi, épia l'occasion. Un matin
qu'il se levoit à Marly, où il logeoit dans un des
quatre appartements bas, il vit par sa fenêtre M. le
Duc dans le jardin, il l'ouvre vite et l'appelle. M. le
Duc vient, Monsieur se recule, lui demande où il va,
l'oblige toujours reculant d'entrer et d'avancer pour
lui répondre, et de propos en propos dont l'un
n'attendoit pas l'autre, tire sa robe de chambre.
A l'instant le premier valet de chambre présente la
chemise à M. le Duc, à qui le premier gentilhomme
de la chambre de Monsieur fit signe de le faire,
Monsieur cependant défaisant la sienne, et M. le
Duc, pris ainsi au trébuchet, n'osa faire la moindre
difficulté de la donner à Monsieur. Dès que Monsieur
l'eut reçue, il se mit à rire, et à dire : « Adieu, mon
cousin, allez- vous-en , je ne veux pas vous retarder
davantage. » M. le Duc sentit toute la malice et s'en
alla fort fâché, et le fut après encore davantage par
les propos de hauteur que Monsieur en tint.
C'étoit un petit homme ventru, monté sur des
échasses tant ses souliers étoient hauts, toujours
paré comme une femme, plein de bagues, de brace-
lets, de pierreries partout avec une longue perruque
tout étalée en devant, noire et poudrée, et des
LA COUR DE LOUIS XIV 135
rubans partout où il en pou voit mettre, plein de
toutes sortes de parfums, et en toutes choses la pro-
preté même. On l'accusoit de mettre imperceptible-
ment du rouge. Le nez fort long, la bouche et les
yeux beaux , le visage plein mais fort long. Tous ses
portraits lui ressemblent. J'étois piqué à le voir qu'il
fît souvenir qu'il étoit fils de Louis XIII à ceux de
ce grand prince, duquel, à la valeur près, il étoit
si complètement dissemblable.
XXII. — EXPLICATION ENTRE MADAME
ET MADAME DE MAINTENON
Le samedi 11 juin, la cour retourna à Versailles,
où, en arrivant, le roi alla voir Madame, M. et Mme
de Chartres, chacun dans leur appartement. Elle,
fort en peine de la situation où elle se trouvoit avec
le roi dans une occasion où il y alloit du tout pour
elle, et avoit engagé la duchesse de Ventadour de
voir Mme de Main tenon. Elle le fit ; Mme de Main-
tenon ne s'expliqua qu'en général, et dit seulement
qu'elle iroit chez Madame au sortir de son dîner,
et voulut que Mme de Ventadour se trouvât chez
Madame et fût en tiers pendant sa visite. C'étoit
le dimanche, le lendemain du retour de Marly. Après
les premiers compliments ce qui étoit là sortit,
excepté Mme de Ventadour. Alors Madame fit asseoir
Mme de Maintenon, et il f alloit pour cela qu'elle en
sentît tout le besoin. Elle entra en matière sur l'in-
différence avec laquelle le roi l'avoit traitée pendant
toute sa maladie, et Mme de Maintenon la laissa dire
tout ce qu'elle voulut ; puis lui répondit que le roi
lui avoit ordonné de lui dire que leur perte commune
136 SAINT-SIMON :
effaçoit tout dans son cœur, pourvu que dans la suite
il eût lieu d'être plus content d'elle qu'il n'avoit
eu depuis quelque temps, non-seulement sur ce qui
regardoit ce qui s'étoit passé à l'égard de M. Te
duc de Chartres, mais sur d'autres choses encore
plus intéressantes dont il n'avoit pas voulu parler,
et qui étoient la vraie cause de l'indifférence qu'il
avoit voulu lui témoigner pendant qu'elle avoit été
malade. A ce mot, Madame, que se croyoit bien as-
surée, se récrie, proteste, qu'excepté le fait de son
fils elle n'a jamais rien dit ni fait qui pût déplaire,
et enfile des plaintes et des justifications. Comme
elle y insistoit le plus, Mme de Maintenon tire une
lettre de sa poche et la lui montre, en lui demandant
si elle en connoissoit l'écriture. C'étoit une lettre de
sa main à sa tante la duchesse d'Hanovre, à qui
elle écrivoit tous les ordinaires, où après des nouvelles
de cour elle lui disoit en propres termes : qu'on
ne savoit plus que dire du commerce du roi et de
Mme de Maintenon, si c'étoit mariage ou concubi-
nage ; et de là tomboit sur les affaires du dehors et
sur celles du dedans, et s'étendoit sur la misère du
royaume qu'elle disoit ne s'en pouvoir relever. Ta
poste l'avoit ouverte, comme elle les ouvroit et les
ouvre encore presque toutes, et l'avoit trouvée trop
forte pour se contenter à l'ordinaire d'en donner un
extrait, et l'avoit envoyée au roi en original. On peut
penser si, à cet aspect et à cette lecture, Madame
pensa mourir sur l'heure. La voilà à pleurer, et Mme
de Maintenon à lui représenter modestement l'énor-
mité de toutes les parties de cette lettre, et en pays
étranger; enfin Mme de Ventadour à verbiager pour
laisser à Madame le temps de respirer et de se re-
mettre assez pour dire quelque chose. Sa meilleure ex-
cuse fut l'aveu de ce qu'elle ne pouvoit nier, des
pardons, des repentirs, des prières, des promesses.
LA COUR DE LOUIS XIV 137
Quand tout cela fut épuisé, Mme de Maintenon la
supplia de trouver bon qu'après s'être acquittée de
la commission que le roi lui avoit donnée, elle pût
aussi lui dire un mot d'elle-même, et lui faire ses
plaintes de ce que, après l'honneur qu'elle lui avoit
fait autrefois de vouloir bien désirer son amitié et
de lui jurer la sienne, elle avoit entièrement changé
depuis plusieurs années. Madame crut avoir beau
champ. Elle répondit qu'elle étoit d'autant plus aise
de cet éclaircissement, que c'étoit à elle à se plaindre
du changement de Mme de Maintenon, qui tout d'un
coup l' avoit laissée et abandonnée et forcée de
l'abandonner à la fin aussi, après avoir longtemps
essayé de la faire vivre avec elle comme elles avoient
vécu auparavant. A cette seconde reprise, Mme de
Maintenon se donna le plaisir de la laisser enfiler
comme à l'autre les plaintes et de plus les regrets et
les reproches, après quoi elle avoua â Madame qu'il
étoit vrai que c'étoit elle qui la première s' étoit
retirée d'elle, et qui n'avoit ose s'en rapprocher,
que ses raisons étoient telles qu'elle n'avoit pu
moins que d'avoir cette conduite; et par ce propos
fit redoubler les plaintes de Madame, et son em-
pressement de savoir quelles pouvoient être ses
raisons. Alors Mme de Maintenon lui dit que c'étoit
un secret qui jusqu'alors n'étoit jamais sorti de sa
bouche, quoiqu'elle en fût en liberté depuis dix ans
qu' étoit morte celle qui le lui avoit confié sur sa
parole de n'en parler à personne, et de là raconte
à Madame mille choses plus offensantes les unes que
les autres qu'elle avoit dites d'elle à Mme la Dauphine,
lorsqu'elle étoit mal avec cette dernière, qui dans
leur raccommodement les lui avoit redites de mot à
mot. A ce second coup de foudre Madame demeura
comme une statue. Il y eut quelques moments de
silence. Mme de Ventadour fit son même personnage
i38 SAINT-SIMON :
pour laisser reprendre les esprits à Madame, qui ne
sut faire que comme l'autre fois, c'est-à-dire qu'elle
pleura, cria ; et pour fin demanda pardon, avoua,
puis repentirs et supplications. Mme de Maintenon
triompha froidement d'elle assez longtemps, la lais-
sant s'engouer de parler, de pleurer et lui prendre
les mains. C'étoit une terrible humiliation pour une
si rogue et fière Allemande. A la fin, Mme de Main-
tenon se laissa toucher, comme elle l'avoit bien
résolu, après avoir pris toute sa vengeance. Elles
s'embrassèrent, elles se promirent oubli parfait et
amitié nouvelle. Mme de Ventadour se mit à en
pleurer de joie, et le sceau de la réconciliation fut la
promesse de celle du roi, et qu'il ne lui diroit pas un
mot des deux matières qu'elles venoient de traiter,
ce qui plus que tout soulagea Madame. Tout se sait
enfin dans les cours, et si je me suis peut-être un peu
étendu sur ces" anecdotes, c'est que je les ai sues
d'original et qu'elles m'ont paru très-curieuses.
Le roi qui n'ignoroit ni la visite de Mme de Main-
tenon à Madame, ni ce qu'il s'y devoit traiter, donna
quelque temps à cette dernière de se remettre, puis
alla le même jour chez elle ouvrir en sa présence, et
de M. le duc de Chartres, le testament de Monsieur,
où se trouvèrent le chancelier et son fils comme
secrétaires d'État de la maison du roi, et Terat,
chancelier de Monsieur. Ce testament étoit de 1690,
simple et sage, et nommoit pour exécuteur celui qui
se trouveroit premier président du parlement de
Paris le jour de son ouverture. Le roi tint la parole
de Mme de Maintenon, il ne parla de rien, et fit
beaucoup d'amitiés à Mme et à M. le duc de
Chartres qui fut, et le terme n'est pas trop fort,
prodigieusement bien traité.
Le roi lui donna, outre les pensions qu'il avoit et
qu'il conserva, toutes celles qu'avoit Monsieur, ce qui
LA COUR DE LOUIS XIV 139
fit six cent cinquante mille livres ; en sorte qu'avec
son apanage et ses autres biens, Madame payée de
son douaire et de toutes ses reprises, il lui restoit un
million huit cent mille livres de rente avec le Palais-
Royal, en sus Saint-Cloud et ses autres maisons. Il
eut, ce qui ne s' et oit jamais vu qu'aux fils de France,
des gardes et des Suisses, les mêmes qu'avoit Mon-
sieur, sa salle des gardes dans le corps du château de
Versailles où étoit celle de Monsieur, un chancelier,
un procureur général, au nom duquel il plaideroit et
non au sien propre, et la nomination de tous les béné-
fices de son apanage excepté les évêchés, c'est-à-dire
que tout ce qu'avoit Monsieur lui fut conservé en
entier. En gardant ses régiments de cavalerie et
d'infanterie, il eut aussi ceux qu'avoit Monsieur, et
ses compagnies de gens d'armes et de chevau-légers,
et il prit le nom de duc d'Orléans. Des honneurs si
grands et si inouïs, et plus de cent mille écus de pen-
sion au delà de celles de Monsieur, furent uniquement
dus à la considération de son mariage, aux reproches
de Monsieur si récents qu'il n'en auroit que la honte
et rien de plus, et à la peine que ressentit le roi de la
situation où lui et Monsieur étoient ensemble, qui
avoit pu avancer sa mort.
XXIII. —MORT DE MADAME
Je ne puis finir sur ce prince sans raconter une anec-
dote, qui a été sue de bien peu de gens, sur la mort
de Madame que personne n'a douté qui n'eût été
empoisonnée, et même grossièrement. Ses galanteries
donnoient de la jalousie à Monsieur. Le goût opposé
de Monsieur inôUgnoit Madame. Les favoris qu'elle
140 SAINT-SIMON:
haïssoit semoient tant qu'ils pouvoient la division
entre eux, pour disposer de Monsieur tout à leur
aise. Le chevalier de Lorraine, dans le fort de sa jeu-
nesse et de ses agréments, étant né en 1643, possédoit
Monsieur avec empire, et le faisoit sentir à Madame
comme à toute la maison. Madame, qui n'avoit qu'un
an moins que lui, et qui étoit charmante, ne pouvoit
à plus d'un titre souffrir cette domination ; elle étoit
au comble de faveur et de considération auprès du
roi, dont elle obtint enfin l'exil du chevalier de Lor-
raine. A cette nouvelle Monsieur s'évanouit, puis fon-
dit en larmes et s'alla jeter aux pieds du roi pour
faire révoquer un ordre qui le mettoit au dernier
désespoir. Il ne put y réussir ; il entra en fureur, et
s'en alla à Villers-Cotterets. Après avoir bien jeté
feu et flammes contre le roi et contre Madame, qui
protestoit toujours qu'elle n'y avoit point de part, il
ne put soutenir longtemps le personnage de mécon-
tent pour une chose si publiquement honteuse. Le roi
se prêta à le contenter d'ailleurs, il eut de l'argent,
des compliments, des amitiés, il revint le cœur fort
gros, et peu à peu vécut à l'ordinaire avec le roi et
Madame.
D'Efriat, homme d'un esprit hardi, premier écuyer
de Monsieur, et le comte de Beuvron, homme liant et
doux, mais qui vouloit figurer chez Monsieur, dont il
étoit capitaine des gardes, et surtout tirer de l'argent
pour se faire riche en cadet de Normandie fort pauvre,
étoient étroitement liés avec le chevalier de Lorraine
dont l'absence nuisoit fort à leurs affaires, et leur
faisoit appréhender que quelque autre mignon ne
prît sa place, duquel ils ne s'aideroient pas si bien.
Pas un des trois n'espéroit la fin de cet exil, à la
faveur où ils voyoient Madame, qui commençoit même
à entrer dans les affaires et à qui le roi venoit de
faire faire un voyage mystérieux en Angleterre, où
LA COUR DE LOUIS XIV 141
elle avoit parfaitement réussi, et en venoit de revenir
plus triomphante que jamais. Elle étoit de juin
1644, et d'une très-bonne santé, qui achevoit de
leur faire perdre de vue le retour du chevalier de
Lorraine. Celui-ci étoit allé promener son dépit en
Italie et à Rome. Je ne sais lequel des trois y pensa
le premier, mais le chevalier de Lorraine envoya à ses
deux amis un poison sûr et prompt par un exprès qui
ne sa voit peut-être pas lui-même ce qu'il portoit.
Madame étoit à Saint-CIoud, qui, pour se rafraîchir,
prenoit depuis quelque temps, sur les sept heures du
soir, un verre d'eau de chicorée. Un garçon de sa
chambre avoit soin de la faire. II la mettoit dans
une armoire d'une des antichambres de Madame,
avec son verre, etc. Cette eau de chicorée étoit
dans un pot de faïence ou de porcelaine, et il y
avoit toujours auprès d'autre eau commune, en
cas que Madame trouvât celle de chicorée trop
amère, pour la mêler. Cette antichambre étoit le
passage public pour aller chez Madame, où il ne
se tenoit jamais personne, parce qu'il y en avoit
plusieurs. Le marquis d'Effiat avoit épié tout cela.
Le 29 juin 1670, passant par cette antichambre, il
trouva le moment qu'il cherchoit, personne dedans,
et il avoit remarqué qu'il n'étoit suivi de personne
qui allât aussi chez Madame ; il se détourne, va à
l'armoire, l'ouvre, jette son boucon, puis entendant
quelqu'un, s'arme de l'autre pot d'eau commune, et
comme il le remettoit, le garçon de la chambre, qui
avoit le soin de cette eau de chicorée, s'écrie, court
à lui, et lui demande brusquement ce qu'il va faire
à cette armoire. D'Effiat, sans s'embarrasser le moins
du monde, lui dit qu'il lui demande pardon, mais qu'il
crevoit de soif, et que sachant qu'il y avoit de l'eau
là dedans, lui montrant le pot d'eau commune, il
n'a pu résister à en aller boire. Le garçon grommeloit
142 SAINT-SIMON :
toujours, et l'autre toujours l'apaisant et s'excusant,
entre chez Madame, et va causer comme les autres
courtisans, sans la plus légère émotion. Ce qui suivit,
une heure après, n'est pas de mon sujet, et n'a que
trop fait de bruit par toute l'Europe.
Madame étant morte le lendemain 30 juin, à trois
heures du matin, le roi fut pénétré de la plus grande
douleur. Apparemment que dans la journée il eut
des indices, et que ce garçon de chambre ne se tut
pas, et qu'il y eut notion que Purnon, premier maître
d'hôtel de Madame, étoit dans le secret, par la confi-
dence intime où, dans son bas étage, il étoit avec
d'Emat. Le roi couché, il se relève, envoie chercher
Brissac, qui dès lors étoit dans ses gardes et fort sous
sa main, lui commande de choisir six gardes du corps
bien sûrs et secrets, d'aller enlever le compagnon, et
de le lui amener dans ses cabinets par les derrières.
Cela fut exécuté avant le matin. Dès que le roi
l'aperçut, il fit retirer Brissac et son premier valet
de chambre, et prenant un visage et un ton à faire
la plus grande terreur : « Mon ami, lui dit-il en le
regardant depuis les pieds jusqu'à la tête, écoutez-
moi bien : si vous m'avouez tout, et que vous me
répondiez vérité sur ce que je veux savoir de vous,
quoi que vous ayez fait, je vous pardonne, et il n'en
sera jamais mention. Mais prenez garde à ne me pas
déguiser la moindre chose, car si vous le faites, vous
êtes mort avant de sortir d'ici. Madame n'a-t-elle
pas été empoisonnée ? — Oui, sire, lui répondit-il.
— Et qui l'a empoisonnée, dit le roi, et comment
l'a-t-on fait ? » Il répondit que c' étoit le chevalier de
Lorraine qui avoit envoyé le poison à Beuvron et à
d'Emat, et lui conta ce que je viens d'écrire. Alors,
le roi redoublant d'assurance de grâce et de menace
de mort : « Et mon frère, dit le roi, le sa voit-il ? —
Non, sire, aucun de nous trois n'étoit assez sot pour
LA COUR DE LOUIS XIV 143
le lui dire : il n'a point de secret ; il nous auroit perdus.»
A cette réponse, le roi fit un grand ha ! comme un
homme oppressé et qui tout d'un coup respire. « Voilà,
dit-il, tout ce que je voulois savoir. Mais m'en assurez-
vous bien ? » Il rappela Brissac et lui commanda de
ramener cet homme quelque part, où tout de suite
il le laissât aller en liberté. C'est cet homme lui-même
qui l'a conté, longues années depuis, à M. Joly de
Fleury, procureur général du parlement, duquel je
tiens cette anecdote.
Ce même magistrat, à qui j'en ai reparlé depuis,
m'apprit ce qu'il ne m'avoit pas dit la première fois,
et le voici : Peu de jours après le second mariage de
Monsieur, le roi prit Madame en particulier, lui conta
ce fait, et ajouta qu'il la vouloit rassurer sur Monsieur
et sur lui-même, trop honnête homme pour lui faire
épouser son frère s'il étoit capable d'un tel crime.
Madame en fit son profit. Purnon, le même Cl. Bon-
neau, étoit demeuré son premier maître d'hôtel. Peu
à peu elle fit semblant de vouloir entrer dans la
dépense de sa maison, le fit trouver bon à Monsieur,
et tracassa si bien Purnon, qu'elle le fit quitter, et
qu'il vendit sa charge, sur la fin de 1674, au sieur
Maurel de Vaulonne.
XXIV. — MORT DE JACQUES II
Le voyage du roi d'Angleterre lui avoit peu réussi,
et il ne traîna depuis qu'une vie languissante. Depuis
la mi-août, elle s'affoiblit de plus en plus, et, vers
le 8 septembre, il tomba dans un état de paralysie et
d'autres maux à n'en laisser rien espérer. Le roi,
Mme de Maint enon, toutes les personnes royales le
visitèrent souvent. Il reçut les derniers sacrements
144 SAINT-SIMON :
avec une piété qui répondit à l'édification de sa vie,
et on n'attendoit plus que sa mort à tous les instants.
Dans cette conjoncture, le roi prit une résolution plus
digne de la générosité de Louis XII et de François Ier
que de sa sagesse. Il alla de Marly, où il étoit, à
Saint-Germain, le mardi 13 septembre. Le roi d'Angle-
terre étoit si mal que, lorsqu'on lui annonça le roi,,
à peine ouvrit-il les yeux un moment. Le roi lui dit
qu'il étoit venu l'assurer qu'il pouvoit mourir en repos
sur le prince de Galles, et qu'il le reconnoîtroit roi
d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande. Le peu d'Anglois
qui se trouvèrent présents se jetèrent à ses genoux,
mais le roi d'Angleterre ne donna pas signe de vie.
Aussitôt après le roi passa chez la reine d'Angleterre,
à qui il donna la même assurance. Ils envoyèrent cher-
cher le prince de Galles, à qui ils le dirent. On peut
juger de la reconnoissance et des expressions de la
mère et du fils. Revenu à Marly, le roi déclara à toute
la cour ce qu'il venoit de faire. Ce ne fut qu'applau-
dissements et que louanges.
Le champ en étoit beau, mais les réflexions ne
furent pas moins promptes, si elles furent moins
publiques. Le roi espéroit toujours que sa conduite
si mesurée en Flandre, le renvoi des garnisons hol-
landoises, l'inaction de ses troupes, lorsqu'elles pou-
voient tout envahir, et que rien n'y étoit en état de
s'opposer à elles, retiendroient la Hollande et l'Angle-
terre, dont la première étoit si parfaitement dépen-
dante, de rompre en faveur de la maison d'Autriche.
C'étoit alors pousser cette espérance bien loin ; mais
le roi s'en flattoit encore, et par là de terminer
bientôt la guerre d'Italie, et toute l'affaire de la
succession d'Espagne et de ses vastes dépendances,
que l'empereur ne pouvoit disputer avec ses seules
forces, et celles même de l'empire. Rien n' étoit donc
plus contradictoire à cette position, et à la recon-
LA COUR DE LOUIS XIV 145
noissance qu'il avoit solennellement faite, à la paix
de Ryswick, du prince d'Orange comme roi d'Angle-
terre, et que jusqu'alors il n'a voit pas moins solen-
nellement exécutée. Cet oit offenser sa personne par
l'endroit le plus sensible, et toute l'Angleterre avec
lui, et la Hollande à sa suite ; c' et oit montrer le peu
de fend qu'ils avoient à faire sur ce traité de paix,
leur donner beau jeu à rassembler avec eux tous les
princes qui y avoient contracté sous leur alliance, et
de rompre ouvertement sur leur propre fait, indépen-
damment de celui de la maison d'Autriche. A l'égard
du prince de Galles, cette reconnoissance ne lui
donnoit rien de solide ; elle réveilloit seulement la
jalousie, les soupçons et la passion de tout ce qui
lui étoit opposé en Angleterre, les attachoit de plus
en plus au roi Guillaume, et à l'établissement de la
succession dans la ligne protestante, qui étoit leur
ouvrage ; les rendoit plus vigilants, plus actifs et
plus violents contre tout ce qui étoit catholique, ou
soupçonné de favoriser les Stuarts en Angleterre, et
les ulcéroit de plus en plus contre ce jeune prince et
contre la France, qui leur vouloit donner un roi, et
décider malgré eux de leur couronne, sans que le roi,
qui marquoit du moins ce désir par cette reconnois-
sance, eût plus de moyen de rétablir le prince de
Galles qu'il n'en avoit eu de rétablir le roi son père
pendant une longue guerre, où il n'avoit pas, comme
alors, à disputer la succession de la monarchie d'Es-
pagne pour son petit-fils.
Le roi d'Angleterre, dans le peu d'intervalles qu'il
eut, parut fort sensible à ce que le roi venoit de faire.
Il lui avoit fait promettre de ne pas souffrir qu'il lui
fût fait la moindre cérémonie après sa mort, qui ar-
riva sur les trois heures après midi du 16 septembre
de cette année 1701.
M. le prince de Conti s'étoit tenu tous ces derniers
146 SAINT-SIMON:
jours à Saint-Germain sans en partir, parce que la
reine d'Angleterre et lui étoient enfants des deux
sœurs Martinozzi, desquelles la mère étoit sœur du
cardinal Mazarin. Le nonce du pape s'y étoit pareille-
ment tenu, par Tordre anticipé duquel il reconnut et
salua le prince de Galles comme roi d'Angleterre.
Le soir du même jour, la reine d'Angleterre s'en alla
aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, qu'elle aimoit
fort, et le lendemain samedi, sur les sept heures du
soir, le corps du roi d'Angleterre, fort légèrement
accompagné, et suivi de quelques carrosses remplis
des principaux Anglois de Saint-Germain, fut conduit
aux Bénédictins anglois à Paris, rue Saint- Jacques,
où il fut mis en dépôt dans une chapelle comme le
plus simple particulier, jusqu'aux temps, apparem-
ment du moins fort éloignés, qu'il puisse être trans-
porté en Angleterre; et son cœur aux Filles de Sainte-
Marie de Chaillot.
Ce prince a été si connu dans le monde, duc d'York
et roi d'Angleterre, que je me dispenserai d'en parler
ici. Il s'étoit fort distingué par sa valeur et par sa
bonté, beaucoup plus par la magnanimité constante
avec laquelle il a supporté tous ses malheurs, enfin
par une sainteté éminente.
Le mardi 20 septembre, le roi alla à Saint-Germain,
et fut reçu et conduit par le nouveau roi d'Angle-
terre, comme il l'avoit été par le roi son père la
première fois qu'ils se virent ; il demeura peu chez
lui, et passa chez la reine d'Angleterre. Le roi son
fils étoit en grand manteau violet • pour elle, elle
n'étoit point en mante, et ne voulut point de céré-
monie. Toute la maison royale et toutes les prin-
cesses du sang vinrent en robe de chambre faire leur
visite pendant que le roi y étoit, qui y resta le
dernier, et qui demeura toujours debout. Le lende-
main mercredi, le roi d'Angleterre, en grand manteau
LA COUR DE LOUIS XIV 147
violet, vint voir le roi à Versailles, qui le reçut et le
conduisit, comme il a voit fait la première fois le roi
son père, au haut du degré, comme lui-même en
a voit été reçu et conduit. Il lui donna toujours la
droite ; ils furent assis quelque temps dans des
fauteuils. Mme la duchesse de Bourgogne le reçut
et le conduisit seulement à la porte de sa chambre,
comme elle en avoit été reçue et conduite. Il ne vit
ni Monseigneur ni les princes ses fils, qui, dès le
matin de ce même jour, et oient allés à Fontaine-
bleau. Au sortir de cette visite, le roi s'en alla
coucher à Sceaux avec Mme la duchesse de Bour-
gogne, et de là à Fontainebleau. Incontinent après,
îe nouveau roi d'Angleterre fut aussi reconnu par le
roi d'Espagne.
Le comte de Manchester, ambassadeur d'Angle-
terre, ne parut plus à Versailles depuis la reconnois-
sance du prince de Galles comme roi d'Angleterre,
et partit, sans prendre congé, quelques jours après
l'arrivée du roi à Fontainebleau. Le roi Guillaume
reçut en sa maison de Loo, en Hollande, la nouvelle
de la mort du roi Jacques II et de cette reconnois-
sance, pendant qu'il étoit à table avec quelques
princes d'Allemagne et quelques autres seigneurs ;
il ne proféra pas une seule parole outre la nouvelle,
mais il rougit, enfonça son chapeau et ne put contenir
son visage. Il envoya ordre à Londres d'en chasser
Poussin sur-le-champ, et de lui faire repasser la mer
aussitôt après. II faisoit les affaires du roi en absence
d'ambassadeur et d'envoyé, et il arriva incontinent
après à Calais.
Cet éclat fut suivi de près de la signature de
la grande alliance offensive et défensive contre la
France et l'Espagne, entre l'empereur, l'empire, qui
n'y avoit nul intérêt, mais qui, sous la maison
d'Autriche, n'avoit plus de liberté ; l'Angleterre et
148 SAINT-SIMON :
la Hollande, dans laquelle ensuite ils surent attirer
d'autres puissances ; ce qui engagea le roi de faire
une augmentation dans ses troupes.
XXV. —MALADIE ET MORT DE MON-
SEIGNEUR
Ce prince, allant, comme je l'ai dit, à Meudon le
lendemain des fêtes de Pâques, rencontra à Chaville
un prêtre qui portoit Notre-Seigneur à un malade,
et mit pied à terre pour l'adorer à genoux, avec
Mme la duchesse de Bourgogne. Il demanda à quel
malade on le portoit ; il apprit que ce malade avoit
la petite vérole. Il y en avoit partout quantité. Il ne
l'avoit eue que légère, volante, et enfant; il la crai-
gnoit fort. Il en fut frappé, et dit le soir à Boudin,
son premier médecin, qu'il ne seroit pas surpris
s'il Fa voit. La journée s'étoit cependant passée tout
à fait à l'ordinaire.
II se leva le lendemain jeudi; 9, pour aller courre
le loup ; mais, en s'habillant, il lui prit une foiblesse
qui le fit tomber dans sa chaise. Boudin le fit re-
mettre au lit. Toute la journée fut effrayante par l'é-
tat du pouls. Le roi, qui en fut foiblement averti par
Fagon, crut que ce n'étoit rien, et s'alla promener à
Marly après son dîner, où il eut plusieurs fois des
nouvelles de Meudon. Mgr [le duc] et Mme la
duchesse de Bourgogne y dînèrent, et ne voulurent
pas quitter Monseigneur d'un moment. La princesse
ajouta aux .devoirs de belle-fille toutes les grâces
qui étoient en elle, et présenta tout de sa main à
Monseigneur. Le cœur ne pouvoit pas être troublé
de ce que l'esprit lui faisoit envisager comme pos-
LA COUR DE LOUIS XIV 149
sible ; mais les soins et l'empressement n'en furent
pas moins marqués, sans air d'affectation ni de co-
médie. Mgr le duc de Bourgogne, tout simple, tout
saint, tout plein de ses devoirs, les remplit outre me-
sure ; et, quoiqu'il y eût déjà un grand soupçon de
petite vérole, et que ce prince ne l'eût jamais eue,
ils ne voulurent pas s'éloigner un moment de Mon-
seigneur, et ne le quittèrent que pour le souper
du roi.
A leur récit, le roi envoya le lendemain vendredi,
10, des ordres si précis à Meudon qu'il apprit à son
réveil le grand péril où on trouvoit Monseigneur. Il
avoit dit la veille, en revenant de Marly, qu'il iroit
le lendemain matin à Meudon, pour y demeurer pen-
dant toute la maladie de Monseigneur, de quelque
nature qu'elle pût être ; et en effet il s'y en alla au
sortir de la messe. En partant, il défendit à ses enfants
d'y aller. II le défendit en général à quiconque n'avoit
pas eu la petite vérole, avec une réflexion de bonté,
et permit à tous ceux qui l'a voient eue de lui faire
leur cour à Meudon, ou de n'y aller pas, suivant le
degré de leur peur ou de leur convenance.
Du Mont renvoya plusieurs de ceux qui étoient de
ce voyage de Meudon, pour y loger la suite du roi,
qu'il borna à son service le plus étroit et à ses
ministres, excepté le chancelier, qui n'y coucha pas,
pour y travailler avec eux. Mme la Duchesse et Mme
la princesse de Conti, chacune uniquement avec sa
dame d'honneur; Mlle de Lislebonne, Mme d'Espinoy
et Mlle de Melun, comme si particulièrement attachées
à Monseigneur, et Mlle de Bouillon, parce qu'elle ne
quittoit point son père, qui suivit comme grand
chambellan, y avoient devancé le roi, et furent les
seules dames qui y demeurèrent, et qui mangèrent
ies soirs avec le roi, qui dîna seul comme à Marly.
Je ne parle point de Mlle Choin qui y dîna dès le
150 SAINT-SIMON :
mercredi, ni de Mme de Maintenon, qui vint trouver
le roi après dîner avec Mme la duchesse de Bourgogne.
Le roi ne voulut point qu'elle approchât de l'apparte-
ment de Monseigneur et la renvoya assez prompte-
ment. C'est où en étoient les choses lorsque Mme
de Saint-Simon m'envoya le courrier, les médecins
souhaitant la petite vérole, dont on étoit persuadé,
quoiqu'elle ne fût pas encore déclarée.
Je continuerai à parler de moi avec la même
vérité dont [je] traite les autres et les choses, avec
toute l'exactitude qui m'est possible. A la situation
où j'étois à l'égard de Monseigneur et de son intime
cour, on sentira aisément quelle impression je reçus
de cette nouvelle. Je compris, par ce qui m' étoit
mandé de l'état de Monseigneur, que la chose "en
bien ou en mal seroit promptement décidée ; je me
trou vois fort à mon aise à la Ferté ; je résolus d'y
attendre des nouvelles de la journée. Je renvoyai
un courrier à Mme de Saint-Simon, et je lui en de-
mandai un pour le lendemain. Je passai la journée
dans un mouvement vague et de flux et de reflux
qui gagne et qui perd du terrain, tenant l'homme
et le chrétien en garde contre l'homme et le courtisan,
avec cette foule de choses et d'objets qui se présen-
toient à moi dans une conjoncture si critique, qui
me faisoit entrevoir une délivrance inespérée, subite,
sous les plus agréables apparences pour les suites.
Le courrier que j'attendais impatiemment arriva
le lendemain, dimanche de Quasimodo, de bonne
heure dans l'après-dînée. J'appris par lui que la
petite vérole étoit déclarée, et alloit aussi bien qu'on
le pou voit souhaiter ; et je le crus d'autant mieux
que j'appris que la veille, qui étoit celle du dimanche
de Quasimodo, Mme de Maintenon, qui à Meudon
ne sort oit point de sa chambre, et qui y avoit Mme
de Dangeau pour toute compagnie, avec qui elle
LA COUR DE LOUIS XIV 151
mangeoit, étoit allée dès le matin à Versailles, y avoit
dîné chez Mme de Caylus où elle avoit vu Mme la
duchesse de Bourgogne, et n' étoit pas retournée de
fort bonne heure à Meudon.
Je crus Monseigneur sauvé, et voulus demeurer
chez moi ; néanmoins je crus conseil, comme j'ai
fait toute ma vie et m'en suis toujours bien trouvé.
Je donnai ordre à regret pour mon départ le lende-
main, qui étoit celui de la Quasimodo, 13 avril, et je
partis en effet de bon matin. Arrivant à la Queue,
à quatorze lieues de la Ferté et à six de Versailles,
un financier, qui se nommoit La Fontaine, et que
je connoissois fort pour l'avoir vu toute ma vie à
la Ferté chargé de Senonches et des autres biens
de feu M. le Prince de ce voisinage, aborda ma chaise
comme je relayois. Il venoit de Paris et de Versailles
où il avoit vu des gens de Mme la Duchesse ; il me
dit Monseigneur le mieux du monde, et avec des
détails qui le faisoient compter hors de danger.
J'arrivai à Versailles rempli de cette opinion, qui
me fut confirmée par Mme de Saint-Simon et tout
ce que je vis de gens, en sorte qu'on ne craignoit plus
que par la nature traîtresse de cette sorte de maladie
dans un homme de cinquante ans fort épais.
Le roi tenoit son conseil et travailloit le soir avec
ses ministres, comme à l'ordinaire. Il voyoit Mon-
seigneur les matins et les soirs, et plusieurs fois
l'après-dînée, et toujours longtemps dans la ruelle
de son lit. Ce lundi que j'arrivai, il avoit dîné de
bonne heure, et s' étoit allé promener à Marly, où
Mme la duchesse de Bourgogne F alla trouver. Il vit
en passant au bord des jardins de Versailles Mgrs
ses petits-fils qui étoient venus l'y attendre, mais
qu'il ne laissa pas approcher, et leur cria bonjour.
Mme la duchesse de Bourgogne avoit eu la petite
vérole, mais il n'y paroissoit point.
152 SAINT-SIMON :
Le roi ne se plaisoit que dans ses maisons et
n'aimoit point être ailleurs. C'est par ce goût que
ses voyages à Meudon étoient rares et courts, et de
pure complaisance. Mme de Maintenon s'y trou voit
encore plus déplacée. Quoique sa chambre fût partout
un sanctuaire où il n'entroit que des femmes de la
plus étroite privance, il lui falloit partout une autre
retraite entièrement inaccessible, sinon à Mme la
duchesse de Bourgogne, encore pour des instants, et
seule. Ainsi elle avoit Saint-Cyr pour Versailles et
pour Marly, et à Marly encore ce repos dont j'ai
parlé ailleurs ; à Fontainebleau sa maison à la ville.
Voyant donc Monseigneur si bien, et conséquemment
un long séjour à Meudon, les tapissiers du roi eurent
ordre de meubler Chaville, maison du feu chancelier
Le Tellier, que Monseigneur avoit achetée et mise
dans le parc de Meudon ; et ce fut à Chaville où
Mme de Maintenon destina ses retraites pendant la
journée.
Le roi avoit commandé la revue des gens d'armes
et des chevau-légers pour le mercredi, tellement que
tout sembloit aller à souhait. J'écrivis en arrivant
à Versailles à M. de Beauvilliers, à Meudon, pour le
prier de dire au roi que j' et ois revenu sur la maladie
de Monseigneur ; et que je serois allé à Meudon si,
n'ayant pas eu la petite vérole, je ne me trouvois
dans le cas de la défense. Il s'en acquitta, me manda
que mon retour avoit été fort à propos, et me réitéra
de la part du roi la défense d'aller à Meudon, tant
pour moi que pour Mme de Saint-Simon qui n'avoit
point eu non plus la petite vérole. Cette défense
particulière ne m'affligea point du tout. Mme la
duchesse de Berry, qui l' avoit eue, n'eut point le
privilège de voir le roi comme Mme la duchesse de
Bourgogne ; leurs deux époux ne l'avoient point eue.
La même raison exclut M. le duc d'Orléans de voir
LA COUR DE LOUIS XIV 153
le roi ; mais Mme la duchesse d'Orléans, qui n'étoit
pas dans le même cas, eut permission de l'aller voir,
dont elle usa pourtant fort sobrement. Madame ne
le vit point, quoiqu'il n'y eût point pour elle de
raison d'exclusion, qui, excepté les deux fils de
France, par juste crainte pour eux, ne s'étendit dans
la famille royale que selon le goût du roi.
Meudon, pris en soi, avoit aussi ses contrastes. La
Choin y étoit dans son grenier ; Mme la Duchesse,
Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, ne bougeoient
de la chambre de Monseigneur, et la recluse n'y
entroit que lorsque le roi n'y étoit pas, et que Mme
la princesse de Conti, qui y étoit aussi fort assidue,
étoit retirée. Cette princesse sentit bien qu'elle con-
traindroit cruellement Monseigneur si elle ne le
mettoit en liberté là-dessus, et elle le fit de fort
bonne grâce. Dès le matin du jour que le roi arriva
(et elle y avoit déjà couché), elle dit à Monseigneur
qu'il y avoit longtemps qu'elle n'ignoroit pas ce qui
étoit dans Meudon ; qu'elle n'avoit pu vivre hors
de ce château dans l'inquiétude où elle étoit, mais
qu'il n'étoit pas juste que cette amitié fût importune ;
qu'elle le prioit d'en user très-librement, de la ren-
voyer toutes les fois que cela lui conviendroit ; et
qu'elle auroit soin, de son côté, de n'entrer jamais
dans sa chambre sans savoir si elle pouvoit le voir
sans l'embarrasser. Ce compliment plut infiniment
à Monseigneur. La princesse fut en effet fidèle à cette
conduite, et docile aux avis de Mme la Duchesse
et des deux Lorraines pour sortir quand il étoit à
propos, sans air de chagrin ni de contrainte. Elle
revenoit après quand cela se pouvoit, sans la plus
légère humeur, en quoi elle mérita de vraies louanges.
C étoit Mlle Choin dont il étoit question, qui
figuroit à Meudon, avec le P. Tellier, d'une façon
tout à fait étrange. Tous deux incognito, relégués
154 SAINT-SIMON : .
chacun dans leur grenier, servis seuls chacun dans
leur chambre, vus des seuls indispensables, et sus
pourtant de chacun, avec cette différence que la
demoiselle voyoit Monseigneur nuit et jour sans
mettre le pied ailleurs, et que le confesseur alloit
chez le roi et partout, excepté dans l'appartement
de Monseigneur ni dans tout ce qui en approchoit.
Mme d'Espinoy portoit et rapportoit les compliments
entre Mme de Maintenon et Mlle Choin. Le roi ne la
vit point. Il croyoit que Mme de Maintenon l'avoit
vue, il le lui demanda un peu sur le tard. Il sut que
non, et il ne l'approuva pas. Là-dessus Mme de
Maintenon chargea Mme d'Espinoy d'en faire ses
excuses à Mlle Choin, et de lui dire qu'elle espé-
roit qu'elles se verroient, compliment bizarre d'une
chambre à l'autre, sous le même toit. Elles ne se
virent jamais depuis.
Versailles présentoit une autre scène : Mgr [le duc]
et Mme la duchesse de Bourgogne y tenoien>: ouverte-
ment la cour, et cette cour ressembloit à la première
pointe de l'aurore. Toute la cour étoit là rassemblée,
tout Paris y abondoit ; et comme la discrétion et
la précaution ne furent jamais françoises, tout
Meudon y venoit, et on en croyoit les gens sur leur
parole de n'être pas entrés chez Monseigneur ce jour-
là. Lever et coucher, dîner et souper avec les dames,
conversations publiques après les repas, promenades,
et oient les heures de faire sa cour, et les apparte-
ments ne pou voient contenir la foule. Courriers à
tous quarts d'heure, qui rappeloient l'attention aux
nouvelles de Monseigneur, cours de maladie à souhait,
et facilité extrême d'espérance et de confiance ;
désir et empressement de tous de plaire à la nouvelle
cour, majesté et gravité gaie dans le jeune prince
et la jeune princesse, accueil obligeant à tous, atten-
tion continuelle à parler à chacun, et complaisance
LA COUR DE LOUIS XIV 155
dans cette foule, satisfaction réciproque, duc et
duchesse de Berry à peu près nuls. De cette sorte
s'écoulèrent cinq jours, chacun pensant sans cesse
aux futurs contingents, tâchant d'avance de s'ac-
commoder à tout événement.
Le mardi 14 avril, lendemain de mon retour de la
Ferté à Versailles, le roi, qui, comme j'ai dit, s'en-
nuyoit à Meudon, donna à l'ordinaire conseil des
finances le matin, et contre sa coutume conseil de
dépêches l'après-dînée pour en remplir le vide. J'allai
voir le chancelier à son retour de ce dernier conseil,
et je m'informai beaucoup à lui de l'état de Mon-
seigneur. Il me l'assura bon, et me dit que Fagon lui
avoit dit ces mêmes mots : « que les choses alloient
selon leurs souhaits, et au delà de leurs espérances. »
Le chancelier me parut dans une grande confiance ;
et j'y ajoutai foi d'autant plus aisément qu'il étoit
extrêmement bien avec Monseigneur, et qu'il ne
bannissoit pas toute crainte, mais sans en avoir
d'autre que celle de la nature propre à cette sorte
de maladie.
Les harengères de Paris, amies fidèles de Monsei-
gneur, qui s'étoient déjà signalées à cette forte in-
digestion qui fut prise pour apoplexie, donnèrent
ici le second tome de leur zèle. Ce même matin,
elles arrivèrent en plusieurs carrosses de louage à
Meudon. Monseigneur les voulut voir. Elles se
jetèrent au pied de son lit qu'elles baisèrent plu-
sieurs fois ; et, ravies d'apprendre de si bonnes
nouvelles, elles s'écrièrent dans leur joie qu'elles
alloient réjouir tout Paris, et faire chanter le Te
Deum. Monseigneur, qui n' étoit pas insensible à ces
marques d'amour du peuple, leur dit qu'il n'étoit
pas encore temps ; et, après les avoir remerciées, il
ordonna qu'on leur fît voir sa maison, qu'on les traitât
à dîner, et qu'on les renvoyât avec de l'argent.
156 SAINT-SIMON :
devenant chez moi, de chez le chancelier, par les
cours, je vis Mme la duchesse d'Orléans se prome-
nant sur la terrasse de l'aile neuve, qui m'appela,
et que je ne fis semblant de voir ni d'entendre,
parce que la Montauban et oit avec elle, et je gagnai
mon appartement l'esprit fort rempli de ces bonnes
nouvelles de Meudon. Ce logement étoit dans la
galerie haute de l'aile neuve, qu'il n'y avoit presque
qu'à traverser pour être dans l'appartement de M.
[le duc] et de Mme la duchesse de Berry, qui ce
soir-là dévoient donner à souper chez eux à M. [le
duc] et à Mme la duchesse d'Orléans et à quelques
dames, dont Mme de Saint-Simon se dispensa sur ce
qu'elle avoit été un peu incommodée.
Il y avoit peu que j' et ois dans mon cabinet seul
avec Coeffeteau, qu'on m'annonça Mme la duchesse
d'Orléans, qui venoit causer en attendant l'heure
du souper. J'allai la recevoir dans l'appartement de
Mme de Saint-Simon, qui étoit sortie, et qui revint
bientôt après se mettre en tiers avec nous. La
princesse et moi étions, comme on dit, gros de nous
voir et de nous entretenir dans cette conjoncture,
sur laquelle elle et moi nous pensions si pareille-
ment. Il n'y avoit guère qu'une heure qu'elle étoit
revenue de Meudon, où elle avoit vu le roi, et il en
étoit alors huit du soir de ce même mardi 14 avril.
Elle me dit la même expression dont Fagon s' étoit
servi, que j'avois apprise du chancelier. Elle me
rendit la confiance qui régnoit dans Meudon ; elle
me vanta les soins et la capacité des médecins qui
ne négligeoient pas jusqu'aux plus petits remèdes,
qu'ils ont coutume de mépriser le plus ; elle nous
en exagéra le succès ; et, pour en parler franchement
et en avouer la honte, elle et moi nous lamentâmes
ensemble de voir Monseigneur échapper, à son âge
et à sa graisse, d'un mal si dangereux. Elle réflé-
LA COUR DE LOUIS XIV 157
chissoit tristement, mais avec ce sel et ces tons à
la Mortemart, qu'après une dépuration de cette
sorte il ne restoit plus la moindre pauvre petite
apparence aux apoplexies ; que celle des indiges-
tions étoit ruinée sans ressource depuis la peur que
Monseigneur en avoit prise, et l'empire qu'il avoit
donné sur sa santé aux médecins et nous conclûmes
plus que langoureusement qu'il falloit désormais
compter que ce prince vivroit et régneroit long-
temps. De là, des raisonnements sans fin sur les
funestes accompagnements de son règne, sur la
vanité des apparences les mieux fondées d'une vie
qui promettoit si peu, et qui trou voit son salut et sa
durée au sein du péril et de la mort. En un mot,
nous nous lâchâmes, non sans quelque scrupule qui
interrompoit de fois à autre cette rare conversation,
mais qu'avec un tour languissamment plaisant elle
ramenoit toujours à son point. Mme de Saint-Simon,
tout dévotement, enrayoit tant qu'elle pou voit ces
propos étranges ; mais F en rayure cassoit, et entre-
tenoit ainsi un combat très-singulier entre la liberté
des sentiments, humainement pour nous très-raison-
nables, mais qui ne laissoit pas de nous faire sentir
qui n'étoient pas selon la religion.
Deux heures s'écoulèrent de la sorte entre nous
trois, qui nous parurent courtes, mais que l'heure
du souper termina. Mme la duchesse d'Orléans s'en
alla chez Mme sa fille, et nous passâmes dans ma
chambre, où bonne compagnie s'étoit cependant as-
semblée, qui soupa avec nous.
Tandis qu'on étoit si tranquille à Versailles, et
même à Meudon, tout y changeoit de face. Le roi
avoit vu Monseigneur plusieurs fois dans la journée,
qui étoit sensible à ses marques d'amitié et de
considération. Dans la visite de l'après-dînée, avant
le conseil des dépêches, le roi fut si frappé de l'enflure
158 SAINT-SIMON :
extraordinaire du visage et de la tête, qu'il abrégea,
et qu'il laissa échapper quelques larmes en sortant
de la chambre. On le rassura tant qu'on put, et
après le conseil des dépêches, il se promena dans
les jardins.
Cependant Monseigneur avoit déjà méconnu Mme
la princesse de Conti, et Boudin en avoit été alarmé.
Ce prince l'avoit toujours été. Les courtisans le
voy oient tous les uns après les autres, les plus
familiers n'en bougeoient jour et nuit. Il s'informoit
sans cesse à eux si on avoit coutume d'être dans
cette maladie dans l'état où il se sentoit. Dans les
temps où ce qu'on lui disoit pour le rassurer lui
faisoit le plus d'impression, il fondoit sur cette
dépuration des espérances de vie et de santé ; et
en une de ces occasions, il lui échappa d'avouer à
Mme la princesse de Conti qu'il y avoit longtemps
qu'il se sentoit fort mal sans en avoir voulu rien
témoigner, et dans un tel état de foiblesse que, le
jeudi saint dernier, il n'avoit pu durant l'office tenir
sa Semaine sainte dans ses mains.
Il se trouva plus mal vers quatre heures après
midi, pendant le conseil des dépêches, tellement que
Boudin proposa à Fagon d'envoyer quérir du conseil,
lui représenta qu'eux, médecins de la cour qui ne
voyoient jamais aucune maladie de venin, n'en
pouvoient avoir d'expérience, et le pressa de mander
promptement des médecins de Paris ; mais Fagon
se mit en colère, ne se paya d'aucunes raisons, s'o-
piniâtra au refus d'appeler personne, à dire qu'il
étoit inutile de se commettre à des disputes et à
des contrariétés, soutint qu'ils feroient aussi bien
et mieux que tout le secours qu'ils pourroient faire
venir, voulut enfin tenir secret l'état de Monseigneur,
quoiqu'il empirât d'heure en heure, et que sur les
sept heures du soir quelques valets et quelques
LA COUR DE LOUIS XIV 159
courtisans même commençassent à s'en apercevoir.
Mais tout en ce genre trembloit sous Fagon. Il étoit
là, et personne n'osoit ouvrir la bouche pour avertir
le roi ni Mme de Maintenon. Mme la Duchesse et
Mme la princesse de Conti, dans la même impuis-
sance, cherchoient à se rassurer. Le rare fut qu'on
voulut laisser mettre le roi à table pour souper avant
d'effrayer par de grands remèdes, et laisser achever
son souper sans l'interrompre et sans l'avertir de
rien, qui sur la foi de Fagon et le silence public
croyoit Monseigneur en bon état, quoiqu'il l'eût
trouvé enflé et changé dans l'après-dînée, et qu'il
en eût été fort peiné.
Pendant que le roi soupoit ainsi tranquillement,
la tête commença à tourner à ceux qui étoient dans
la chambre de Monseigneur. Fagon et les autres
entassèrent remèdes sur remèdes sans en attendre
l'effet. Le curé, qui tous les soirs avant de se retirer
chez lui alloit savoir des nouvelles, trouva, contre
l'ordinaire, toutes les portes ouvertes et les valets
éperdus. Il entra dans la chambre, où, voyant de quoi
il n' étoit que trop tardivement question, il courut
au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de
Dieu; et, le voyant plein de cornoissance, mais
presque hors d'état de parler, il en tira ce qu'il put
pour une confession, dont qui que ce soit ne s' étoit
avisé, lui suggéra des actes de contrition. Le pauvre
prince en répéta distinctement quelques mots, con-
fusément les autres, se frappa la poitrine, serra la
main au curé, parut pénétré des meilleurs senti-
ments, et reçut d'un air contrit et désireux l'absolu-
tion du curé.
Cependant le roi sort oit de table, et pensa tomber
à la renverse lorsque Fagon se présentant à lui lui
cria, tout troublé, que tout étoit perdu. On peut
juger quelle horreur saisit tout le monde en ce pas-
i.6o SAINT-SIMON :
sage si subit d'une sécurité entière à la plus dé-
sespérée extrémité.
Le roi, à peine à lui-même, prit à l'instant le
chemin de l'appartement de Monseigneur, et réprima
très-sèchement l'indiscret empressement de quelques
courtisans à le retenir, disant qu'il vouloit voir en-
core son fils, et s'il n'y avoit plus de remède. Comme
il étoit près d'entrer dans la chambre, Mme la prin-
cesse de Conti, qui avoit eu le temps d'accourir chez
Monseigneur dans ce court intervalle de la sortie
de table, se présenta pour l'empêcher d'entrer. Elle
le repoussa même des mains, et lui dit qu'il ne falloit
plus désormais penser qu'à lui-même. Alors le roi,
presque en foiblesse d'un renversement si subit et
si entier, se laissa aller sur un canapé qui se trouva
à l'entrée de la porte du cabinet par lequel il étoit
entré, qui donnoit dans la chambre. Il demandoit
des nouvelles à tout ce qui en sortoit, sans que
presque personne osât lui répondre. En descendant
chez Monseigneur, car il logeoit au-dessus de lui, il
avoit envoyé chercher le P. Tellier, qui venoit de se
mettre au lit ; il fut bientôt habillé et arrivé dans
la chambre ; mais il n' étoit plus temps, à ce qu'ont
dit depuis tous les domestiques, quoique le jésuite,
peut-être pour consoler le roi, lui eût assuré qu'il
avoit donné une absolution bien fondée. Mme de
Maintenon, accourue auprès du roi, et assise sur le
même canapé, tâchoit de pleurer. Elle essayoit
d'emmener le roi, dont les carrosses étoient déjà
prêts dans la cour, mais il n'y eut pas moyen de l'y
faire résoudre que Monseigneur ne fût expiré.
Cette agonie sans connoissance dura près d'une
heure depuis que le roi fut dans le cabinet. Mme la
Duchesse et Mme la princesse de Conti se parta-
geoient entre les soins du mourant et ceux du roi,
près duquel elles revenoient souvent, tandis que la
LA COUR DE LOUIS XIV 161
Faculté confondue, les valets éperdus, le courtisan
bourdonnant, se poussoient les uns les autres, et
cheminoient sans cesse sans presque changer de lieu.
Enfin le moment fatal arriva. Fagon sortit qui le
laissa entendre.
Le roi, fort affligé, et très-peiné du défaut de
confession, maltraita un peu ce premier médecin,
puis sortit, emmené par Mme de Main tenon et par
les deux princesses. L'appartement étoit de plain-
pied à la cour ; et comme il se présenta pour monter
en carrosse, il trouva devant lui la berline de Monsei-
gneur. Il fit signe de la main qu'on lui amenât un
autre carrosse, par la peine que lui faisoit celui-là.
Il n'en fut pas néanmoins tellement occupé que,
voyant Pontchar train, il ne l'appelât pour lui dire
d'avertir son père et les autres ministres de se trouver
le lendemain matin un peu tard à Marly pour le
conseil d'État ordinaire du mercredi. Sans commenter
ce sang-froid, je me contenterai de rapporter la sur-
prise extrême de tous les témoins et de tous ceux
qui l'apprirent. Pontchartrain répondit que, ne
s' agissant que d'affaires courantes, il vaudroit mieux
remettre le conseil d'un jour que de l'en importuner.
Le roi y consentit. Il monta avec peine en carrosse
appuyé des deux côtés, Mme de Maint enon tout de
suite après qui se mit à côté de lui ; Mme la Duchesse
et Mme la princesse de Conti montèrent après elle,
et se mirent sur le devant. Une foule d'officiers de
Monseigneur se jetèrent à genoux tout du long de
la cour, des deux côtés, sur le passage du roi, lui
criant avec des hurlements étranges d'avoir com-
passion d'eux, qui avoient tout perdu et qui mou-
raient de faim.
i62 SAINT-SIMON :
XXVI. — LA COUR APRÈS LA MORT
DE MONSEIGNEUR
Tandis que Meudon étoit rempli d'horreur, tout
étoit tranquille à Versailles, sans en avoir le moindre
soupçon. Nous avions soupe. La compagnie quelque
temps après s' étoit retirée, et je causois avec Mme
de Saint-Simon qui achevoit de se déshabiller pour
se mettre au lit, lorsqu'un ancien valet de chambre,
à qui elle avoit donné une charge de garçon de la
chambre de Mme la duchesse de Berry, et qui y
servoit à table, entra tout effarouché. Il nous dit
qu'il falloit qu'il y eût de mauvaises nouvelles de
Meudon ; que Mgr le duc de Bourgogne venoit
d'envoyer parler à l'oreille à M. le duc de Berry,
à qui les yeux avoient rougi à l'instant ; qu'aussitôt
il étoit sorti de table, et que, sur un second message
fort prompt, la table où la compagnie étoit restée
s' étoit levée avec précipitation, et que tout le monde
étoit passé dans le cabinet. Un changement si subit
rendit ma surprise extrême. Je courus chez Mme la
duchesse de Berry aussitôt ; il n'y avoit plus per-
sonne ; ils étoient tous allés chez Mme la duchesse
de Bourgogne, j'y poussai tout de suite.
J'y trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arri-
vant ; toutes les dames en déshabillé, la plupart
prêtes à se mettre au lit, toutes les portes ouvertes,
et tout en trouble. J'appris que Monseigneur avoit
reçu l'extrême-onction, qu'il étoit sans connoissance
et hors de toute espérance, et que le roi avoit mandé
à Mme la duchesse de Bourgogne qu'il s'en alloit à
Marly, et de le venir attendre dans l'avenue entre
les deux écuries, pour le voir en passant.
Le spectacle attira toute l'attention que j'y pus
donner parmi les divers mouvements de mon âme, et
LA COUR DE LOUIS XIV 163
ce qui tout à la fois se présenta à mon esprit. Les
deux princes et les deux princesses étoient dans le
petit cabinet derrière la ruelle du lit. La toilette pour
le coucher étoit à l'ordinaire dans la chambre de
Mme la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la
cour en confusion. Elle alloit et venoit du cabinet
dans la chambre, en attendant le moment d'aller
au passage du roi ; et son maintien, toujours avec
ses mêmes grâces, étoit un maintien de trouble et de
compassion que celui de chacun sembloit prendre
pour douleur. Elle disoit ou répondoit en passant
devant les uns et les autres quelques mots rares.
Tous les assistants étoient des personnages vraiment
expressifs ; il ne f alloit qu'avoir des yeux, sans au-
cune connoissance de la cour, pour distinguer les
intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux
qui n' étoient de rien : ceux-ci tranquilles à eux-
mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité
et d'attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élar-
gissement et leur joie.
Mon premier mouvement fut de m' informer à
plus d'une fois, de ne croire qu'à peine au spectacle
et aux paroles ; ensuite de craindre trop peu de
cause pour tant d'alarme, enfin de retour sur moi-
même par la considération de la misère commune à
tous les hommes, et que moi-même je me trouverois
un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins
perçoit à travers les réflexions momentanées de
religion et d'humanité par lesquelles j'essayois de
me rappeler. Ma délivrance particulière me sembloit
si grande et si inespérée qu'il me sembloit, avec une
évidence encore plus parfaite que la vérité, que
l'État gagnoit tout en une telle perte. Parmi ces
pensées, je sentois malgré moi un reste de crainte
que le malade en réchappât, et j'en avois une ex-
trême honte.
i64 SAINT-SIMON :
Enfoncé de la sorte en moi-même, je ne laissai
pas de mander à Mme de Saint-Simon qu'il étoit
à propos qu'elle vînt, et de percer de mes regards
clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque
mouvement, d'y délecter ma curiosité, d'y nourrir
les idées que je m'étois formées de chaque person-
nage, qui ne m'ont jamais guère trompé, et de tirer
de justes conjectures de la vérité de ces premiers
élans dont on est si rarement maître, et qui par là,
à qui connoît la carte et les gens, deviennent des
indictions sûres des liaisons et des sentiments les
moins visibles en tous autres temps rassis.
Je vis arriver Mme la duchesse d'Orléans, dont la
contenance majestueuse et compassée ne disoit rien.
Elle entra dans le petit cabinet, d'où bientôt après
elle sortit avec M. le duc d'Orléans, duquel l'activité
et l'air turbulent marquoient plus l'émotion du spec-
tacle que tout autre sentiment. Ils s'en allèrent, et je
le remarque exprès, par ce qui bientôt après arriva
en ma présence.
Quelques moments après, je vis de loin, vers la
porte du petit cabinet, Mgr le duc de Bourgogne
avec un air fort ému et peiné ; mais le coup d'œil
que j'assenai vivement sur lui ne m'y rendit rien de
tendre, et ne me rendit que l'occupation profonde
d'un esprit saisi.
Valets et femmes de chambre crioient déjà indis-
crètement, et leur douleur prouva bien tout ce que
cette espèce de gens alloit perdre. Vers minuit et
demi, on eut des nouvelles du roi ; et aussitôt je
vis Mme la duchesse de Bourgogne sortir du petit
cabinet avec Mgr le duc de Bourgogne, l'air alors
plus touché qu'il ne m'avoit paru la première fois, et
qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit
à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et
d'un air délibéré, traversa la chambre, les yeux à
LA COUR DE LOUIS XIV 165
peine mouillés, mais trahie par de curieux regards
lancés de part et d'autre à la dérobée, et, suivie seule-
ment de ses dames, gagna son carrosse par le grand
escalier.
Comme elle sortit de sa chambre, je pris mon
temps pour aller chez Mme la duchesse d'Orléans
avec qui je grillois d'être. Entrant chez elle, j'appris
qu'ils étoient chez Madame. Je poussai jusque-là
à travers leurs appartements. Je trouvai Mme la
duchesse d'Orléans qui retournoit chez elle, et qui,
d'un air fort sérieux, me dit de revenir avec elle,
M. le duc d'Orléans et oit demeuré. Elle s'assit dans
sa chambre, et auprès d'elle la duchesse de Villeroy,
la maréchale de Rochefort et cinq ou six dames
familières. Je pétillois cependant de tant de com-
pagnie ; Mme la duchesse d'Orléans, qui n'en étoit
pas moins importunée, prit une bougie et passa
derrière sa chambre. J'allai alors dire un mot à
l'oreille à la duchesse de Villeroy ; elle et moi pen-
sions de même sur l'événement présent. Elle me
poussa et me dit tout bas de me bien contenir.
J'étouffois de silence parmi les plaintes et les sur-
prises narratives de ces dames, lorsque M. le duc
d'O-léans parut à la porte du cabinet et m'appela.
Je le suivis dans son arrière-cabinet en bas sur la
galerie, lui près de se trouver mal, et moi les jambes
tremblantes de tout ce qui se passoit sous mes yeux
et au dedans de moi. Nous nous assîmes par hasard
vis-à-vis l'un de l'autre ; mais quel fut mon étonne-
ment lorsque incontinent après je vis les larmes
lui tomber des yeux : « Monsieur ! » m 'écriai- je en
me levant dans l'excès de ma surprise. Il me com-
prit aussitôt et me répondit d'une voix coupée et
pleurant véritablement : « Vous avez raison d'être
surpris, et je le suis moi-même ; mais le spectacle
touche. C'est un bon homme avec qui j'ai passé
i66 SAINT-SIMON :
ma vie ; il m'a bien traité et avec amitié tant
qu'on l'a laissé faire et qu'il a agi de lui-même. Je
sens bien que l'affliction ne peut pas être longue ;
mais ce sera dans quelques jours que je trouverai
tous les motifs de me consoler dans l'état où on
m'avoit mis avec lui ; mais présentement le sang,
la proximité, l'humanité, tout touche, et les en-
trailles s'émeuvent. » Je louai ce sentiment, mais
j'en avouai mon extrême surprise par la façon dont
il étoit avec Monseigneur. Il se leva, se mit la tête
dans un coin, le nez dedans, et pleura amèrement
et à sanglots, chose que, si je n'avois vue, je n'eusse
jamais crue. Après quelque peu de silence, je l'ex-
hortai à se calmer. Je lui représentai qu'incessam-
ment il faudroit retourner chez Mme la duchesse de
Bourgogne, et que si on l'y voyoit avec des yeux
pleureux, il n'y avoit personne qui ne s'en moquât
comme d'une comédie très-déplacée, à la façon dont
toute la cour savoit qu'il étoit avec Monseigneur.
Il fit donc ce qu'il put pour arrêter ses larmes, et
pour bien essuyer et retaper ses yeux. Il y travailloit
encore, lorsqu'il fut averti que Mme la duchesse de
Bourgogne arrivoit, et que Mme la duchesse d'Orléans
alloit retourner chez elle. Il la fut joindre et je les y
suivis.
Mme la duchesse de Bourgogne, arrêtée dans
l'avenue entre les deux écuries, n'avoit attendu le
roi que fort peu de temps. Dès qu'il approcha, elle
mit pied à terre et alla à sa portière. Mme de Main-
tenon, qui étoit de ce même côté, lui cria : « Où
allez-vous, madame? N'approchez pas ; nous sommes
pestiférés. » Je n'ai point su quel mouvement fit le
roi, qui ne l'embrassa point à cause du mauvais air.
La princesse à l'instant regagna son carrosse et s'en
revint.
Le beau secret que Fagon avoit imposé sur l'état
LA COUR DE LOUIS XIV 167
de Monseigneur avoit si bien trompé tout le monde,
que le duc de Beauvilliers étoit revenu à Versailles
après le conseil de dépêches, et qu'il y coucha contre
son ordinaire depuis la maladie de Monseigneur.
Comme il se le voit fort matin, il se couchoit toujours
sur les dix heures, et il s' étoit mis au lit sans se
défier de rien. Il n'y fut pas longtemps sans être
réveillé par un message de Mme la duchesse de
Bourgogne, qui l'envoya chercher, et il arriva dans
son appartement peu avant son retour du passage
du roi. Elle retrouva les deux princes et Mme la
duchesse de Berry avec le duc de Beauvilliers, dans
ce petit cabinet où elle les avoit laissés.
Après les premiers embrassements d'un retour
qui signifioit tout, le duc de Beauvilliers, qui les vit
étouffant dans ce petit lieu, les fit passer par la
chambre dans le salon qui la sépare de la galerie,
dont, depuis quelque temps, on avoit fermé ce salon
d'une porte pour en faire un grand cabinet. On y
ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun
sa princesse à son côté, s'assirent sur un même canapé
près des fenêtres, le dos à la galerie, tout le monde
épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon,
et les dames les plus familières par terre aux pieds
ou proche du canapé des princes.
Là, dans la chambre et par tout l'appartement,
on lisoit apertement sur les visages. Monseigneur
n'étoit plus ; on le savoit, on le disoit, nulle con-
trainte ne retenoit plus à son égard, et ces premiers
moments étoient ceux des premiers mouvements
peints au naturel et pour lors affranchis de toute
politique, quoique avec sagesse, par le trouble,
l'agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus
de cette nuit si rassemblée.
Les premières pièces offroient les mugissements
contenus des valets, désespérés de la perte d'un
i68 SAINT-SIMON :
maître si Ffait exprès pour eux ; et pour les con-
soler d'une autre qu'ils ne prévoyoient qu'avec
transissement, et qui par celle-ci devenoit la leur
propre. Parmi eux s'en remarquoient d'autres des
plus éveillés de gens principaux de la cour, qui
étoient accourus aux nouvelles, et qui montroient
bien à leur air de quelle boutique ils étoient ba-
layeurs.
Plus avant commençoit la foule des courtisans de
toute espèce. Le plus grand nombre, c'est-à-dire les
sots, tiroient des soupirs de leurs talons, et, avec des
yeux égarés et secs, louoient Monseigneur, mais
toujours de la même louange, c'est-à-dire de bonté,
et plaignoient le roi de la perte d'un si bon nls. Les
plus fins d'entre eux, ou les plus considérables, s'in-
quiét oient déjà de la santé du roi; ils se savoient
bon gré de conserver tant de jugement parmi ce
trouble, et n'en laissoient pas douter par la fréquence
de leurs répétitions. D'autres, vraiment affligés, et
de cabale frappée, pleuroient amèrement, ou se
contenoient avec un effort aussi aisé à remarquer
que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les
plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en
des coins, méditoient profondément aux suites d'un
événement si peu attendu, et bien davantage sur
eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d'affligés,
point ou peu de propos, de conversation nulle, quel-
que exclamation parfois échappée à la douleur et
parfois répondue par une douleur voisine, un mot
en un quart d'heure, des yeux sombres ou hagards,
des mouvements de mains moins rares qu'involon-
taires, immobilité du reste presque entière ; les
simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors
les sots qui avoient le caquet en partage, les ques-
tions, et le redoublement du désespoir des affligés,
et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà re-
LA COUR DE LOUIS XIV 169
gardoient cet événement comme favorable avoient
beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin
et austère, le tout n'étoit qu'un voile clair, qui
n'empêchoit pas de bons yeux de remarquer et de
distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenoient aussi
tenaces en place que les plus touchés, en garde contre
l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction,
contre leurs mouvements ; mais leurs yeux sup-
pléoient au peu d'agitation de leur corps. Des chan-
gements de posture, comme des gens peu assis ou
mal debout ; un certain soin de s'éviter les uns les
autres, même de se rencontrer des yeux ; les acci-
dents momentanés qui arrivoient de ces rencontres ;
un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne.
A travers le soin de se tenir et de se composer, un
vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distin-
guoit malgré qu'ils en eussent.
Les deux princes, et les deux princesses assises
à leurs côtés, prenant soin d'eux, étoient les plus
exposés à la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne
pleuroit d'attendrissement et de bonne foi, avec un
air de douceur, des larmes de nature, de religion,
de patience. M. le duc de Berry tout d'aussi bonne
foi en versoit en abondance, mais des larmes pour
ainsi dire sanglantes, tant l'amertume en paroissoit
grande, et poussoit non des sanglots, mais des cris,
mais des hurlements. Il se taisoit parfois, mais de
suffocation, puis éclatoit, mais avec un tel bruit,
et un bruit si fort la trompette forcée du désespoir,
que la plupart éclatoient aussi à ces redoublements
si douloureux, ou par un aiguillon d'amertume, ou
par un aiguillon de ^bienséance. Cela fut au point
qu'il fallut le déshabiller là même, et se précautionner
de remèdes et de gens de la Faculté. Mme la duchesse
de Berry étoit hors d'elle, on verra bientôt pourquoi.
Le désespoir le plus amer étoit peint avec horreur sur
170 SAINT-SIMON :
son visage. On y voyoit comme écrite une rage de
douleur, non d'amitié mais d'intérêt ; des intervalles
secs mais profonds et farouches, puis un torrent de
larmes et de gestes involontaires, et cependant re-
tenus, qui montroient une amertume d'âme extrême,
fruit de la méditation profonde qui venoit de pré-
céder. Souvent réveillée par les cris de son époux,
prompte à le secourir, à le soutenir, à l'embrasser,
à lui présenter quelque chose à sentir, on voyoit un
soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde
en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui
aidoient à suffoquer ses cris. Mme la duchesse de
Bourgogne consoloit aussi son époux, et y avoit
moins de peine qu'à acquérir le besoin d'être elle-
même consolée, à quoi pourtant, sans rien montrer
de faux, on voyoit bien qu'elle faisoit de son mieux
pour s'acquitter d'un devoir pressant de bienséance
sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le
fréquent moucher répondoit aux cris du prince son
beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle,
et souvent entretenues avec soin, fournissoient à
l'art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux
et barbouiller le visage, et cependant le coup d'œil
fréquemment dérobé se promenoit sur l'assistance
et sur la contenance de chacun.
Le duc de Beauvilliers, debout auprès d'eux, l'air
tranquille et froid, comme à chose non avenue ou
à spectacle ordinaire, donnoit ses ordres pour le
soulagement des princes, pour que peu de gens
entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à
chacun, en un mot pour tout ce qu'il étoit besoin,
sans empressement, sans se méprendre en quoi que
ce soit ni aux gens ni aux choses ; vous l'auriez cru
au lever ou au petit couvert servant à l'ordinaire.
Ce flegme dura sans la moindre altération, égale-
ment éloigné d'être aise par la religion, et de cacher
LA COUR DE LOUIS XIV 171
aussi le peu d'affliction qu'il ressentoit, pour con-
server toujours la vérité.
Madame, rhabillée en grand habit, arriva hur-
lante, ne sachant bonnement pourquoi ni l'un ni
l'autre, les inonda tous de ses larmes en les em-
brassant, fit retentir le château d'un renouvellement
de cris, et fournit un spectacle bizarre d'une princesse
qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir
pleurer et crier parmi une foule de femmes en
déshabillé de nuit, presque en mascarades.
Mme la duchesse d'Orléans s'étoit éloignée des
princes, et s'étoit assise le dos à la galerie, vers la
cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort
silencieux autour d'elle, ces dames peu à peu se
retirèrent d'auprès elle, et lui firent grand plaisir.
Il n'y resta que la duchesse Sforce, la duchesse de
Villeroy, Mme de Castries, sa dame d'atours, et Mme
de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s'ap-
prochèrent en un tas, tout le long d'un lit de veille
à pavillon et le joignant ; et comme elles étoient
toutes affectées de même à l'égard de l'événement
qui rassembloit là tant de monde, elles se mirent à
en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec
liberté.
Dans la galerie et dans ce salon il y avoit plusieurs
lits de veille, comme dans tout le grand appartement,
pour la sûreté, où couchoient des Suisses de l'apparte-
ment et des frotteurs, et ils y avoient été mis à
l'ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon.
Au fort de la conversation dé ces dames, Mme de
Castries qui touchoit au lit le sentit remuer et en
fut fort effrayée, car elle l'étoit de tout quoique
avec beaucoup d'esprit. Un moment après elles virent
un gros bras presque nu relever tout à coup le
pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre
deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à
i72 SAINT-SIMON :
reconnoître son monde qu'il regardoit fixement l'un
après l'autre, et qui enfin, ne jugeant pas à propos
de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans
son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s' et oit
apparemment couché avant que personne eût rien
appris, et avoit assez profondément dormi depuis
pour ne s'être réveillé qu'alors. Les plus tristes
spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes
les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelque dame de
là autour, et [fit] quelque peur à Mme la duchesse
d'Orléans et à ce qui causoit avec elle d'avoir été
entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la
grossièreté du personnage les rassura.
La duchesse de Villeroy, qui ne faisoit presque que
les joindre, s'étoit fourrée un peu auparavant dans
le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quel-
ques dames du palais, dont Mme de Lévi n'avoit
osé approcher, par penser trop conformément à la
duchesse de Villeroy. Elles y étoient quand j'arrivai.
Je voulois douter encore, quoique tout me montrât
ce qui étoit, mais je ne pus me résoudre à m'aban-
donner à le croire que le mot ne m'en fût prononcé
par quelqu'un à qui on pût ajouter foi. Le hasard
me fit rencontrer M. d'O, à qui je le demandai, et
qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n'en
être pas bien aise. Je ne sais pas trop si j'y réussis
bien, mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur
n'émoussèrent ma curiosité, et qu'en prenant bien
garde à conserver toute bienséance, je ne me crus
pas engagé par rien au personnage douloureux. Je
ne craignois plus les retours du feu de la citadelle de
Meudon, ni les cruelles courses de son implacable
garnison, et je me contraignis moins qu'avant le
passage du roi pour Marly de considérer plus libre-
ment toute cette nombreuse compagnie, d'arrêter
mes yeux sur les plus touchés et sur ceux qui F étoient
LA COUR DE LOUIS XIV 173
moins avec une affection différente, de suivre les uns
et les autres de mes regards et de les en percer tous
à la dérobée. Il faut avouer que, pour qui est bien au
fait de la carte intime d'une cour, les premiers spec-
tacles d'événements rares de cette nature, si inté-
ressante à tant de divers égards, sont d'une satisfac-
tion extrême. Chaque visage vous rappelle les soins,
les intrigues, les sueurs employés à l'avancement des
fortunes, à la formation, à la force des cabales ; les
adresses à se maintenir et en écarter d'autres, les
moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela ; les
liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les
froideurs, les haines, les mauvais offices, les manèges,
les avances, les ménagements, les petitesses, les bas-
sesses de chacun ; le déconcertement des uns au
milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de
leurs espérances; la stupeur de ceux qui en jouissoient
en plein, le poids donné du même coup à leurs con-
traires et à la cabale opposée ; la vertu de ressort qui
pousse dans cet instant leurs menées et leurs con-
certs à bien, la satisfaction extrême et inespérée de
ceux-là, et j'en étois des plus avant, la rage qu'en
conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à
le cacher. La promptitude des yeux à voler partout
en sondant les âmes, à la faveur de ce premier
trouble de surprise et de dérangement subit, la com-
binaison de tout ce qu'on y remarque, l'étonnement
de ne pas trouver ce qu'on avoit cru de quelques-uns
faute de cœur ou d'assez d'esprit en eux, et plus en
d'autres qu'on avoit pensé, tout cet amas d'objets
vifs et de choses si importantes forme un plaisir à
qui le sait prendre qui, tout peu solide qu'il devient,
est un des plus grands dont on puisse jouir dans une
cour.
Ce fut donc à celui-là que je me livrai tout entier
en moi-même, avec d'autant plus d'abandon que,
i74 SAINT-SIMON :
dans une délivrance bien réelle, je me trou vois étroite-
ment lié et embarqué avec les têtes principales qui
n'a voient point de larmes à donner à leurs yeux. Je
jouissois de leur avantage sans contre-poids, et de
leur satisfaction qui augmentoit la mienne, qui con-
solidoit mes espérances, qui me les élevoit, qui
m'assuroit un repos, auquel sans cet événement je
voyois si peu d'apparence que je ne cessois point de
m'inquiéter d'un triste avenir, et que, d'autre part,
ennemi de liaison, et presque personnel des principaux
personnages que cette perte accabloit, je vis, du premier
coup d'ceil vivement porté, tout ce qui leur échappoit
et tout ce qui les accableroit, avec un plaisir qui ne
se peut rendre. J'avois si fort imprimé dans ma tête
les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis,
leurs divers personnages et leurs degrés, la connois-
sance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs
divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours
ne m'auroit pas développé et représenté toutes ces
choses plus nettement que ce premier aspect de tous
ces visages, qui me rappel oient encore ceux que je ne
voyois pas, et qui n'étoient pas les moins friands à
s'en repaître.
Je m'arrêtai donc un peu à considérer le spectacle
de ces différentes pièces de ce vaste et tumultueux
appartement. Cette sorte de désordre dura bien une
heure, où la duchesse du Lude ne parut point, re-
tenue au lit par la goutte. A la fin M. de Beau-
villiers s'avisa qu'il étoit temps de délivrer les deux
princes d'un si fâcheux public. Il leur proposa donc
que M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry se reti-
rassent dans leur appartement ; et le monde, de celui
de Mme la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussi-
tôt embrassé. M. le duc de Berry s'achemina donc
partie seul et quelquefois appuyé sur son épouse,
Mme de Saint-Simon avec eux et une poignée de
LA COUR DE LOUIS XIV 175
gens. Je les suivis de loin pour ne pas exposer ma
curiosité plus longtemps. Ce prince vouloit coucher
chez lui, mais Mme la duchesse de Berry ne le voulut
pas quitter ; il étoit si suffoqué et elle aussi qu'on
fit demeurer auprès d'eux une Faculté complète et
munie.
Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De
fois à autre M. le duc de Berry demandoit des nou-
velles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause
de la retraite du roi à Marly. Quelquefois il s'infor-
moit s'il n'y avoit plus d'espérance, il vouloit envoyer
aux nouvelles ; et ce ne fut qu'assez avant dans la
matinée que le funeste rideau fut tiré de devant ses
yeux, tant la nature et l'intérêt ont de peine à se
persuader des maux extrêmes sans remède. On ne
peut rendre l'état où il fut quand il le sentit enfin
dans toute son étendue. Celui de Mme la duchesse de
Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l'empêcha
pas de prendre de lui tous les soins possibles.
La nuit de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de
Bourgogne fut plus tranquille ; ils se couchèrent assez
paisiblement. Mme de Lévi dit tout bas à la princesse
que, n'ayant pas lieu d'être affligée, il seroit horrible
de lui voir jouer la comédie. Elle répondit bien na-
turellement que, sans comédie, la pitié et le spec-
tacle la touchoient, et la bienséance la contenoit, et
rien de plus ; et en effet elle se tint dans ces bornes-
là avec vérité et avec décence. Ils voulurent que
quelques-unes des dames du palais passassent la
nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau
demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le
palais de Morphée. Le prince et la princesse s'endor-
mirent promptement, s'éveillèrent une fois ou deux
un instant ; à la vérité ils se levèrent d'assez bonne
heure, et assez doucement. Le réservoir d'eau étoit
tari chez eux, les larmes ne revinrent plus depuis que
176 SAINT-SIMON :
rares et foibles à force d'occasion. Les dames qui
avoient veillé et dormi dans cette chambre contèrent
à leurs amis ce qui s'y étoit passé. Personne n'en fut
surpris : et comme il n'y avoit plus de Monseigneur,
personne aussi n'en fut scandalisé.
Mme de Saint-Simon et moi, au sortir de chez M.
[le duc] et Mme la duchesse de Berry, nous fûmes
encore deux heures ensemble. La raison plutôt que
le besoin nous fit coucher, mais avec si peu de som-
meil qu'à sept heures du matin j'étois debout ; mais,
il faut l'avouer, de telles insomnies sont douces, et
de tels réveils savoureux.
L'horreur régnoit à Meudon. Dès que le roi en fut
parti, tout ce qu'il y avoit de gens de la cour le
suivirent, et s'entassèrent dans ce qui se trouva de
carrosses, et dans ce qu'il en vint aussitôt après. En
un instant Meudon se trouva vide. Mlle de Lislebonne
et Mlle de Melun montèrent chez Mlle Choin, qui,
recluse dans son grenier, ne faisoit que commencer
à entrer dans des transes funestes. Elle avoit tout
ignoré, personne n' avoit pris soin de lui apprendre
de tristes nouvelles. Elle ne fut instruite de son
malheur que par les cris. Ces deux amies la jetèrent
dans un carrosse de louage qui se trouva encore là
par hasard, y montèrent avec elle, et la menèrent à
Paris.
Pontchartrain, avant partir, monta chez Voysin.
II trouva ses gens difficiles à ouvrir et lui profondé-
ment endormi ; il s' étoit couché sans aucun soupçon
sinistre, et fut étrangement surpris à ce réveil. Le
comte de Brionne le fut bien davantage. Lui et ses
gens s' et oient couchés dans la même confiance, per-
sonne ne songea à eux. Lorsqu'en se levant il sentit
ce grand silence, il voulut aller aux nouvelles et ne
trouva personne, jusqu'à ce que, dans cette surprise,
il apprit enfin ce qui étoit arrivé.
LA COUR DE LOUIS XIV 177
Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien
d'autres, errèrent toute la nuit dans les jardins.
Plusieurs courtisans et oient partis épars à pied. La
dissipation fut entière et la dispersion générale. Un
ou deux valets au plus demeurèrent auprès du
corps ; et, ce qui est très-digne de louange, La Val-
lière fut le seul des courtisans qui, ne l'ayant point
abandonné pendant sa vie, ne l'abandonna point après
sa mort. Il eut peine à trouver quelqu'un pour aller
chercher des capucins pour venir prier Dieu auprès
du corps. L'infection en devint si prompte et si grande
que l'ouverture des fenêtres qui donnoient en portes
sur la terrasse ne suffit pas, et que La,Vallière, les
capucins et ce très-peu de bas étage qui étoit demeuré,
passèrent la nuit dehors. Du Mont et Casau son
neveu, navrés de la plus extrême douleur, y étoient
ensevelis dans la capitainerie. Ils perdoient tout
après une longue vie toute de petits soins, d'assi-
duité, de travail, soutenue par les plus flatteuses et
les plus raisonnables espérances, et les plus longue-
ment prolongées, qui leur échappoient en un moment.
A peine sur le matin du Mont put-il donner quelques
ordres. Je plaignis celui-là avec amitié.
On s'étoit reposé sur une telle confiance que per-
sonne n'avoit songé que le roi pût aller à Marly.
Aussi n'y trouva-t-il rien de prêt ; point de clefs
des appartements, à peine quelques bouts de bougie,
et même de chandelle. Le roi fut plus d'une heure
dans cet état avec Mme de Maintenon dans son
antichambre à elle, Mme la Duchesse, Mme la prin-
cesse de Conti, Mmes de Dangeau et de Caylus, celle-
ci accourue de Versailles auprès de sa tante. Mais ces
deux dames ne se tinrent que peu, par-ti par-là,
dans cette antichambre par discrétion ; ce qui avoit
suivi et qui arrivoit à la file étoit dans le salon en
même désarroi et sans savoir ovt gîter. On fut long-
178 SAINT-SIMON :
temps à tâtons, et toujours sans feu, et toujours les
clefs mêlées, égarées par l'égarement des valets. Les
plus hardis de ce qui étoit dans le salon montrèrent
peu à peu le nez dans l'antichambre, où Mme d'Espi-
noy ne fut pas des dernières ; et de l'un à l'autre
tout ce qui étoit venu s'y présenta, poussés de curio-
sité et de désir de tâcher que leur empressement
fût remarqué. Le roi, reculé en un coin, assis entre
Mme de Maintenon et les deux princesses, pleuroit
à longues reprises. Enfin la chambre de Mme de
Maintenon fut ouverte, qui le délivra de cette im-
portunité. Il y entra seul avec elle, et y demeura
encore une heure. Il alla ensuite se coucher qu'il
étoit près de quatre heures du matin, et la laissa en
liberté de respirer et de se rendre à elle-même. Le
roi couché, chacun sut enfin où loger ; et Bloin eut
ordre de répandre que les gens qui désireroient des
logements à Marly s'adressassent à lui, pour qu'il
en rendît compte au roi et qu'il avertît les élus.
XXVII. —PORTRAIT DE MONSEIGNEUR
Monseigneur étoit plutôt grand que petit, fort gros,
mais sans être trop entassé, l'air fort haut et fort
noble, sans rien de rude, et il auroit eu le visage fort
agréable si M. le prince de Conti, le dernier mort, ne
lui a voit pas cassé le nez par malheur en jouant étant
tous deux enfants. II étoit d'un fort beau blond, il
avoit le visage fort rouge de hâle partout et fort
plein , niais sans aucune physionomie ; les plus
belles jambes du monde, les pieds singulièrement
petits et maigres. Il tâtonnoit toujours en marchant,
et mettoit le pied à deux fois ; il avoit toujours peur
LA COUR DE LOUIS XIV 179
de tomber, et il se faisoit aider pour peu que le
chemin ne fût pas parfaitement droit et uni. Il étoit
fort bien à cheval et y avoit grande mine, mais il
n'y étoit pas hardi. Casau couroit devant lui à la
chasse ; s'il le perdoit de vue il croyoit tout perdu, il
n'alloit guère qu'au petit galop, et attendoit souvent
sous un arbre ce que devenoit la chasse, la cherchoit
lentement et s'en revenoit. Il avoit fort aimé la
table, mais toujours sans indécence. Depuis cette
grande indigestion qui fut prise d'abord pour apo-
plexie, il ne faisoit guère qu'un vrai repas, et se
contenoit fort, quoique grand mangeur comme toute
la maison royale. Presque tous ses portraits lui res-
semblent bien.
De caractère, il n'en avoit aucun ; du sens assez,
sans aucune sorte d'esprit, comme il parut dans
l'affaire du testament du roi d'Espagne ; de la hau-
teur, de la dignité par nature, par prestance, par
imitation du roi ; de l'opiniâtreté sans mesure, et un
tissu de petitesses arrangées qui formoient tout le
tissu de sa vie ; doux par paresse et par une sorte de
stupidité ; dur au fond, avec un extérieur de bonté
qui ne portoit que sur des subalternes et sur des valets,
et qui ne s'exprimoit que par des questions basses. Il
étoit avec eux d'une familiarité prodigieuse, d'ailleurs
insensible à la misère et à la douleur des autres, en cela
peut-être plutôt en proie à l'incurie et à l'imitation
qu'à un mauvais naturel ; silencieux jusqu'à l'incroy-
able, conséquemment fort secret, jusque-là qu'on a
cru qu'il n'avoit jamais parlé d'affaires d'État à la
Choin, peut-être parce que tous [deux] n'y entendoient
guère. L'épaisseur d'une part, la crainte de l'autre,
formoient en ce prince une retenue qui a peu d'exem-
ples ; en même temps glorieux à l'excès, ce qui est
plaisant à dire d'un Dauphin jaloux du respect, et
presque uniquement attentif et sensible à ce qui lui
i8o SAINT-SIMON :
étoit dû, et partout. Il dit une fois à Mlle Choin, sur
ce silence dont elle lui parloit, que les paroles de
gens comme lui portant un grand poids, et obligeant
ainsi à de grandes réparations quand elles n' et oient
pas mesurées, il aimoit mieux très-souvent garder le
silence que de parler. C'étoit aussi plus tôt fait pour
sa paresse et sa parfaite incurie ; et cette maxime
excellente, mais qu'il outroit, étoit apparemment
une des leçons du roi ou du duc de Montausier qu'il
avoit le mieux retenue.
Son arrangement étoit extrême pour ses affaires
particulières ; il écrivit lui-même toutes ses dépenses
prises sur lui. Il sa voit ce que lui coûtoient les moin-
dres choses quoiqu'il dépensât infiniment en bâti-
ments, en meubles, en joyaux de toute espèce, en
voyages de Meudon, et à l'équipage du loup, dont il
s'étoit laissé accroire qu'il aimoit la chasse. Il avoit
fort aimé toute sorte de gros jeu, mais depuis qu'il
s'étoit mis à bâtir il s'étoit réduit à des jeux médio-
cres. Du reste, avare au delà de toute bienséance,
excepté de très-rares occasions qui se bor noient à
quelques pensions à des valets, ou à quelques médi-
ocres domestiques ; mais assez d'aumônes au curé et
aux capucins de Meudon.
Il est inconcevable le peu qu'il donnoit à la Choin,
si fort sa bien-aimée. Cela ne passoit point quatre
cents louis par quartier, en or, quoi qu'ils valussent,
faisant pour tout seize cents louis par an. Il les lui
donnoit lui-même, de la main à la main, sans y ajouter
ni s'y méprendre jamais d'une pistole, et tout au
plus une boîte ou deux par an, encore y regardoit-il
de fort près.
Il faut rendre justice à cette fille et convenir aussi
qu'il est difficile d'être plus désintéressée qu'elle
rétoit, soit qu'elle en connût la nécessité avec ce
prince, soit plutôt que cela lui fût naturel, comme
LA COUR DE LOUIS XIV 181
il a paru dans tout le tissu de sa vie. C'est encore un
problème si elle étoit mariée. Tout ce qui a été le
plus intimement initié dans leurs mystères s'est
toujours fortement récrié qu'il n'y a jamais eu de
mariage. Ce n'a jamais été qu'une grosse camarde
brune, qui, avec toute la physionomie d'esprit et
aussi de jeu, n'avoit l'air que d'une servante,
et qui longtemps avant cet événement-ci étoit
devenue excessivement grasse et encore vieille
et puante. Mais de la voir aux parvulo de Meu-
don, dans un fauteuil devant Monseigneur, en pré-
sence de tout ce qui y étoit admis, Mme la duchesse
de Bourgogne et Mme la duchesse de Berry, qui y fut
tôt introduite, chacune sur un tabouret, dire devant
Monseigneur et tout cet intérieur «la duchesse de
Bourgogne » et « la duchesse de Berry » et « le duc de
Berry, » en parlant d'eux, répondre souvent sèche-
ment aux deux filles de la maison, les reprendre,
trouver à redire à leur ajustement, et quelquefois à
leur air et à leur conduite, et le leur dire, on a peine à
tout cela à ne pas reconnoître la belle-mère et la parité
avec Mme de Maintenon. A la vérité, elle ne disoit
pas mignonne en parlant à Mme la duchesse de Bour-
gogne, qui l'appeloit mademoiselle, et non ma tante ;
mais aussi c'étoit toute la différence d'avec Mme de
Maintenon. D'ailleurs encore, cela n'avoit jamais
pris de même entre elles. Mme la Duchesse, les deux
Lislebonne et tout cet intérieur y étoit un obstacle ;
et Mme la duchesse de Bourgogne, qui le sentoit et
qui étoit timide, se trou voit toujours gênée et en
brassière à Meudon, tandis qu'entre le roi et Mme
de Maintenon elle jouissoit de toute aisance et de
toute liberté. De voir encore Mlle Choin à Meudon,
pendant une maladie si périlleuse, voir Monseigneur
plusieurs fois le jour, le roi non-seulement le savoir,
mais demander à Mme de Maintenon, qui, à Meudon
182 SAINT-SIMON :
non plus qu'ailleurs, ne voyoit personne, et qui n'en-
tra peut-être pas deux fois chez Monseigneur ; lui
demander, dis-je, si elle avoit vu la Choin, et trouver
mauvais qu'elle ne l'eût pas vue, bien loin de la
faire sortir du château, comme on le fait toujours en
ces occasions, c'est encore une preuve du mariage
d'autant plus grande que Mme de Maintenon, mariée
elle-même, et qui affichoit si fort la pruderie et la
dévotion, n'avoit, ni le roi non plus, aucun intérêt
d'exemple et de ménagement à garder là-dessus, s'il
n'y avoit point de sacrement ; et on ne voit point
qu'en aucun temps, la présence de Mlle Choin ait
causé le plus léger embarras. Cet attachement incom-
préhensible, et si semblable en tout à celui du roi,
à la figure près de la personne chérie, est peut-être
l'unique endroit par où le fils ait ressemblé au père.
Monseigneur, tel pour l'esprit qu'il vient d'être
représenté, n'avoit pu profiter de l'excellente culture
qu'il reçut du duc de Montausier, et de Bossuet et de
Fléchier, évêques de Meaux et de Nîmes. Son peu de
lumières, s'il en eut jamais, s'éteignit au contraire
sous la rigueur d'une éducation dure et austère, qui
donna le dernier poids à sa timidité naturelle, et le
dernier degré d'aversion pour toute espèce, non pas
de travail et d'étude, mais d'amusement d'esprit, en
sorte que, de son aveu, depuis qu'il avoit été affran-
chi des maîtres, il n'avoit de sa vie lu que l'article
de Paris de la Gazette de France, pour y voir les
morts et les mariages.
Tout contribua donc en lui, timidité naturelle, dur
joug d'éducation, ignorance parfaite et défaut de
lumière, à le faire trembler devant le roi, qui, de son
côté, n'omit rien pour entretenir et prolonger cette
terreur toute sa vie. Toujours roi, presque jamais
père avec lui, ou, s'il lui en échappa bien rarement
quelques traits, ils ne furent jamais purs et sans
LA COUR DE LOUIS XIV 183
mélange de royauté, non pas même dans les moments
les plus particuliers et les plus intérieurs. Ces mo-
ments mêmes étoient rares tête à tête, et n'étoient
que des moments presque toujours en présence des
bâtards et des valets intérieurs, sans liberté, sans
aisance, toujours en contrainte et en respect, sans
jamais oser rien hasarder ni usurper, tandis que tous
les jours il voyoit faire l'un et l'autre au duc du
Maine avec succès, et Mme la duchesse de Bourgogne
dans une habitude de tous les temps particuliers, des
plus familiers badinages, et des privautés avec le
roi quelquefois les plus outrées. Il en sentoit contre
eux une secrète jalousie, mais qui ne l'élargissoit pas.
L'esprit ne lui fournissoit rien comme à M. du Maine,
fils d'ailleurs de la personne et non de la royauté,
et en telle disproportion, qu'elle n' et oit point en
garde. Il n'étoit plus de l'âge de Mme la duchesse de
Bourgogne, à qui on passoit encore les enfances par
habitude et par la grâce qu'elle y mettoit. Il ne lui
restoit donc que la qualité de fils et de successeur,
qui étoit précisément ce qui tenoit le roi en garde, et
lui sous le joug. Il n'avoit donc pas l'ombre seulement
de crédit auprès du roi. Il surnsoit même que son
goût se marquât pour quelqu'un pour que ce quel-
qu'un en sentît un contre-coup nuisible ; et le roi étoit
si jaloux de montrer qu'il ne pouvoit rien qu'il n'a
rien fait pour aucun de ceux qui se sont attachés
à lui faire une cour plus particulière, non pas même
pour aucun de ses menins, quoique choisis et nommés
par le roi, qui même eût trouvé très-mauvais qu'ils
n'eussent pas suivi Monseigneur avec grande assiduité.
J'en excepte d'Antin qui a été sans comparaison de
personne, et Dangeau qui ne l'a été que de nom, qui
tenoit au roi d'ailleurs, et dont la femme étoit dans
la parfaite intimité de Mme de Maintenon. Les minis-
tres n'osoient s'approcher de Monseigneur, qui aussi
i84 SAINT-SIMON :
ne se commettoit comme jamais à leur rien demander,
et si quelqu'un d'eux ou des courtisans considérables
étoient bien avec lui, comme le chancelier, le Pre-
mier, Harcourt, le maréchal d'Huxelles, ils s'en ca-
choient avec un soin extrême, et Monseigneur s'y
prêtoit. Si le roi le découvrait, il traitoit cela de
cabale. On lui devenoit suspect et on se perdoit. Ce
fut la cause de l'éloignement si marqué pour M. de
Luxembourg, que ni la privance de sa charge, ni la
nécessité de s'en servir à la tête des armées, ni les
succès qu'il y eut, ni toutes les flatteries et les bas-
sesses qu'il employa, ne purent jamais rapprocher ;
aussi Monseigneur, pressé de s'intéresser pour quel-
qu'un, répondoit franchement que ce serait le moyen
de tout gâter pour lui.
Il lui est quelquefois échappé des monosyllabes de
plaintes amères la-dessus, quelquefois après avoir
été refusé du roi et toujours avec sécheresse ; et la
dernière fois de sa vie qu'il alla à Meudon, d'où il ne
revint plus, il y arriva si outré d'un refus de fort peu
de chose qu'il avoit demandé au roi pour Casau, qui
me l'a conté, qu'il lui protesta qu'il ne lui arriverait
jamais plus de s'exposer pour personne, et de dépit le
consola par les espérances d'un temps plus favorable,
lorsque la nature l'ordonneroit, qui étoit pour lui dire
comme par prodige. Ainsi on remarquera en passant,
que Monsieur et Monseigneur moururent tous deux
dans des moments où ils étoient outrés contre le roi.
La part entière que Monseigneur avoit à tous les
secrets de l'État, depuis bien des années, n'avoit
jamais eu aucune influence aux affaires, il les sa voit
et c'étoit tout. Cette sécheresse, peut-être aussi son
peu d'intelligence, l'en faisoit retirer tant qu'il pou-
voit. Il étoit cependant assidu aux conseils d'État ;
mais, quoiqu'il eût la même entrée en ceux de finance
et de dépêches, il n'y alloit presque jamais. Pour au
LA COUR DE LOUIS XIV 185
travail particulier du roi, il n'en fut pas question pour
lui, et hors de grandes nouvelles, pas un ministre
n'alloit jamais lui rendre compte de rien ; beaucoup
moins les généraux d'armée, ni ceux qui revenoient
d'être employés au dehors.
Ce peu d'onction et de considération, cette dépen-
dance, jusqu'à la mort, de n'oser faire un pas hors de
la cour sans le dire au roi, équivalent de permission,
y mettoit Monseigneur en malaise. Il y remplissoit les
devoirs de fils et de courtisan avec la régularité la
plus exacte, mais toujours la même, sans y rien ajou-
ter, et avec un air plus respectueux et plus mesuré
qu'aucun sujet. Tout cela ensemble lui faisoit trouver
Meudon et la liberté qu'il y goûtoit délicieuse ; et
bien qu'il ne tînt qu'à lui de s'apercevoir souvent que
le roi étoit peiné de ces fréquentes séparations et par
la séparation même, et par celle de la cour, surtout
les étés qu'elle n'étoit pas nombreuse à cause de la
guerre, il n'en fit jamais semblant, et ne changea rien
en ses voyages, ni pour leur nombre ni pour leur durée.
II étoit fort peu à Versailles, et rompoit souvent par
des Meudons de plusieurs jours les Marlys quand ils
s'allongeoient trop. De tout cela, on peut juger quelle
pou voit être la tendresse de cœur ; mais le respect,
la vénération, l'admiration, l'imitation en tout ce
qui étoit de sa portée étoit visible, et ne se démen-
tit jamais, non plus que la crainte, la frayeur et la
conduite.
On a prétendu qu'il avoit une appréhension extrême
de perdre le roi. Il n'est pas douteux qu'il n'ait
montré ce sentiment ; mais d'en concilier la vérité
avec celles qui viennent d'être rapportées, c'est ce
qui ne paroît pas aisé. Toujours est-il certain que,
quelques mois avant sa mort, Mme la duchesse de
Bourgogne l'étant allée voir à Meudon, elle monta
dans le sanctuaire de son entre-sol, suivie de Mme de
i86 SAINT-SIMON :
Nogaret, qui par Biron et par elle-même encore en
avoit la privance, et qu'elles y trouvèrent Monsei-
gneur avec Mlle Choin, Mme la Duchesse et les deux
Lislebonne, fort occupés à une table sur laquelle
étoit un grand livre d'estampes du sacre, et Monsei-
gneur fort appliqué à les considérer, à les expliquer
à la compagnie, et recevant avec complaisance les
propos qui le regardoient là-dessus, jusqu'à lui dire :
« Voilà donc celui qui vous mettra les éperons, cet
autre le manteau royal, les pairs qui vous mettront
la couronne sur la tête, » et ainsi du reste, et que
cela dura fort longtemps. Je le sus deux jours après
de Mme de Nogaret, qui en fut fort étonnée, et que
l'arrivée de Mme la duchesse de Bourgogne n'eût
pas interrompu cet amusement singulier, qui ne
marquoit pas une si grande appréhension de perdre
le roi et de le devenir lui-même.
II n'avoit jamais pu aimer Mme de Maintenon, ni
se ployer à obtenir rien par son entremise. Il I'alloit
voir un moment au retour du peu de campagnes qu'il
a faites, ou aux occasions très-rares ; jamais de parti-
culier ; quelquefois il entroit chez elle un instant
avant le souper, pour y suivre le roi. Elle aussi avoit
à son égard une conduite fort sèche, et qui lui faisoit
sentir qu'elle le comptoit pour rien. La haine com-
mune des deux sultanes contre Chamillart, et le besoin
de tout pour le renverser, les rapprocha comme il a
été dit, et fit le miracle d'y faire entrer puissamment
Monseigneur ; mais qui ne l'eût jamais osé sans l'im-
pulsion toute-puissante de la sienne, la sûreté de
l'appui de l'autre, et tout ce qui s'en mêla. Aussi ce
rapprochement ne fit depuis que se refroidir et s'é-
loigner peu à peu.
Avec Mlle Choin, sa vraie confiance étoit en Mlle
de Lislebonne, et par l'intime union des deux sœurs,
avec Mme d'Espinoy. Presque tous les matins, il
LA COUR DE LOUIS XIV 187
alloit prendre du chocolat chez la première. Cet oit
l'heure des secrets, qui étoit inaccessible sans réserve,
excepté à l'unique Mme d'Espinoy. Par elles plus que
par soi-même, tenoit le reste de considération et de
commerce avec Mme la princesse de Conti et même
l'amitié avec Mme la Duchesse, que soutenoient les
amusements qu'il trouvoit chez elle. Par là encore
cette préférence du duc de Vendôme sur le prince de
Conti, à la mort duquel il fut si indécemment insen-
sible. Un tel mérite si reconnu dans un prince du
sang, joint à la privance de l'éducation presque com-
mune, et à l'habitude de toute la vie, auroit eu trop
de poids sur Monseigneur devenu roi, si l'amitié pre-
mière s' étoit conservée ; et les sœurs, qui vouloient
gouverner écartèrent doucement ce prince. Cette
même raison fut, comme on l'a dit, le fondement de
cette terrible cabale, dont les effets éclatèrent dans
la campagne de Lille, et furent soigneusement entre-
tenus depuis dans l'esprit de Monseigneur, naturelle-
ment éloigné de la contrainte et de l'austérité des
mœurs de Mgr le duc de Bourgogne, [éloignement]
que la haine de Mme la Duchesse pour Mme la du-
chesse de Bourgogne entretenoit pour tous les deux.
Par les raisons contraires, il aimoit M. le duc de Berry,
que cette cabale protégeoit pour le diviser d'avec
Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, telle-
ment, qu'après toute leur opposition et leur dépit à
tous de son mariage, Mme la duchesse de Berry ne
laissa pas d'être admise aussitôt après au parvulo,
sans même l'avoir demandé, et d'y être fort bien
traitée.
Avec tout cet ascendant des deux Lislebonne sur
Monseigneur, il est pourtant vrai qu'il n'épousoit pas
toutes leurs fantaisies, soit par la Choin, qui tout en
les ménageant, les connoissoit bien et ne s'y fioit
point, comme Bignon me l'avoit dit, soit par Mme la
188 SAINT-SIMON :
Duchesse, qui sûrement ne s'y fioit pas davantage,
et qui n'étoit rien moins que coiffée de leurs préten-
tions. Inquiet à cet égard pour le futur, j'employai
l'évêque de Laon pour découvrir par la Choin les
sentiments de Monseigneur entre les ducs et les
princes. Il étoit frère de Clermont, qui avoit été perdu
pour elle, lorsque Mme la princesse de Conti la chassa,
et les deux frères étoient demeurés dans la plus in-
time liaison avec elle. Je sus par lui qu'il étoit échappé
quelquefois, quoique rarement, des choses à Monsei-
gneur, qui montroient que tout l'empire que ces deux
sœurs avoient sur lui n'alloit pas à le rendre aussi
favorable à leur rang qu'elles eussent voulu, et que
Mlle Choin l'ayant plus particulièrement sondé là-
dessus, à la prière de l'évêque, il s'étoit expliqué fort
favorablement pour le rang des ducs, et contre les
injustices qu'il étoit persuadé qu'ils avoient souf-
fertes. Il étoit incapable non-seulement de mensonge
mais de déguisement, et la Choin tout aussi peu
capable, surtout avec l'évêque, duquel elle ne se
cachoit pas non plus qu'à Bignon, de ses secrets sen-
timents sur Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy.
Cette réponse de M. de Laon me fit souvenir de
celle que Monseigneur fit au roi, qui le trouva, comme
je l'ai raconté, dans ses arrière-cabinets, au sortir de
cette audience que je lui a vois emblée dans son cabi-
net sur l'affaire de la quête, et le roi en ayant parlé
à Monseigneur avec satisfaction, ce prince à qui
j'étois au moins très-indifférent, et qu'on n'avoit
point instruit de notre part, lui dit qu'il savoit bien
que j'avois raison.
Mlle Choin a prétendu et soutenu depuis sa mort
(car pendant sa vie il ne sortoit rien d'elle) qu'il avoit
autant d'opposition au mariage de Mlle de Bourbon
qu'à celui de Mademoiselle, parce qu'il ne pouvoit
souffrir le mélange du sang bâtard au sien. Peut-être
LA COUR DE LOUIS XIV 189
étoit-il vrai. Il a toujours montré une aversion con-
stante à tous leurs avantages, et il ne lui est rien
échappé de marqué en faveur de Mlle de Bourbon
pour le mariage de M. le duc de Berry. Mais l'autorité
de Mme la Duchesse étoit si entière sur lui, et si solide-
ment appuyée de celle de tout ce qui le gouvernoit, et
la réunion de toute la cabale étoit si grande en faveur
de Mlle de Bourbon, et se montroit si assurée là-dessus,
qu'elle l'y eût sans doute amené s'il ne l'étoit déjà,
comme on eut tant de raisons de le croire, .opinion qui
servit si utilement Mademoiselle. La Choin a même
avoué depuis qu'elle-même étoit contraire à tous les
deux par cette raison de bâtardise. De celui de Made-
moiselle, cela n'est pas douteux. On a vu, par ce qui se
passa entre Bignon et moi, à quel point elle étoit
éloignée de M. le duc d'Orléans. De l'autre, il se
pou voit bien que les vues de l'avenir lui faisoient
craindre d'ajouter ce poids d'union et de crédit à
Mme la Duchesse ; mais ses liaisons présentes avec
elle, par ce qu'elle-même en avoua à Bignon, et qu'il
me rendit, et oient si nécessaires, si grandes, si in-
times, qu'il y a fort à douter qu'elle eût pu éviter d'y
être entraînée, et que, éclairée surtout d'aussi près
qu'elle l'étoit par un aussi grand intérêt et de Mme
la Duchesse, et les deux Lislebonne qui en prenoient
pour les leurs autant que Mme la Duchesse elle-même,
et par d'Antin, tout elles là-dessus, Mlle Choin eût
osé se laisser apercevoir contraire, et qu'avec un
prince aussi foible et aussi puissamment environné,
elle eût osé hasarder de soutenir contre ce torrent
toujours présent, elle si souvent absente.
Il ne faut pas taire un beau trait de cette fille ou
femme si singulière. Monseigneur, sur le point d'aller
commander l'armée de Flandre la campagne d'après
celle de Lille, où pourtant il n'alla pas, fit un testa-
ment, et dans ce testament un bien fort considérable
iço SAINT-SIMON :
à Mlle Choin. Il le lui dit, et lui montra une lettre
cachetée pour elle qui en faisoit mention, pour lui
être rendue s'il mésarrivoit de lui. Elle fut extrême-
ment sensible, comme il est aisé de le juger, à une
marque d'affection de cette prévoyance, mais elle
n'eut point de repos qu'elle ne lui eût fait mettre
devant elle le testament et la lettre au feu ; et pro-
testa que si elle avoit le malheur de lui survivre, mille
écus de rente qu'elle avoit amassés seroient encore
trop pour elle. Après cela il est surprenant qu'il ne se
soit trouvé aucune disposition dans les papiers de
Monseigneur.
Quelque dure qu'ait été son éducation, il avoit
conservé de l'amitié et de la considération pour le
célèbre évêque de Meaux, et un vrai respect pour
la mémoire du duc de Montausier, tant il est vrai
que la vertu se fait honorer des hommes malgré leur
goût et leur amour de l'indépendance et de la liberté.
Monseigneur n'étoit pas même insensible au plaisir
de la marquer à tout ce qui étoit de sa famille, et
jusqu'aux anciens domestiques qu'il lui avoit connus.
C'est peut-être une des choses qui a le plus soutenu
d'Antin auprès de lui dans les diverses aventures de
sa vie, dont la femme étoit fille de la duchesse d'Uzès,
fille unique du duc de Montausier, et qu'il aimoit
passionnément. Il le marqua encore à Sainte-Maure,
qui, embarrassé dans ses affaires sur le point de se
marier, reçut une pension de Monseigneur sans
l'avoir demandée, avec ces obligeantes paroles, mais
qui faisoient tant d'honneur au prince : « qu'il ne
manqueroit jamais au nom et au neveu de M. de
Montausier, » Sainte-Maure se montra digne de cette
grâce. Son mariage se rompit, et il ne s'est jamais
marié. Il remit la pension qui n'étoit donnée qu'en
faveur du mariage. Monseigneur la reprit ; je ne dirai
pas qu'il eût mieux fait de la lui laisser.
LA COUR DE LOUIS XIV 191
C'étoit peut-être le seul homme de qualité qu'il
aida de sa poche. Aussi tenoit-il à lui par des confi-
dences, tandis qu'il eut des maîtresses, que le roi ne
lui souffrit guère. En leur place, il eut plutôt des
soulagements passagers et obscurs que des galan-
teries, dont il étoit peu capable, et que du Mont et
Francine, gendre de Lulli, et qui eurent si longtemps
ensemble l'Opéra, lui fournirent.
La Raisin, fameuse comédienne et fort belle, fut la
seule de celles-là qui dura et figura dans son obscurité.
On la ménageoit, et le maréchal de Noailles, à son
âge et avec sa dévotion, n'étoit pas honteux de
l'aller voir, et de lui fournir, à Fontainebleau, de sa
table tout ce qu'il y avoit de meilleur. Il n'eut d'en-
fants de toutes ces sortes de créatures qu'une seule
fille de celle-ci, assez médiocrement entretenue, à
Chaillot, chez les Augustines. Cette fille fut mariée
depuis sa mort par Mme la princesse de Conti, qui
en prit soin, à un gentilhomme qui la perdit bientôt
après. Cette indigestion qu'on prit pour une apoplexie
mit fin à tous ces commerces. A son éloignement
de la bâtardise, il y a apparence qu'il n'eût jamais
reconnu aucun de ces sortes d'enfants. Il n'avoit
jamais pu souffrir M. du Maine, qui l'avoit peu
ménagé dans les premiers temps, et qui en étoit bien
en peine et en transe. Dans les derniers il traitoit le
comte de Toulouse avec assez d'amitié, qui avoit
toute sa vie eu pour lui de grandes attentions à lui
plaire et de grands respects.
Ce qui étoit ou le mieux ou le plus familièrement
avec lui parmi les courtisans et oient d'Antin et le
comte de Mailly, mari de la dame d'atours, mais
mort il y avoit longtemps. C'étoient en petit les deux
rivaux de faveur, comme en grand M. le prince de
Conti et M. de Vendôme. Les ducs de Luxembourg,
Villeroy et de La Rocheguyon, et ceux-là sur un
192 SAINT-SIMON :
pied de considération et de quelque confiance ;
Sainte-Maure, le comte de Roucy, Biron et Albergotti,
voilà les distingués et les marqués. De vieux sei-
gneurs, cela l' et oit moins, et qui le voyoient très-peu
chez lui : M. de La Rochefoucauld, les maréchaux de
Boufners, de Duras, de Lorges, Catinat, il les traitoit
avec plus d'affabilité et de familiarité ; feu M. de
Luxembourg et Clermont, frère de M. de Laon, c'étoit
l'intimité, j'en ai parlé ailleurs ; le maréchal de
Choiseul encore avec considération ; sur les fins, le
maréchal d'Huxelles, mais qui s'en cachoit comme
Harcourt, le chancelier et le premier écuyer, qui
l'avoit initié auprès de Mlle Choin, qui s'en étoit
entêtée et avoit persuadé à Monseigneur que c'étoit
le plus capable homme du monde pour tout. Elle
avoit une chienne dont elle étoit folle, à qui tous les
jours le maréchal d'Huxelles, de la porte Gaillon où
il logeoit, envoyoit des têtes de lapins rôties attenant
le Petit-Saint-Antoine où elle logeoit, et où le maré-
chal alloit souvent et étoit reçu et regardé comme
un oracle. Le lendemain de la mort de Monseigneur,
l'envoi des têtes de lapins cessa, et oncques depuis
Mlle Choin ne le revit et n'en ouït parler. A la fin,
lorsqu'elle fut revenue à elle-même, elle s'en aperçut,
elle s'en plaignit même comme d'un homme sur qui
elle avoit eu lieu de compter, et qu'elle avoit fort
avancé dans l'estime et la confiance de Monseigneur.
Le maréchal d'Huxelles le sut ; il n'en fut point embar-
rassé, et répondit froidement qu'il ne sa voit ce qu'elle
vouloit dire, qu'il ne l'avoit jamais vue que fort rare-
ment et fort généralement, et que pour Monseigneur
à peine en étoit-il connu. C'étoit un homme qui couroit
en cachette, mais plus bassement et plus avidement
que personne, à tout ce qui le pouvoit conduire, et
qui n'aimoit pas à se charger de reconnoissance inutile.
Néanmoins cela fut su, et ne lui fit pas honneur.
LA COUR DE LOUIS XIV 193
Monseigneur n'eut que deux hommes d'aversion
dans toute la cour, et cette aversion ne lui étoit pas
inspirée comme celle de Chamillart et de quelques
autres : ces deux hommes étoient le maréchal de
Villeroy et M. de Lauzun ; il étoit ravi dès qu'il y
avoit quelque bon conte sur eux. Le maréchal étoit
plus ménagé, mais pas assez pour que lui-même n'en
fût pas souvent embarrassé. Pour l'autre, Monsei-
gneur ne s'en pouvoit contraindre ; et M. de Lauzun,
au contraire du maréchal, ne s'en embarrassoit
point. Je n'ai point démêlé où il avoit pris cette
aversion. Il en avoit une fort marquée pour les
ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais c'étoit
l'effet de la cabale aidée de l'entière disparité des
mœurs.
A ce qui a été rapporté de l'incompréhensible
crédulité de Monseigneur sur ce qui me regarde, et
de la facilité avec laquelle Mme la duchesse de
Bourgogne l'en fit revenir, jusqu'à lui en donner de
la honte, on reconnoît aisément de quelle trempe
étoit son esprit et son discernement ; aussi ceux qui
l'avoient englobé, et qui avoient si beau jeu à l'in-
fatuer de tout ce qu'ils vouloient, n'eurent-ils aucune
peine à le tenir éloigné de Mgr le duc de Bourgogne,
et de l'en éloigner de plus en plus, par le grand intérêt
qui a été mis au net plus d'une fois. On peut juger
aussi ce qu'eût été le règne d'un tel prince livré en
de telles mains. La division entre les deux princes
étoit remarquée de toute la cour. Les mœurs du fils,
sa piété, son application à s'instruire, ses talents, son
esprit, toutes choses si satisfaisantes pour un père,
étoient autant de démérites, parce que c' étoient
autant de motifs de craindre qu'il eût part au gou-
vernement, sous un père qui en eût connu le prix.
La réputation qui en naissoit étoit un autre sujet
de crainte. La façon dont le roi commençoit à le
7
i94 SAINT-SIMON :
traiter en fut un de jalousie, et tout cela fut mis en
œuvre de plus en plus. Le jeune prince glissoit, avec
un respect et une douceur qui auroit ramené tout
autre qu'un père qui ne voyoit et ne sentoit que par
autrui. Mme la duchesse de Bourgogne partageoit les
mauvaises grâces de son époux, et si elle usurpoit plus
de liberté et de familiarité que lui, elle essuyoit aussi
des sécheresses et quelquefois des duretés dont la
circonspection du jeune prince le garantissoit. Il
voyoit Monseigneur plus en courtisan qu'en fils, sans
particulier, sans entretien tête à tête ; e on s'aperce-
voit aisément que, le devoir rempli, il ne cherchoit
pas Monseigneur, et se trouvoit mieux partout ail-
leurs qu'auprès de lui. Mme la Duchesse avoit fort
augmenté cette séparation, surtout depuis le mariage
de M. le duc de Berry ; et quoique dès auparavant
Monseigneur commençât à traiter moins bien Mme
la duchesse de Bourgogne, plus durement pendant
la campagne de Lille, et surtout après l'expulsion
du duc de Vendôme de Marly et de Meudon, les
mesures s' et oient moins gardées depuis le mariage.
Ce n'étoit pas que l'adroite princesse ne ramât contre
le fil de l'eau avec une application et des grâces
capables de désarmer un ressentiment fondé, et que
souvent elle ne réussît à ramener Monseigneur par
intervalles ; mais les personnes qui l'obsédoient re-
gardoient la fonte de ce? glaces comme trop dange-
reuse pour leurs projets, pour souffrir que la fille de
la maison se remît en grâces, tellement que Mgr le
duc de Bourgogne, privé des secours qu'il avoit au-
paravant de ce côté-là par elle, tous deux se trou-
voient de jour en jour plus éloignés, et moins en état
de se rapprocher. Les choses se poussèrent même si
loin là-dessus, peu avant la mort de Monseigneur,
sur une partie acceptée par lui à la Ménagerie, et
qui fut rompue, que Mme la duchesse de Bourgogne
i
LA COUR DE LOUIS XIV 195
voulut enfin essayer d'autres moyens que ceux de la
patience et de la complaisance qu'elle avoit seuls
employés jusqu'alors, et qu'elle fit sentir aux deux
Lislebonne qu'elle se prendroit à elles des contre-
temps qui lui arriveroient de la part de Monsei-
gneur. Toute la cabale trembla de la menace, moins
pour l'avenir que pour le temps présent, que la santé
du roi promettoit encore durable. Ils n'avoient garde
de quitter prise, leur avenir si projeté en dépendoit ;
mais la conduite pour le présent leur devenoit épi-
neuse par ce petit trait d'impatience et de vigueur.
Les deux sœurs recherchèrent une explication qui
leur fut refusée. Mme la Duchesse s'alarma pour
elle-même, et d'Antin en passa de mauvais quarts
d'heure. Monseigneur essaya de raccommoder ce qui
s'étoit passé par des honnêtetés, qu'on sentit exigées,
mais ils tinrent bon sur la partie qui ne s'exécuta
point ; et après quelque temps de bonace peu natu-
relle, les choses reprirent leur cours, toutefois avec
un peu plus de ménagement, mais qui servit moins
à montrer les remèdes qu'à découvrir le danger de
plus en plus.
On a vu, à propos des choses de Flandre, que la
même cabale qui travailloit avec tant d'ardeur,
d'audace et de suite, à perdre Mme la duchesse de
Bourgogne auprès de Monseigneur, et à anéantir
Mgr le duc de Bourgogne, ne s'étoit pas moins ap-
pliquée à augmenter l'amitié que la conformité de
mœurs et de goût nourrissoit en Monseigneur pour
M. le duc de Berry, duquel rien n'étoit à craindre
pour les vues de l'avenir ; et on a vu depuis que,
quelque rage qu'ils eussent tous de son mariage, ils
avoient bien fait traiter Mme la duchesse de Berry
par Monseigneur, jusqu'à la faire admettre tout de
suite, et sans qu'elle l'eût demandé, dans ce sanctu-
aire du parvulo. Ils vouloient ainsi ôter le soupçon
196 SAINT-SIMON :
qu'ils eussent dessein d'éloigner tous les enfants
de la maison, et tâcher de diviser les deux frères
si unis, et semer entre eux la jalousie. La moitié
leur réussit par la voie la plus inattendue, mais le
principal leur manqua. Jamais l'union intime des
frères ne put recevoir, de part ni d'autre, l'altération
la plus légère, quelques machines, même domestiques,
qui s'y pussent employer. Mais Mme la duchesse de
Berry se trouva aussi méchante qu'eux, et aussi
pleine de vues. M. le duc d'Orléans appeloit souvent
Mme la duchesse d'Orléans Mme Lucifer ; et elle en
sourioit avec complaisance. Il avoit raison, elle eût
été un prodige d'orgueil si elle n'eût pas eu une fille ;
mais cette fille la surpassa de beaucoup. Il n'est pas
temps ici de faire le portrait de l'une ni de l'autre ;
je me contenterai sur Mme la duchesse de Berry de
ce qu'il est nécessaire d'expliquer sur ce dont il
s'agit, en deux mots.
C' étoit un prodige d'esprit, d'orgueil, d'ingratitude
et de folie, et c'en fut un aussi de débauche et d'en-
têtement. A peine fut-elle huit jours mariée qu'elle
commença à se développer sur tous ces points, que
la fausseté suprême qui étoit en elle, et dont même
elle se piquoit comme d'un excellent talent, ne laissa
pas d'envelopper un temps, quand l'humeur la lais-
soit libre, mais qui la dominoit souvent. On s'aperçut
bientôt de son dépit d'être née d'une mère bâtarde,
et d'en avoir été contrainte, quoique avec des mé-
nagements infinis; de son mépris pour la foiblesse
de M. le duc d'Orléans, et de sa confiance en l'em-
pire qu'elle avoit pris sur lui ; de l'aversion qu'elle
avoit conçue contre toutes les personnes qui a voient
eu part à son mariage, parce qu'elle étoit indignée
de penser qu'elle pût avoir obligation à quelqu'un,
et elie eut bientôt après la folie non-seulement de
l'avouer, mais de s'en vanter. Ainsi elle ne tarda pas
LA COUR DE LOUIS XIV 197
d'agir en conséquence. Et voilà comme on travaille
en ce monde la tête dans un sac, et que la prudence
et la sagesse humaine sont confondues jusque dans
les succès le plus raisonnablement désirés, et qui
se trouvent après les plus détestables ! Toutes les
machines de ce mariage avoient porté sur deux
points d'objets principaux : l'un d'empêcher celui de
Mlle de Bourbon, par tant de raisons et si essentielles
qu'on en a vues ; l'autre d'assurer cette union si heu-
reuse, si désirable, si bien cimentée, entre les deux
frères et Mme la duchesse de Bourgogne, qui faisoit
le bonheur solide et la grandeur de l'Etat, la paix et
la félicité de la famille royale, la joie et la tranquil-
lité de la cour, et qui met toit, autant qu'il étoit pos-
sible, un frein à tout ce qu'on avoit à craindre
du règne de Monseigneur. II se trouve, par ce
qui a été remarqué de Mlle Choin, que peut-être
le mariage de Mlle de Bourbon ne se seroit point
fait, et qu'on lui substitue une furie qui ne songe
qu'à perdre tout ce qui l'a établie, à brouiller les
frères, à perdre sa bienfaitrice parce qu'elle l'est, à
se livrer à ses ennemis parce qu'ils sont ceux de
Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, et
à se promettre de gouverner Monseigneur Dauphin
et roi par des personnes outrées contre son mariage,
et pleines de haine contre M. pe duc] et Mme la
duchesse d'Orléans, qui ont attenté et attentoient
sans cesse à l'anéantissement de Mgr [le duc] et de
Mme la duchesse de Bourgogne, pour gouverner
seuls Monseigneur et l'État quand il en seroit devenu
le maître, et qui n'étoient pas sûrement pour aban-
donner à Mme la duchesse de Berry le fruit de leurs
sueurs, de leurs travaux si longs et si suivis, et de
tant de ce qui se peut appeler crimes, pour arriver
au timon et le gouverner sans concurrence. Tel fut
pourtant le sage, le facile, l'honnête projet que Mme
198 SAINT-SIMON :
la duchesse de Berry se mit dans la tète aussitôt
après qu'elle fut mariée.
On a vu que, pendant tout le cours des menées de
son mariage, M. le duc d'Orléans ne lui en avoit
rien caché. Elle connut ainsi le tableau intérieur de
la cour, la cabale qui gouvernoit Monseigneur, et la
triste situation de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse
de Bourgogne avec lui. La différence si marquée
de celle de M. le duc de Berry qu'elle aperçut dès
qu'elle fut mariée, et incontinent après de la sienne
même, les caresses qu'elle reçut de toute la cabale,
les agréments qu'elle éprouvoit aux parvulo où elle
étoit témoin de l'embarras, des sécheresses et des
duretés qu'y essuyoit Mme la duchesse de Bour-
gogne, la persuadèrent du beau dessein qu'elle se
mit dans l'esprit, et d'y travailler sans perdre un
moment.
A ce qui vient d'être dit, on peut juger qu'elle
n' étoit ni douce ni docile aux premiers avis que Mme
la duchesse d'Orléans lui voulut donner ; elle se
rebéqua avec aigreur ; et, sûre de faire de M. le duc
d'Orléans tout ce qu'elle voudroit, elle ne balança
pas de faire l'étrangère et la fille de France avec
Mme sa mère. La brouillerie ne tarda pas, et ne fit
qu'augmenter sans cesse. Elle en usa d'une autre
façon, mais pour le fond de même, avec Mme la
duchesse de. Bourgogne, qui avoit compté la con-
duire et en faire comme de sa fille, et qui sagement
retira promptement ses troupes et ne voulut plus
s'en mêler pour éviter noise et qu'elle ne lui fît des
affaires avec M. le duc de Berry qu'elle avoit toujours
aimé et traité comme son frère, lequel y avoit ré-
pondu par toute la confiance la plus entière et le
respect le plus véritable. Cette crainte ne fut que
trop bien fondée, quoique toute occasion en fût
évitée.
LA COUR DE LOUIS XIV 199
Le projet de Mme la duchesse de Berry demandoit
la discorde entre les deux frères. Pour y parvenir il
falloit commencer par la mettre entre le beau-frère
et la belle-sœur. Cela fut extrêmement difficile. Tout
s'y opposoit en M. le duc de Berry : raison, amitié,
complaisance, habitude, amusements, plaisirs, con-
seils et appui auprès du roi et de Mme de Main tenon,
intimité avec Mgr le duc de Bourgogne. Mais M. le
duc de Berry avoit de la droiture, de la bonté, de la
vérité ; il ne se doutoit seulement pas ni de fausseté
ni d'artifice ; il avoit peu d'esprit et, au milieu de
tout, peu d'usage du monde ; enfin il étoit amoureux
fou de Mme la duchesse de Berry, et en admiration
perpétuelle de son esprit et de son bien-dire. Elle
réussit donc peu à peu de l'éloigner de Mme la
duchesse de Bourgogne, et cela mit le comble entre
elles. C'étoient là des sacrifices bien agréables à la
cabale à qui elle vouloit plaire, et à qui elle se dévoua.
C'est où elle en étoit lorsque Monseigneur mourut ;
et c'est ce qui la jeta dans cette rage de douleur que
personne de ce qui n' étoit pas instruit ne pouvoit
comprendre. Tout à coup elle vit ses projets en fumée,
elle réduite sous une princesse qu'elle avoit payée
de l'ingratitude la plus noire, la plus suivie, la plus
gratuite, qui faisoit les délices du roi et de Mme de
Maintenon, et qui sans contre-poids alloit régner
d'avance en attendant l'effet. Elle ne voyoit plus
d'égalité entre les frères par la disproportion du rang
de Dauphin. Cette cabale à qui elle avoit sacrifié son
âme étoit perdue pour l'avenir, et pour le présent
lui devenoit plus qu'inutile, sans secours de la part
d'une mère offensée, ni du côté d'un père foible et
léger, mal raffermi auprès du roi, et foncièrement
mal avec Mme de Maintenon, réduite à dépendre
du Dauphin et de la Dauphine, et pour le grand, et
pour l'agréable, et pour l'utile, et pour le futile, et
200 SAINT-SIMON
•
à n'avoir de considération et de consistance qu'au-
tant qu'ils lui en voudroient bien communiquer ;
et nulle ressource auprès d'eux que M. le duc de
Berry qu'elle avoit comme brouillé avec celle qui
influoit d'une manière si principale sur le roi, sur
Mme de Main tenon, et sur Mgr le duc de Bourgogne,
dans tout ce qui n'étoit point affaire. Elle sentoit
encore que M. le duc de Berry seroit très-aisément
distingué d'elle, et de plus elle se pouvoit dire bien
des choses qui la mettoient en de grands dangers
à son égard, pour peu qu'on fût tenté de lui rendre
quelque change, ce qui et oit très-possible et très-
impunément ; voilà aussi pourquoi elle lui marqua
tant de soins et tant de tendresse, et qu'au milieu
de son désespoir elle sut mettre à profit à son égard
leur commune douleur. Celle de M. le duc de Berry
fut toute d'amitié, de tendresse, de reconnoissance de
celle qu'il avoit toujours éprouvée de Monseigneur,
peut-être de sa situation présente avec Mme la
duchesse de Bourgogne, et d'avoir assez pris de Mme
la duchesse de Berry pour sentir toute la différence
de fils à frère de Dauphin et de roi, et dans la suite
le vide de Meudon et des parties avec Monseigneur
aux plaisirs et à l'amusement de sa vie.
Le roi d'Espagne subsistoit dans le cœur de Mon-
seigneur par le sentiment ordinaire d'aimer davan-
tage ceux pour qui on a grandement fait, et dont on
n'est pas à portée d'éprouver l'ingratitude ou la
reconnoissance. La cabale qui n'avoit rien à craindre
de si loin, et de plus liée, comme on l'a vu, avec la
princesse des Ursins au point où elle l'étoit, entre-
tenoit avec soin l'amitié de Monseigneur pour ce
prince, et lui ôtoit tout soupçon, en la fomentant
pour deux de ses fils, d'aucun mauvais dessein par
leur conduite à l'égard de l'aîné, dont Monseigneur
ne voyoit que ce qui se passoit auprès de lui là-dessus.
LA COUR DE LOUIS XIV 201
De ce long et curieux détail il résulte que Monsei-
gneur et oit sans vice ni vertu, sans lumières ni
connoissances quelconques, radicalement incapable
d'en acquérir, très-paresseux, sans imagination ni
production, sans goût, sans choix, sans discernement,
né pour l'ennui qu'il communiquoit aux autres, et
pour être une boule roulante au hasard par l'im-
pulsion d' autrui, opiniâtre et petit en tout à l'excès,
de l'incroyable facilité à se prévenir et à tout croire
qu'on a vue ; livré aux plus pernicieuses mains, in-
capable d'en sortir ni de s'en apercevoir, absorbé
dans sa graisse et dans ses ténèbres, et que, sans
avoir aucune volonté de mal faire, il eût été un roi
pernicieux.
XXVIII. — MORT DE LA DAUPHINE
Le roi, comme je l'ai dit, étoit allé à Marly le
lundi 18 janvier. La Dauphine s'y rendit de bonne
heure avec une grande fluxion sur le visage, et se
mit au lit en arrivant. Elle se leva à sept heures,
parce que le roi voulut qu'elle tînt le salon. Elle y
joua en déshabillé, tout embéguinée, vit le roi chez
Mme de Maintenon peu avant son souper, et de là
vint se mettre au lit, où elle soupa. Elle ne se leva
le lendemain 19 que pour jouer dans le salon et voir
le roi, d'où elle revint se mettre au lit et y souper.
Le 20, sa fluxion diminua, et elle fut mieux ; elle y
étoit assez sujette par le désordre de ses dents.
Elle vécut les jours suivants à son ordinaire.
Le samedi 30, le Dauphin et M. le duc de Berry
allèrent avec M. le Duc faire des battues. Il geloit
assez fort ; le hasard fit que M. le duc de Berry se
trouva au bord d'une mare d'eau fort grande et
202 SAINT-SIMON :
longue, et M. le Duc de l'autre côté fort loin, vis-à-
vis de lui. M. le duc de Bercy tira ; un grain de
plomb, qui glissa et rejaillit sur la glace, porta
jusqu'à M. le Duc à qui il creva un œil. Le roi apprit
cet accident dans ses jardins. Le lendemain dimanche,
M. le duc de Bercy alla se jeter aux genoux de Mme
la Duchesse. Il n'avoit osé y aller la veille, ni voir
depuis M. le Duc qui prit ce malheur avec beaucoup
de patience. Le roi le fut voir le dimanche, le Dau-
phin aussi et la Dauphine qui y avoit été déjà la
veille ; ils y retournèrent le lendemain lundi Ier
février. Le roi fut aussi chez Mme la Duchesse, et
s'en retourna à Versailles. Mme la Princesse, toute
sa famille, et plusieurs daftnes familières de Mme la
Duchesse, vinrent s'établir à Marly. M. le duc de
Bercy fut cruellement affligé. M. le Duc fut assez
mal et assez longtemps, puis eut la rougeole tout de
suite à Marly, et, après quelque intervalle de guéri-
son, la petite vérole à Saint-Maur.
Le vendredi 5 février, le duc de Noailles donna
une fort belle boîte pleine d'excellent tabac d'Es-
pagne à la Dauphine, qui en prit et le trouva fort
bon. Ce fut vers la fin de la matinée , en entrant
dans son cabinet, où personne n'entroit, elle mit
cette boîte sur la table et l'y laissa. Sur le soir la
fièvre lui prit par frissons. Elle se mit au lit et ne
put se lever, même pour aller dans le cabinet du roi,
après le souper. Le samedi 6 la Dauphine, qui avoit
eu la fièvre toute la nuit, ne laissa pas de se lever
à son heure ordinaire et de passer la journée à
l'ordinaire, mais le soir la fièvre la reprit. Elle con-
tinua médiocrement toute la nuit, et le dimanche 7
encore moins ; mais sur les six heures du soir, il
lui prit tout à coup une douleur au-dessous de la
tempe, qui ne s'étendoit pas tant qu'une pièce de
six sous, mais si violente qu'elle fit prier le roi qui
LA COUR DE LOUIS XIV 203
la venoit voir de ne point entrer. Cette sorte de rage
de douleur dura sans relâche jusqu'au lundi 8, et
résista au tabac en fumée et à mâcher, à quantité
d'opium et à deux saignées du bras. La fièvre se
montra davantage lorsque les douleurs furent un peu
calmées ; elle dit qu'elle avoit plus souffert qu'en
accouchant.
Un état si violent mit la chambre en rumeur sur
la boîte que le duc de Noailles lui avoit donnée. En
se mettant au lit le jour qu'elle l'avoit reçue et que
la fièvre lui prit, qui étoit le vendredi 5, elle en
parla à ses dames, louant fort la boîte et le tabac,
puis dit à Mme de Lévi de la lui aller chercher dans
son cabinet, où elle la trouveroit sur la table. Mme
de Lévi y fut, ne la trouva point ; et, pour le faire
court, toute espèce de perquisition faite, jamais on
ne la revit depuis que la Dauphine l'eut laissée dans
son cabinet sur cette table. Cette disparition avoit
paru fort extraordinaire dès le moment qu'on s'en
aperçut, mais les recherches inutiles qui continuèrent
à s'en faire, suivies d'accidents si étranges et si
prompts, jetèrent les plus sombres soupçons. Us
n'allèrent pas jusqu'à celui qui avoit donné la boîte,
ou ils furent contenus avec une exactitude si générale
qu'ils ne l'atteignirent point. La rumeur s'en re-
streignit même dans un cercle peu étendu. On espéroit
toujours beaucoup d'une princesse adorée, et à la vie
de laquelle tenoit la fortune diverse suivant les divers
états de ce qui composoit ce petit cercle. Elle prenoit
du tabac à l'insu du roi, avec confiance, parce que
Mme de Maintenon ne l'ignoroit pas ; mais cela lui
auroit fait une vraie affaire auprès de lui s'il l'avoit
découvert ; et c'est ce qu'on craignoit en divulguant
la singularité de la perte de cette boîte.
La nuit du lundi au mardi 9 février, l'assoupisse-
ment fut grand toute cette journée, pendant laquelle
204 SAINT-SIMON :
le roi s'approcha du lit bien des fois, la fièvre forte,
les réveils courts avec la tête engagée, et quelques
marques sur la peau qui firent espérer que ce seroit
la rougeole, parce qu'il en couroit beaucoup, et que
quantité de personnes connues en étoient en ce
même temps attaquées à Versailles et à Paris. La
nuit du mardi au mercredi 10 se passa d'autant plus
mal que l'espérance de rougeole étoit déjà évanouie.
Le roi vint dès le matin chez Mme la Dauphine, à
qui on avoit donné l'émétique. L'opération en fut
telle qu'on la pouvoit désirer, mais sans produire
aucun soulagement. On força le Dauphin qui ne
bougeoit de sa ruelle de descendre dans les jardins
pour prendre l'air, dont il avoit grand besoin ; mais
son inquiétude le ramena incontinent dans la
chambre. Le mal augmenta sur le soir, et à onze
heures il y eut un redoublement de fièvre considé-
rable. La nuit fut très-mauvaise. Le jeudi n février,
le roi entra à neuf heures du matin chez la Dauphine,
d'où Mme de Main tenon ne sort oit presque point,
excepté les temps où le roi étoit chez elle. La prin-
cesse étoit si mal, qu'on résolut de lui parler de
recevoir ses sacrements. Quelque accablée qu'elle
fût, elle s'en trouva surprise ; elle fit des questions
sur son état, on lui fit les réponses les moins ef-
frayantes qu'on put, mais sans se départir de la pro-
position, et peu à peu des raisons de ne pas différer.
Elle remercia de la sincérité de l'avis, et dit qu'elle
alloit se disposer.
Au bout de peu de temps on craignit les accidents.
Le P. La Rue, jésuite, son confesseur et qu'elle avoit
toujours paru aimer, s'approcha d'elle pour l'ex-
horter à ne différer pas sa confession. Elle le regarda,
répondit qu'elle l'entendoit bien et en demeura là.
La Rue lui proposa de le faire à l'heure même et n'en
tira aucune réponse. En homme d'esprit il sentit
LA COUR DE LOUIS XIV 205
ce que c'étoit, et en homme de bien il tourna court
à l'instant. Il lui dit qu'elle avoit peut-être quelque
répugnance de se confesser à lui, qu'il la conjuroit
de ne s'en pas contraindre, surtout de ne pas craindre
quoi que ce soit là-dessus ; qu'il lui répondoit de
prendre tout sur lui ; qu'il la prioit seulement de
lui dire qui elle vouloit, et que lui-même l'iroit cher-
cher et le lui amèneroit. Alors elle lui témoigna
qu'elle seroit bien aise de se confesser à M. Bailly,
prêtre de la mission de la paroisse de Versailles.
C'étoit un homme estimé, qui confessoit ce qui étoit
de plus régulier à la cour, et qui, au langage du
temps, n' étoit pas net du soupçon de jansénisme,
quoique fort rare parmi ces barbichets. Il confessoit
Mmes du Châtelet et de Nogaret, dames du palais,
à qui quelquefois la Dauphine en avoit entendu
parler. Bailly se trouva être allé à Paris. La princesse
en parut peinée et avoir envie de l'attendre ; mais,
sur ce que lui remontra le P. de La Rue qu'il étoit
bon de ne pas perdre un temps précieux qui, après
qu'elle auroit reçu les sacrements, seroit utilement
employé par les médecins, elle demanda un récollet
qui s'appeloit le P. Noël, que le P. La Rue fut
chercher lui-même à l'instant, et le lui amena.
On peut imaginer l'éclat que fit ce changement
de confesseur en un moment si critique et si redou-
table, et tout ce qu'il fit penser. J'y reviendrai après.
Il ne faut pas interrompre un récit si intéressant et
si funestement curieux. Le Dauphin avoit succombé.
Il avoit caché son mal tant qu'il avoit pu pour ne pas
quitter le chevet du lit de la Dauphine. La fièvre
trop forte pour être plus longtemps dissimulée l'ar-
rêtoit, et les médecins, qui lui vouloient épargner
d'être témoin des horreurs qu'ils prévoyoient, n'ou-
blièrent rien et par eux-mêmes et par le roi pour le
retenir chez lui, et l'y soutenir de moment en mo-
206 SAINT-SIMON :
ment par les nouvelles factices de l'état de son
épouse.
La confession fut longue. L'extrême-onction fut
administrée incontinent après, et le saint viatique
tout de suite, que le roi fut recevoir au pied du
grand escalier. Une heure après, la Dauphine de-
manda qu'on fît les prières des agonisants. On lui dit
qu'elle n'étoit point en cet état-là, et avec des paroles
de consolation on l'exhorta à essayer de se rendormir.
La reine d'Angleterre vint de bonne heure l'après-
dînée ; elle fut conduite par la galerie dans le salon
qui la sépare de la chambre où étoit la Dauphine.
Le roi et Mme de Maint enon étoient dans ce salon,
où on fit entrer les médecins pour consulter en leur
présence ; ils étoient sept de la cour ou mandés de
Paris. Tous d'une voix opinèrent à la saignée du pied
avant le redoublement ; et, au cas qu'elle n'eût pas
le succès qu'ils en désiroient, à donner l'émétique
dans la fin de la nuit. La saignée du pied fut exé-
cutée à sept heures du soir. Le redoublement vint,
ils le trouvèrent moins violent que le précédent. La
nuit fut cruelle. Le roi vint de fort bonne heure chez
la Dauphine. L'émétique qu'elle prit sur les neuf
heures fit peu d'effet. La journée se passa en symp-
tômes plus fâcheux les uns que les autres ; une
connoissance par rares intervalles. Tout à fait sur
le soir la tête tourna dans la chambre où on laissa
entrer beaucoup de gens, quoique le roi y fût, qui
peu avant qu'elle expirât en sortit, et monta en car-
rosse au pied du grand escalier avec Mme de Main-
tenon et Mme de Caylus, et s'en alla à Marly. Ils
étoient l'un et l'autre dans la plus amère douleur, et
n'eurent pas la force d'entrer chez le Dauphin.
LA COUR DE LOUIS XIV 207
XXIX. — PORTRAIT DE LA DAUPHINE
Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien
instruite, et ne sut mieux profiter des instructions
qu'elle avoit reçues. Son habile père, qui connoissoit
à fond notre cour, la lui avoit peinte, et lui avoit
appris la manière unique de s'y rendre heureuse.
Beaucoup d'esprit naturel et facile l'y seconda, et
beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les
cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son
époux, avec le roi, avec Mme de Maintenon lui attira
les hommages de l'ambition. Elle avoit su travailler
à s'y mettre dès les premiers moments de son arrivée ;
elle ne cessa tant qu'elle vécut de continuer un
travail si utile, et dont elle recueillit sans cesse tous
les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu'à
craindre de faire la moindre peine à personne, et,
toute légère et vive qu'elle étoit, très-capable de
vues et de suite de la plus longue haleine, la con-
trainte jusqu'à la gêne, dont elle sentoit tout le
poids, sembloit ne lui rien coûter. La complaisance
lui étoit naturelle, couloit de source ; elle en avoit
jusque pour sa cour.
Régulièrement laide, les joues pendantes, le front
trop avancé, un nez qui ne disoit rien, de grosses
lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain
brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et
les plus beaux du monde, peu de dents et toutes
pourries dont elle parloit et se moquoit la première,
le plus beau teint et la plus belle peau, peu de
gorge mais admirable, le cou long avec un soupçon
de goitre qui ne lui seyoit point mal, un port de tête
galant, gracieux, majestueux et le regard de même,
le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde,
menue ; aisée, parfaitement coupée, une marche de
208 SAINT-SIMON :
déesse sur les nuées ; elle plaisoit au dernier point.
Les grâces naissoient d'elles-mêmes de tous ses pas,
de toutes ses manières et de ses discours les plus
communs. Un air simple et naturel toujours, naïf
assez souvent, mais assaisonné d'esprit, charmoit,
avec cette aisance qui étoit en elle, jusqu'à la com-
muniquer à tout ce qui l'approchoit.
Elle vouloit plaire même aux personnes les plus
inutiles et les plus médiocres, sans qu'elle parût le
rechercher. On étoit tenté de la croire toute et
uniquement à celles avec qui elle se trou voit. Sa
gaieté jeune, vive, active, animoit tout, et sa légè-
reté de nymphe la portoit partout comme un tour-
billon qui remplit plusieurs lieux à la fois, et qui y
donne le mouvement et la vie. Elle ornoit tous les
spectacles, étoit L'âme des fêtes, des plaisirs, des
bals, et y ravissoit par les grâces, la justesse et la
perfection de sa danse. Elle aimoit le jeu, s'amusoit
au petit jeu, car tout l'amusoit ; elle préféroit le
gros, y étoit nette, exacte, la plus belle joueuse du
monde, et en un instant faisoit le jeu de chacun ;
également gaie et amusée à faire, les après-dînées,
des lectures sérieuses, à converser dessus, et à tra-
vailler avec ses dames sérieuses; on appeloit ainsi
ses dames du palais les plus âgées. Elle n'épargna
rien jusqu'à sa santé, elle n'oublia pas jusqu'aux
plus petites choses, et sans cesse, pour gagner
Mme de Maintenon, et le roi par elle. Sa souplesse
à leur égard étoit sans pareille et ne se démentit
jamais d'un moment. Elle l'accompagnoit de toute
la discrétion que lui donnoit la connoissance d'eux,
que l'étude et l'expérience lui avoit acquise, pour
les degrés d'enjouement ou de mesure qui étoient
à propos. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa
santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie
elle s'acquit une familiarité avec eux, dont aucun
LA COUR DE LOUIS XIV 209
des enfants du roi, non pas même ses bâtards,
n'avoit pu approcher.
En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec
le roi, et en timide bienséance avec Mme de Main-
tenon, qu'elle n'appeloit jamais que ma tante, pour
confondre joliment le rang et l'amitié. En particulier,
causante, sautante, voltigeante autour d'eux, tantôt
perchée sur le bras du fauteuil de l'un ou de l'autre,
tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautoit
au cou, les embrassoit, les baisoit, les caressoit, les
chiffonnoit, leur tiroit le dessous du menton, les
tourmentoit, fouilloit leurs tables, leurs papiers,
leurs lettres, les décachetoit, les lisoit quelquefois
malgré eux, selon qu'elle les voyoit en humeur d'en
rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout,
à la réception des courriers qui apportoient les nou-
velles les plus importantes, entrant chez le roi à
toute heure, même des moments pendant le conseil,
utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours
portée à obliger, à servir, à excuser, à bien faire, à
moins qu'elle ne fût violemment poussée contre
quelqu'un, comme elle fut contre Pont char train,
qu'elle nommoit quelquefois au roi votre vilain borgne,
ou par quelque cause majeure, comme elle le fut
contre Chamillart. Si libre, qu'entendant un soir le
roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la
cour d'Angleterre dans les commencements qu'on
espéra la paix pour la reine Anne : « Ma tante, se
mit -elle à dire, il faut convenir qu'en Angleterre les
reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous
bien pourquoi, ma tante ?» et toujours courant et
gambadant, « c'est que sous les rois ce sont les
femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous
les reines. » L'admirable est qu'ils en rirent tous
deux et qu'ils trouvèrent qu'elle a.voit raison.
Je n'oserois jamais écrire dan? des Mémoires se-
210 SAINT-SIMON :
rieux le trait que je vais rapporter, s'il ne servoit
plus qu'aucun à montrer jusqu'à quel point elle
étoit parvenue d'oser tout dire et tout faire avec
eux. J'ai décrit ailleurs la position ordinaire où le
roi et Mme de Maintenon étoient chez elle. Un soir
qu'il y avoit comédie à Versailles, la princesse, après
avoir bien parlé toutes sortes de langages, vit entrer
Nanon, cette ancienne femme de chambre de Mme
de Maintenon, dont j'ai déjà fait mention plusieurs
fois, et aussitôt s'alla mettre, tout en grand habit
comme elle étoit et parée, le dos à la cheminée,
debout, appuyée sur le petit paravent entre les deux
tables. Nanon, qui avoit une main comme dans sa
poche, passa derrière elle, et se mit comme à genoux.
Le roi, qui en étoit le plus proche, s'en aperçut et
leur demanda ce qu'elles faisoient là. La princesse
se mit à rire, et répondit qu'elle faisoit ce qu'il lui
arrivoit souvent de faire les jours de comédie. Le roi
insista. « Voulez-vous le savoir, reprit-elle, puisque
vous ne l'avez point encore remarqué ? C'est que je
prends un lavement d'eau. — Comment, s'écria le
roi mourant de rire, actuellement là vous prenez un
lavement ? — Hé vraiment oui, dit-elle. — Et com-
ment faites-vous cela ? » Et les voilà tous quatre à
rire de tout leur cœur. Nanon apportoit la seringue
toute prête sous ses jupes, troussoit celles de la
princesse qui les tenoit comme se chauffant, et
Nanon lui glissoit le clystère. Les jupes retomboient,
et Nanon remportoit sa seringue sous les siennes ; il
n'y paroissoit pas. Ils n'y avoient pas pris garde, ou
avoient cru que Nanon rajustoit quelque chose à
l'habillement. La surprise fut extrême, et tous deux
trouvèrent cela fort plaisant. Le rare est qu'elle
alloit avec ce lavement à la comédie sans être pressée
de le rendre, quelquefois même elle ne le rendoit
qu'après le souper du roi et le cabinet ; elle disoit
LA COUR DE LOUIS XIV 211
que cela la rafraîchissoit, et empêchoit que la touf-
feur l du lieu de la comédie ne lui fît mal à la tête.
Depuis la découverte elle ne s'en contraignit pas plus
qu'auparavant. Elle les connoissoit en perfection, et
ne laissoit pas de voir et de sentir ce que c'étoit que
Mme de Maintenon et Mlle Choin.
Un soir qu'allant se mettre au lit, où Mgr le duc de
Bourgogne l'attendoit, et qu'elle causoit sur sa chaise
percée avec Mmes de Nogaret et du Châtelet, qui me
le contèrent le lendemain, et c'étoit là où elle s'ou-
vroit le plus volontiers, elle leur parla avec admi-
ration de la fortune de ces deux fées, puis ajouta
en riant : « Je voudrois mourir avant M. le duc de
Bourgogne, mais voir pourtant ici ce qui s'y pas-
seroit; je suis sûre qu'il épouseroit une sœur grise
ou une tourière des Filles de Sainte-Marie. » Aussi at-
tentive à plaire à Mgr le duc de Bourgogne qu'au roi
même, quoique souvent trop hasardeuse, et se fiant
trop à sa passion pour elle et au silence de tout ce qui
pouvoit l'approcher, elle prenoit l'intérêt le plus vif
en sa grandeur personnelle et en sa gloire. On a vu
à quel point elle fut touchée des événements de la
campagne de Lille et de ses suites, tout ce qu'elle
fit pour le relever, et combien elle lui fut utile, en
tant de choses si principales dont, comme on l'a
expliqué il n'y a pas longtemps, il lui fut entièrement
redevable. Le roi ne se pouvoit passer d'elle. Tout
lui manquoit dans l'intérieur lorsque des parties de
plaisir, que la tendresse et la considération du roi
pour elle vouloit souvent qu'elle fît pour la divertir,
î'empêchoient d'être avec lui ; et jusqu'à son souper
public, quand rarement elle y manquoit, il y parois-
soit par un nuage de plus de sérieux et de silence
sur toute la personne du roi. Aussi, quelque goût
qu'elle eût pour ces sortes de parties, elle y étoit
1 La chaleur.
212 SAINT-SIMON :
fort sobre, et se les faisoit toujours commander.
Elle avoit grand soin de voir le roi en partant et en
arrivant ; et, si quelque bal en hiver, ou quelque
partie en été lui faisoit percer la nuit, elle ajustoit
si bien les choses qu'elle alloit embrasser le roi dès
qu'il étoit éveillé, et l'amuser du récit de la fête.
Je me suis tant étendu ailleurs sur la contrainte
où elle étoit du côté de Monseigneur, et de toute sa
cour particulière, que je n'en répéterai rien ici, sinon
qu'au gros de la cour il n'y paroissoit rien, tant elle
avoit soin de la cacher par un air d'aisance avec
lui, de familiarité avec ce qui lui étoit le plus opposé
dans cette cour, et de liberté à Meudon parmi eux,
mais avec une souplesse et une mesure infinie. Aussi
le sentoit-elle bien, et depuis la mort de Monseigneur
se promettoit-elle bien de le leur rendre. Un soir
qu'à Fontainebleau, où toutes les dames des prin-
cesses étoient dans le même cabinet qu'elle et le roi
après le souper, elle avoit baragouiné toutes sortes
de langues, et fait cent enfances pour amuser le roi
qui s'y plaisoit, elle remarqua Mme la Duchesse et
Mme la princesse de Conti, qui se regardoient, se
faisoient signe et haussoient les épaules avec un air
de mépris et de dédain. Le roi levé et passé à l'ordi-
naire dans un arrière-cabinet pour donner a manger
à ses chiens, et venir après donner le bonsoir aux
princesses, la Dauphine prit Mme de Saint-Simon
d'une main et Mme de Lévi de l'autre, et leur mon-
trant Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti
qui n'étoient qu'à quelques pas de distance : « Avez-
vous vu, avez-vous vu ? » leur dit-elle ; « je sais
comme elles qu'à tout ce que j'ai dit et fait, il n'y
a pas le sens commun, et que cela est misérable,
mais il lui faut du bruit, et ces choses-là le divertis-
sent ; » et tout de suite s' appuyant sur leurs bras,
elle se mit à sauter et à chantonner : « Hé je m'en
LA COUR DE LOUIS XIV 213
ris ! hé je me moque d'elles ! et je serai leur reine,
et je n'ai que faire d'elles ni à cette heure ni jamais,
et elles auront à compter avec moi, et je serai leur
reine ; » sautant et s' élançant et s' é jouissant de toute
sa force. Ces dames lui crioient tout bas de se taire,
que ces princesses l'entendoient, et que tout ce qui
étoit là la voyoit faire, et jusqu'à lui dire qu'elle
étoit folle, car d'elles elle trouvoit tout bon ; elle
de sauter plus fort et de chantonner plus haut : « Hé
je me moque d'elles ! je n'ai que faire d'elles, et je
serai leur reine, » et ne finit que lorsque le roi rentra.
Hélas ! elle le croyoit, la charmante princesse, et
qui ne l'eût cru avec elle ? Il plut à Dieu pour nos
malheurs d'en disposer autrement bientôt après.
Elle étoit si éloignée de le penser que le jour de la
Chandeleur, étant presque seule avec Mme de Saint-
Simon dans sa chambre, presque toutes les dames
étant allées devant à la chapelle, et Mme de Saint-
Simon demeurée pour l'y suivre au sermon, parce
que la duchesse du Lude avoit la goutte, et que
la comtesse de Mailly n'y étoit pas, auxquelles elle
suppléoit toujours, la Dauphine se mit à parler de
la quantité de personnes de la cour qu'elle avoit
connues et qui étoient mortes, puis de ce qu'elle
feroit quand elle seroit vieille, de la vie qu'elle
mèneroit, qu'il n'y auroit plus guère que Mme de
Saint-Simon et Mme de Lauzun de son jeune temps,
qu'elles s'entretiendroient ensemble de ce qu'elles
auroient vu et fait, et elle poussa ainsi la conversa-
tion jusqu'à ce qu'elle allât au sermon.
Elle aimoit véritablement M. le duc de Berry, et
elle avoit aimé Mme la duchesse de Berry, et compté
d'en faire comme de sa fille. Elle avoit de grands
égards pour Madame, et avoit tendrement aimé
Monsieur, qui l'aimoit de même, et lui avoit sans
cesse procuré tous les amusements et tous les plaisirs
214 SAINT-SIMON :
qu'il avoit pu, et tout cela retomba sur M. le duc
d'Orléans, en qui elle prenoit un véritable intérêt,
indépendamment de la liaison qui se forma depuis
entre elle et Mme la duchesse d'Orléans ; ils savoient
et s'aidoient de mille choses par elle sur le roi et
Mme de Maintenon. Elle avoit conservé un grand
attachement pour M. et Mme de Savoie, qui étince-
loit, et pour son pays même, quelquefois malgré elle.
Sa force et sa prudence parurent singulièrement dans
tout ce qui se passa lors et depuis la rupture. Le roi
avoit l'égard d'éviter devant elle tout discours qui
pût regarder la Savoie, elle tout l'art d'un silence
éloquent, qui par des traits rarement échappés
faisoient sentir qu'elle étoit toute françoise, quoi-
qu'elle laissât sentir en même temps qu'elle ne pou-
voit bannir de son cœur son père et son pays. On a
vu combien elle étoit unie à la reine sa sœur, d'a-
mitié, d'intérêt et de commerce.
Avec tant de grandes, de singulières et de si
aimables parties, elle en eut et de princesse et de
femme, non pour la fidélité et la sûreté du secret,
elle en fut un puits, ni pour la circonspection sur les
intérêts des autres, mais pour des ombres de tableau
plus humaines. Son amitié suivoit son commerce,
son amusement, son habitude, son besoin ; je n'en
ai guère vu que Mme de Saint-Simon d'exceptée ;
elle-même l'avouoit avec une grâce et une naïveté
qui rendoit cet étrange défaut presque supportable
en elle. Elle vouloit, comme on l'a dit, plaire à tout
le monde ; mais elle ne se put défendre que quel-
ques-uns ne lui plussent aussi. A son arrivée et long-
temps, elle avoit été tenue dans une grande sépa-
ration, mais dès lors approchée par de vieilles pré-
tendues repenties, dont l'esprit romanesque étoit
demeuré pour le moins galant, si la caducité de l'âge
en avoit banni les plaisirs ; peu à peu dans la suite
LA COUR DE LOUIS XIV 215
plus livrée au monde, les choix de ce qui l'environna
de son âge se firent pour la plupart moins pour la
vertu que par la faveur. La facilité naturelle de la
princesse se laissoit conformer aux personnes qui lui
étoient les plus familières, et ce dont on ne sut pas
profiter, elle se plaisoit autant, et se trouvoit aussi
à son aise et aussi amusée d'après-dînées raison-
nables, mêlées de lectures et de conversations utiles,
c'est-à-dire pieuses ou historiques, avec les dames
âgées qui étoient auprès d'elle, que des discours plus
libres et dérobés des autres qui l'entraînoient plutôt
qu'elle ne s'y livroit, retenue par sa timidité naturelle
et par un reste de délicatesse. Il est pourtant vrai
que l'entraînement alla bien loin, et qu'une princesse
moins aimable et moins universellement aimée, pour
ne pas dire adorée, se seroit trouvée dans de cruels
inconvénients. Sa mort indiqua bien ces sortes de
mystères, et manifesta toute la cruauté de la tyrannie
que le roi ne cessa point d'exercer sur les âmes de sa
famille. Quelle fut sa surprise, quelle fut celle de la
cour, lorsque, dans ces moments si terribles où on
ne redoute plus que ce qui les suit, et où tout le
présent disparoît, elle voulut changer de confesseur,
dont elle répudia même tout l'ordre, pour recevoir
les derniers sacrements !
On a vu ailleurs qu'il n'y avoit que son époux et le
roi qui fussent dans l'ignorance, que Mme de Main-
tenon n'y étoit pas, et qu'elle étoit extrêmement
occupée qu'ils y demeurassent profondément l'un
et l'autre tandis qu'elle lui faisoit peur d'eux ; mais
elle aimoit ou plutôt elle adoroit la princesse, dont
les manières et les charmes lui avoient gagné le
cœur ; elle en amusoit le roi fort utilement pour elle ;
elle-même s'en amusoit et, ce qui est très- véritable
quoique surprenant, elle s'en appuyoit et quelque-
fois se conseilloit à elle. Avec toute cette galanterie,
2i6 SAINT-SIMON :
jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure,
ni y prendre moins de précaution et de soin ; sa
toilette étoit faite en un moment, le peu même qu'elle
duroit n' étoit que pour la cour ; elle ne se soucioit de
parure que pour les bals et les fêtes, et ce qu'elle en
prenoit en tout autre temps, et le moins encore qu'il lui
étoit possible, n' étoit que par complaisance pour le
roi. Avec elle s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements
même, et toutes espèces de grâces ; les ténèbres
couvrirent toute la surface de la cour ; elle l'animoit
tout entière, elle en remplissoit tous les lieux à la
fois, elle y occupoit tout, elle en pénétroit tout
l'intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut
plus que pour languir. Jamais princesse si regrettée,
jamais il n'en fut si digne de l'être, aussi les regrets
n'en ont-ils pu passer, et l'amertume involontaire
et secrète en est constamment demeurée, avec un
vide affreux qui n'a pu être diminué.
XXX. — MORT DU DAUPHIN
Le roi et Mme de Main tenon, pénétrés de la plus
vive douleur, qui fut la seule véritable qu'il ait
jamais eue en sa vie, entrèrent d'abord chez Mme
de Maintenon en arrivant à Marly ; il soupa seul
chez lui dans sa chambre, fut peu dans son cabinet
avec M. le duc d'Orléans et ses enfants naturels. M.
le duc de Berry tout occupé de son affliction, qui
fut véritable et grande, et plus encore de celle de
Mgr son frère, qui fut extrême, étoit demeuré à
Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui, trans-
portée de joie de se voir délivrée d'une plus grande
et mieux aimée qu'elle, et à qui elle devoit tout,
LA COUR DE LOUIS XIV 217
suppléa tant qu'elle put au cœur par l'esprit, et tint
une assez bonne contenance. Ils allèrent le lendemain
matin à Marly pour se trouver au réveil du roi.
Mgr le Dauphin, malade et navré de la plus intime
et de la plus amère douleur, ne sortit point de son
appartement où il ne voulut voir que M. son frère,
son confesseur, et le duc de Beauvilliers qui, malade
depuis sept ou huit jours dans sa maison de la ville,
fit un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer
dans son pupille tout ce que Dieu y avoit mis de
grand, qui ne parut jamais tant qu'en cette affreuse
journée, et en celles qui suivirent jusqu'à sa mort.
Ce fut, sans s'en douter, la dernière fois qu'ils se
virent en ce monde. Cheverny, d'O et Gamaches
passèrent la nuit dans son appartement, mais sans
le voir que des instants.
Le samedi matin 13 février, ils le pressèrent de
s'en aller à Marly, pour lui épargner l'horreur du
bruit qu'il pouvoit entendre sur sa tête, où la
Dauphine et oit morte. Il sortit à sept heures du
matin, par une porte de derrière de son apparte-
ment, où il se jeta dans une chaise bleue qui le porta
à son carrosse. Il trouva en entrant dans l'une et dans
l'autre quelques courtisans plus indiscrets encore
qu'éveillés, qui lui firent leur révérence, et qu'il
reçut avec un air de politesse. Ses trois menins vin-
rent dans son carrosse avec lui. Il descendit à la
chapelle, entendit la messe, d'où il se fit porter en
chaise à une fenêtre de son appartement par où il
entra. Mme de Maintenon y vint aussitôt ; on peut
juger quelle fut l'angoisse de cette entrevue ; elle
ne put y tenir longtemps et s'en retourna. Il lui
fallut essuyer princes et princesses qui, par discré-
tion, n'y furent que des moments, même Mme la
duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle,
vers qui le Dauphin se tourna avec un air expressif
218 SAINT-SIMON
de leur commune douleur. Il demeura quelque temps
seul avec M. le duc de Berry. Le réveil du roi ap-
prochant, ses trois menins entrèrent, et je hasardai
d'entrer avec eux. Il me montra qu'il s'en apercevoit
avec un air de douceur et d'affection qui me pénétra.
Mais je fus épouvanté de son regard, également con-
traint, fixe, avec quelque chose de farouche, du
changement de son visage, et des marques plus
livides que rougeâtres, que j'y remarquai en assez
grand nombre et assez larges, et dont ce qui étoit
dans la chambre s'aperçut comme moi. Il étoit
debout, et peu d'instants après on le vint avertir
que le roi étoit éveillé ; les larmes qu'il retenoit lui
rouloient dans les yeux. A cette nouvelle il se tourna
sans rien dire, et demeura. Il n'y avoit que ses trois
menins et moi, et du Chesne ; les menins lui propo-
sèrent une fois ou deux d'aller chez le roi, il ne remua
ni ne répondit. Je m'approchai et je lui fis signe
d'aller, puis je le lui proposai à voix basse. Voyant
qu'il demeuroit et se taisoit, j'osai lui prendre le
bras, lui représenter que tôt ou tard il falloit bien
qu'il vît le roi ; qu'il l'attendoit, et sûrement avec
désir de le voir et de l'embrasser ; qu'il y avoit plus
de grâce à ne pas différer ; et en le pressant de la
sorte, je pris la liberté de le pousser doucement. Il
me jeta un regard à percer l'âme, et partit. Je le
suivis quelques pas, et m'ôtai de là pour prendre
haleine. Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséri-
corde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté
sans doute l'a mis 1
Tout ce qui étoit dans Marly pour lors en très-
petit nombre étoit dans le grand salon. Princes,
princesses, grandes entrées étoient dans le petit,
entre l'appartement du roi et celui de Mme de
Maintenon ; elle, dans sa chambre, qui, avertie du
réveil du roi, entra seule chez lui à travers ce petit
LA COUR DE LOUIS XIV 219
salon, et tout ce qui y étoit, qui entra fort peu après.
Le Dauphin, qui entra par les cabinets, trouva tout
ce monde dans la chambre du roi qui, dès qu'il le
vit, l'appela pour l'embrasser tendrement, longue-
ment et à reprises. Ces premiers moments si tou-
chants ne se passèrent qu'en paroles fort entrecoupées
de larmes et de sanglots.
Le roi, un peu après, regardant le Dauphin, fut
effrayé des mêmes choses dont nous l'avions été
dans sa chambre. Tout ce qui étoit dans celle du roi
le fut, les médecins plus que les autres. Le roi leur
ordonna de lui tâter le pouls, qu'ils trouvèrent mau-
vais, à ce qu'ils dirent après ; pour lors ils se con-
tentèrent de dire qu'il n'étoit pas net, et qu'il seroit
fort à propos qu'il allât se mettre au lit. Le roi
l'embrassa encore, lui recommanda fort tendrement
de se conserver, et lui ordonna de s'aller coucher ;
il obéit, et ne se releva plus. Il étoit assez tard dans
la matinée ; le roi avoit passé une cruelle nuit, et
avoit fort mal à la tête ; il vit à son dîner le peu
de courtisans considérables qui s'y présentèrent.
L'après-dînée il alla voir le Dauphin dont la fièvre
étoit augmentée et le pouls encore plus mauvais,
passa chez Mme de Maintenon, soupa seul chez lui,
et fut peu dans son cabinet après, avec ce qui avoit
accoutumé d'y entrer. Le Dauphin ne vit que ses
menins, et des instants, les médecins, peu de suite,
M. son frère, assez son confesseur, un peu M. de
Chevreuse, et passa sa journée en prières, et à se
faire faire de saintes lectures.- La liste pour Marly
se fit, et les admis avertis comme il s' étoit pratiqué
à la mort de Monseigneur, qui arrivèrent successive-
ment.
Le lendemain dimanche le roi vécut comme il avoit
fait la veille. L'inquiétude augmenta sur le Dauphin,
Lui-même ne cacha pas à Boudin, en présence de du
220 SAINT-SIMON :
Chesne et de M. de Cheverny, qu'il ne croyoit pas
en relever, et qu'à ce qu'il sentoit, il ne doutoit pas
que l'avis que Boudin avoit eu ne fût exécuté. Il
s'en expliqua plus d'une fois de même, et toujours
avec un détachement, un mépris du monde, et de
tout ce qu'il a de grand, une soumission et un amour
de Dieu incomparables. On ne peut exprimer la
consternation générale. Le lundi 15 le roi fut saigné,
et le Dauphin ne fut pas mieux que la veille. Le roi
et Mme de Maintenon le voyoient séparément plus
d'une fois le jour. Du reste personne que M. son
frère des moments, ses menins comme point, M. de
Chevreuse quelque peu, toujours en lectures et en
prières. Le mardi 16 il se. trouva plus mal, il se sen-
toit dévorer par un feu consumant auquel la fièvre
ne répondoit pas à l'extérieur ; mais le pouls, enfoncé
et fort extraordinaire, étoit très-menaçant. Le mardi
fut encore plus mauvais, mais il fut trompeur ; ces
marques de son visage s'étendirent sur tout le corps.
On les prit pour des marques de rougeole. On se
flatta là-dessus, mais les médecins et les plus avisés
de la cour n'avoient pu oublier sitôt que ces mêmes
marques s' et oient montrées sur le corps de la Dau-
phine,. ce qu'on ne sut hors de sa chambre qu'après
sa mort.
Le mercredi 17, le mal augmenta considérable-
ment. J'en savois à tout moment des nouvelles par
Cheverny, et quand Boulduc pou voit sortir des in-
stants de la chambre il me venoit parler. C'étoit
un excellent apothicaire du roi, qui après son père
avoit toujours été et étoit encore le nôtre avec un
grand attachement, et qui en savoit pour le moins
autant que les meilleurs médecins, comme nous l'a-
vons expérimenté, et avec cela beaucoup d'esprit
et d'honneur, de discrétion et de sagesse. Il ne nous
cachoit rien à Mme de Saint-Simon et à moi. Il nous
LA COUR DE LOUIS XIV 221
avoit fait entendre plus clairement ce qu'il croyoit
de la Dauphine; il m'avoit parlé aussi net dès le
second jour sur le Dauphin. Je n'espérois donc plus,
mais il se trouve pourtant qu'on espère jusqu'au bout
contre toute espérance.
Le mercredi les douleurs augmentèrent comme
d'un feu dévorant plus violent encore ; le soir, fort
tard, le Dauphin envoya demander au roi la per-
mission de communier le lendemain de grand matin,
sans cérémonie et sans assistants, à la messe qui se
disoit dans sa chambre ; mais personne n'en sut rien
ce soir-là, et on ne l'apprit que le lendemain dans la
matinée. Ce même soir du mercredi j'allai assez tard
chez le duc et la duchesse de Chevreuse, qui logeoient
au premier pavillon, et nous au second, tous deux
du côté du village de Marly. J'étois dans une déso-
lation extrême ; à peine voyois-je le roi une fois le
jour. Je ne faisois qu'aller plusieurs fois le jour aux
nouvelles, et uniquement chez M. et Mme de Che-
vreuse, pour ne voir que gens aussi touchés que moi,
et avec qui je fusse tout à fait libre. Mme de Che-
vreuse non plus que moi n'avoit aucune espérance ;
M. de Chevreuse, toujours équanime, toujours espé-
rant, toujours voyant tout en blanc, essaya de nous
prouver, par ses raisonnements de physique et de
médecine, qu'il y avoit plus à espérer qu'à craindre,
avec une tranquillité qui m'excéda et qui me fit
fondre sur lui avec assez d'indécence, mais au soulage-
ment de Mme de Chevreuse et de ce peu qui étoit
avec eux. Je m'en revins passer une cruelle nuit. Le
jeudi matin, 18 février, j'appris dès le grand matin
que le Dauphin, qui avoit attendu minuit avec im-
patience, avoit ouï la messe bientôt après, y avoit
communié, avoit passé deux heures après, dans une
grande communication avec Dieu, que la tête s'é-
toit après embarrassée, et Mme de Saint-Simon
222 SAINT-SIMON :
me dit ensuite qu'il avoit reçu r extrême-onction ;
enfin, qu'il étoit mort à huit heures et demie. Ces
Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de
mes sentiments. En les lisant on ne les sentira que
trop, si jamais longtemps après moi ils paroissent,
et dans quel état je pus être et Mme de Saint-Simon
aussi. Je me contenterai de dire qu'à peine parûmes-
nous les premiers jours un instant chacun, que je
voulus tout quitter et me retirer de la cour et du
monde, et que ce fut tout l'ouvrage de la sagesse,
de la conduite, du pouvoir de Mme de Saint-Simon
sur moi que de m'en empêcher avec bien de la peine.
XXXI. — PORTRAIT DU DAUPHIN
Ce prince, héritier nécessaire puis présomptif de la
couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit
trembler ; dur et colère jusqu'aux derniers emporte-
ments, et jusque contre les choses inanimées ; impé-
tueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre
résistance, même des heures et des éléments, sans
entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se
rompît dans son corps ; opiniâtre à l'excès ; passionné
pour toute espèce de volupté, et des femmes, et, ce
qui est rare à la fois, avec un autre penchant tout
aussi fort. Il n'aimoit pas moins le vin, la bonne
chère, la chasse avec fureur, la musique avec une
sorte de ravissement, et le jeu encore, où il ne pou-
voit supporter d'être vaincu, et où le danger avec
lui étoit extrême ; enfin, livré à toutes les passions
et transporté de tous les plaisirs ; souvent farouche,
naturellement porté à la cruauté ; barbare en raille-
ries et à produire les ridicules avec une justesse qui
LA COUR DE LOUIS XIV 223
assommoit. De la hauteur des cieux il ne regardoit
les hommes que comme des atomes avec qui il
n'avoit aucune ressemblance quels qu'ils fussent. A
peine MM. ses frères lui paroissoient-ils intermé-
diaires entre lui et le genre humain, quoiqu'on [eût]
toujours affecté de les élever tous trois ensemble
dans une égalité parfaite. L'esprit, la pénétration
brilloient en lui de toutes parts. Jusque dans ses
furies ses réponses étonnoient. Ses raisonnements
tendoient toujours au juste et au profond, même
dans ses emportements. Il se jouoit des connois-
sances les plus abstraites. L'étendue et la vivacité
de son esprit étoient prodigieuses, et I'empêchoient
de s'appliquer à une seule chose à la fois jusqu'à l'en
rendre incapable. La nécessité de le laisser dessiner
en étudiant, à quoi il avoit beaucoup de goût et d'a-
dresse, et sans quoi son étude étoit infructueuse, a
peut-être beaucoup nui à sa taille.
Il étoit plutôt petit que grand, le visage long et
brun, le haut parfait avec les plus beaux yeux du
monde, un regard vif, touchant, frappant, admi-
rable, assez ordinairement doux, toujours perçant,
et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle
jusqu'à inspirer de l'esprit. Le bas du visage assez
pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n'alloit
pas si bien ; des cheveux châtains si crépus et en
telle quantité qu'ils bouffoient à l'excès ; les lèvres
et la bouche agréables quand il ne parloit point, mais
quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier
supérieur s'avançoit trop, et emboîtoit presque celui
de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisoit un
effet désagréable. Il avoit les plus belles jambes et
les plus beaux pieds qu'après le roi j'aie jamais vus
à personne, mais trop longues, aussi bien que ses
cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit
droit d'entre les mains des femmes. On s'aperçut
224 SAINT-SIMON :
de bonne heure que sa taille commençoit à tourner.
On employa aussitôt et longtemps le collier et
la croix de fer, qu'il portoit tant qu'il étoit dans
son appartement, même devant le monde, et on
n'oubfia aucun des jeux et des exercices propres à le
redresser. La nature demeura la plus forte. Il devint
bossu, mais si particulièrement d'une épaule, qu'il en
fut enfin boiteux, non qu'il n'eût les cuisses et les
jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure
que cette épaule grossit, il n'y eut plus, des deux
hanches jusqu'aux deux pieds, la même distance, et
au lieu d'être à plomb il pencha d'un côté. Il n'en
marchoit ni moins aisément, ni moins longtemps, ni
moins vite, ni moins volontiers, et il n'en aima pas
moins la promenade à pied, et à monter à cheval,
quoiqu'il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre,
c'est qu'avec des yeux, tant d'esprit si élevé, et par-
venu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus
éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit
jamais tel qu'il étoit pour sa taille, ou ne s'y accou-
tuma jamais. C'étoit une foiblesse qui mettoit en garde
contre les distractions et les indiscrétions, et qui
donnoit de la peine à ceux de ses gens qui dans son
habillement et dans l'arrangement de ses cheveux
masquoient ce défaut naturel le plus qu'il leur étoit
possible, mais bien en garde de lui laisser sentir
qu'ils aperçussent ce qui étoit si visible. Il en faut
conclure qu'il n'est pas donné à l'homme d'être ici-
bas exactement parfait.
Tant d'esprit, et une telle sorte d'esprit, joint à
une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles
passions, et toutes si ardentes, n'étoit pas d'une édu-
cation facile. Le duc de Beauvilliers, qui en sentoit
également les difficultés et les conséquences, s'y
surpassa lui-même par son application, sa patience,
la variété des remèdes. Peu aidé par les sous-gouver-
LA COUR DE LOUIS XIV 225
neurs, il se secourut de tout ce qu'il trouva sous sa
main. Fénelon, Fleury, sous-précepteur, qui a donné
une si belle Histoire deV 'Église, quelques gentilshommes
de la manche, Moreau, premier valet de chambre,
fort au-dessus de son état sans se méconnoître, quel-
ques rares valets de l'intérieur, le duc de Chevreuse
seul du dehors, tous mis en œuvre et tous en même
esprit, travaillèrent chacun sous la direction du
gouverneur, dont l'art, déployé dans un récit, feroit
un juste ouvrage également curieux et instructif.
Mais Dieu, qui est le maître des cœurs, et dont le
divin esprit souffle où il veut, fit de ce prince un
ouvrage de sa droite, et entre dix-huit et vingt ans
il accomplit son œuvre. De cet abîme sortit un prince
affable, doux, humain, modéré, patient, modeste,
pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce.
que son état pouvoit comporter, humble et austère
pour soi. Tout appliqué à ses devoirs et les com-
prenant immenses, il ne pensa plus qu'à allier les
devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se
voyoit destiné. La brièveté des jours faisoit toute sa
douleur. II mit toute sa force et sa consolation dans
la prière, et ses préservatifs en de pieuses lectures.
Son goût pour les sciences abstraites, sa facilité à les
pénétrer lui déroba d'abord un temps qu'il reconnut
bientôt devoir à l'instruction des choses de son état,
et à la bienséance d'un rang destiné à régner, et à
tenir en attendant une cour.
L'apprentissage de la dévotion et l'appréhension
de sa foiblesse pour les plaisirs le rendirent d'abord
sauvage. La vigilance sur lui-même, à qui il ne pas-
soit rien et à qui il croyoit devoir ne rien passer, le
renferma dans son cabinet comme dans un asile
impénétrable aux occasions. Que le monde est étrange !
il l'eût abhorré dans son premier état, et il fut tenté
de mépriser le second. Le prince le sentit, et le sup-
8
226 SAINT-SIMON :
porta ; il attacha avec joie cette sorte d'opprobre
à la croix de son Sauveur, pour se confondre soi-
même dans l'amer souvenir de son orgueil passé.
Ce qui lui fut de plus pénible, il le trouva dans les
traits appesantis de sa plus intime famille. Le roi,
avec sa dévotion et sa régularité d'écorce, vit bientôt
avec un secret dépit un prince de cet âge censurer,
sans le vouloir, sa vie par la sienne, se refuser un
bureau neuf pour donner aux pauvres le prix qui y
étoit destiné, et le remercier modestement d'une
dorure nouvelle dont on vouloit rajeunir son petit
appartement. On a vu combien il fut piqué de son
refus trop obstiné de se trouver à un bal de Marly le
jour des Rois. Véritablement ce fut la faute d'un
novice. Il devoit ce respect, tranchons le mot, cette
charitable condescendance, au roi son grand-père, de
ne l'irriter pas par cet étrange contraste ; mais au
fond et en soi action bien grande qui l'exposoit à
toutes les suites du dégoût de soi qu'il donnoit au
roi, et aux propos d'une cour dont le roi étoit l'idole,
et qui tournoit en ridicule une telle singularité.
Monseigneur ne lui étoit pas une épine moins aiguë ;
tout livré à la matière et à autrui dont la politique,
je dis longtemps ayant les complots de Flandre,
redoutoit déjà ce jeune prince, n'en aperce voit que
l'écorce et sa rudesse, et s'en aliénoit comme d'un
censeur. Mme la duchesse de Bourgogne, alarmée
d'un époux si austère, n'oublioit rien pour lui
adoucir les mœurs. Ses charmes dont il étoit pénétré,
la politique et les importunités effrénées des jeunes
dames de sa suite déguisées en cent formes diverses,
l'appât des plaisirs et des parties auxquels il n'étoit
rien moins qu'insensible, tout étoit déployé chaque
jour. Sui voient dans l'intérieur des cabinets les remon-
trances de la dévote fée et les traits piquants du roi,
l'aliénation de Monseigneur grossièrement marquée,
LA COUR DE LOUIS XIV 227
les préférences malignes de sa cour intérieure, et les
siennes trop naturelles pour M. le duc de Berry, que
son aîné, traité là en étranger qui pèse, voyoit chéri
et attiré avec applaudissement. Il faut une âme bien
forte pour soutenir de telles épreuves, et tous les
jours, sans en être ébranlé ; il faut être puissamment
soutenu de la main invisible quand tout appui se re-
fuse au dehors, et qu'un prince de ce rang se voit
livré aux dégoûts des siens devant qui tout fléchit,
et presque au mépris d'une cour qui n'étoit plus
retenue, et qui avoit une secrète frayeur de se trouver
un jour sous ses lois. Cependant, rentré de plus en
plus en lui-même par le scrupule de déplaire au roi,
de rebuter Monseigneur, de donner aux autres de
l'éloignement de la vertu, l'écorce rude et dure peu
à peu s'adoucit, mais sans intéresser la solidité du
tronc. Il comprit enfin ce que c'est que quitter Dieu
pour Dieu, et que la pratique fidèle des devoirs pro-
pres de l'état où Dieu a mis est la piété solide, qui
lui est la plus agréable. Il se mit donc à s'appliquer
presque uniquement aux choses qui pou voient l'in-
struire au gouvernement ; il se prêta plus au monde,
il le fit même avec tant de grâce et un air si naturel,
qu'on sentit bientôt sa raison de s'y être refusé, et
sa peine à ne faire que s'y prêter, et le monde qui se
plaît tant à être aimé commença à devenir récon-
ciliable.
Il réussit fort au gré des troupes en sa première
campagne en Flandre avec le maréchal .de Boufflers.
Il ne plut pas moins à la seconde, où il prit Brisach
avec le maréchal de Tallard ; il s'y montra partout
fort librement, et fort au delà de ce que vouloit
Marsin, qui lui avoit été donné pour son mentor. Il
fallut lui cacher le projet de Landau pour le faire
revenir à la cour, qui n'éclata qu'ensuite. Les tristes
conjonctures des années suivantes ne permirent pas
228 SAINT-SIMON :
de le renvoyer à la tête des armées. A la fin on y
crut sa présence nécessaire pour les ranimer, et y
rétablir la discipline perdue. Ce fut en 1708. On a vu
l'horoscope que la connoissance des intérêts et des
intrigues m'en fit faire au duc de Beauvilliers dans
les jardins de Marly, avant que la déclaration fût
publique, et on a vu l'incroyable succès, et par quels
rapides degrés de mensonges, d'art, de hardiesse dé-
mesurée d'une impudence à trahir le roi, l'État, la
vérité jusqu'alors inouïe, une infernale cabale, la
mieux organisée qui fût jamais, effaça ce prince dans
le royaume dont il devoit porter la couronne, et dans
sa maison paternelle, jusqu'à rendre odieux et dan-
gereux d'y dire un mot en sa faveur. Cette monstru-
euse anecdote a été si bien expliquée en son lieu que je
ne fais que la rappeler ici. Une épreuve si étrange-
ment nouvelle et cruelle étoit bien dure à un prince
qui voyoit tout réuni contre lui, et qui n'a voit pour
soi que la vérité suffoquée par tous les prestiges des
magiciens de Pharaon ; il la sentit dans tout son
poids, dans toute son étendue, dans toutes ses pointes.
Il la soutint aussi avec toute la patience, la fermeté,
et surtout avec toute la charité d'un élu qui ne voit
que Dieu en tout, qui s'humilie sous sa main, qui se
purifie dans le creuset que cette divine main lui pré-
sente, qui lui rend grâces de tout, qui porte la ma-
gnanimité jusqu'à ne vouloir dire ou faire que très-
précisément ce qu'il se doit, à l'État, à la vérité, et
qui est telle.ment en garde contre l'humanité qu'il
demeure bien en deçà des bornes les plus justes et
les plus saintes.
Tant de vertu trouva enfin sa récompense dès ce
monde, et avec d'autant plus de pureté, que le prince,
bien loin d'y contribuer, se tint encore fort en arrière.
J'ai assez expliqué tout ce qui regarde cette pré-
cieuse révolution, [pour] que je me contente ici de
LA COUR DE LOUIS XIV 229
la montrer, et que les ministres et la cour aux pieds
de ce prince devenu le dépositaire du cœur du roi, de
son autorité dans les affaires et dans les grâces, et de
ses soins pour le détail du gouvernement. Ce fut alors
qu'il redoubla plus que jamais d'application aux
choses du gouvernement, et à s'instruire de tout ce
qui pouvoit l'en rendre plus capable. Il bannit tout
amusement de sciences pour partager son cabinet
entre la prière qu'il abrégea, et l'instruction qu'il
multiplia ; et le dehors entre son assiduité auprès du
roi, ses soins pour Mme de Maintenon, la bienséance
et son goût pour son épouse, et l'attention à tenir
une cour, et à s'y rendre accessible et aimable. Plus
le roi l' éleva, plus il affecta de se tenir soumis en
sa main, plus il lui montra de considération et de
confiance, plus il y sut répondre par le sentiment, la
sagesse, les connoissances, surtout par une modéra-
tion éloignée de tout désir et de toute complaisance
en soi-même, beaucoup moins de la plus légère pré-
somption. Son secret et celui des autres fut toujours
impénétrable chez lui.
Sa confiance en son confesseur n'alloit pas jusqu'aux
affaires ; j'en ai rapporté deux exemples mémorables
sur deux très-importantes aux jésuites qu'ils attirè-
rent devant le roi, contre lesquels il fut de toutes ses
forces. On ne sait si celle qu'il auroit prise en M. de
Cambrai auroit été plus étendue ; on n'en peut juger
que par celle qu'il avoit en M. de Chevreuse, et plus
en M. de Beauvilliers qu'en qui que ce fût. On peut
dire de ces deux beaux-frères qu'ils n'étoient qu'un
cœur et qu'une âme, et que M. de Cambrai en étoit
la vie et le mouvement ; leur abandon pour lui étoit
sans bornes, leur commerce secret étoit continuel.
Il étoit sans cesse consulté sur grandes et sur petites
choses, publiques, politiques, domestiques ; leur con-
science de plus étoit entre ses mains ; le prince
230 SAINT-SIMON :
ne l'ignoroit pas ; et je me suis toujours persuadé,
sans néanmoins aucune notion autre que présomp-
tion, que le prince même le consultoit par eux, et
que c'étoit par eux que s'entretenoit cette amitié,
cette estime, cette confiance pour lui si haute et si
connue. Il pouvoit donc compter, et il comptoit
sûrement aussi parler et entendre tous les trois,
quand il parloit ou écoutoit l'un d'eux. Sa confiance
néanmoins avoit des degrés entre les deux beaux-
frères ; s'il l'avoit avec abandon pour quelqu'un,
c'étoit certainement pour le duc de Beauvilliers.
Toutefois il y avoit des choses où ce duc n'entamoit
pas son sentiment, par exemple beaucoup de celles
de la cour de Rome, d'autres qui regardoient le car-
dinal de Noailles, quelques autres de goût et d'affec-
tions ; c'est ce que j'ai vu de mes yeux et ouï de
mes oreilles.
Je ne tenois à lui que par M. de Beauvilliers, et je
ne crois pas faire un acte d'humilité de dire qu'en
tous sens et en tous genres, j'étois sans aucune pro-
portion avec lui. Néanmoins il a souvent concerté
avec moi pour faire ou sonder, ou parler, ou inspirer,
approcher, écarter de ce prince par moi, pris ses
mesures sur ce que je lui disois ; et plus d'une fois,
lui rendant compte de mes tête-à-tête avec le prince,
il m'a fait répéter de surprise des choses qu'il m'a-
vouoit sur lesquelles il ne s' et oit jamais tant ouvert
avec lui, et d'autres qu'il ne lui avoit jamais dites. Il
est vrai que celles-là ont été rares, mais elles ont été,
et elles ont été plus d'une fois. Ce n'est pas assuré-
ment que ce prince eût en moi plus de confiance.
J'en serois si honteux, et pour lui et pour moi, que,
s'il avoit été capable d'une si lourde faute, je me
garderois bien de la laisser sentir ; mais je m'étends
sur ce détail qui n'a pu être aperçu que de moi, pour
rendre témoignage à cette vérité :/que la confiance
' LA COUR DE LOUIS XIV 231
la plus entière de ce prince, et la plus fondée sur tout
ce qui la peut établir et la rendre toujours durable,
n'alla jamais jusqu'à l'abandon, et à une transforma-
tion qui devient trop souvent le plus grand malheur
des rois, des cours, des peuples et des États même.
Le discernement de ce prince n'étoit donc point
asservi, mais comme l'abeille il recueilloit la plus par-
faite substance des plus belles et des meilleures fleurs.
Il tâchoit à connoître les hommes, à tirer d'eux les
instructions et les lumières qu'il en pou voit espérer.
/Il conféroit quelquefois, mais rarement avec quel-
ques-uns, mais à la passade, sur des matières parti-
culières ; plus rarement en secret sur des éclaircisse-
ments qu'il jugeoit nécessaires, mais sans retour et
sans habitude. Je n'ai point su, et cela ne m'auroit
pas échappé, qu'il travaillât habituellement avec
personne qu'avec les ministres, et le duc de Che-
vreuse l'étoit, et avec les prélats dont j'ai parlé sur
l'affaire du cardinal de Noailles. Hors ce nombre,
j'étois le seul qui eusse ses derrières libres et fré-
quents, soit de sa part ou de la mienne. Là, il décou-
vrait son âme et pour le présent et pour l'avenir avec
confiance, et toutefois avec sagesse, avec retenue,
avec discrétion. II se laissoit aller sur les plans qu'il
croyoit nécessaires, il se livroit sur les choses géné-
rales, il se retenoit sur les particulières, et plus encore
sur les particuliers ; mais, comme il vouloit sur cela
même tirer de moi tout ce qui pou voit lui servir, je
lui donnois adroitement lieu à des échappées, et
souvent avec succès, par la confiance qu'il avoit prise
en moi de plus en plus, et que je devois toute au duc
de Beauvilliers, et en sous-ordre au duc de Chevreuse,
à qui je ne rendrois pas le même compte qu'à son beau-
frère, mais à qui je ne laissois pas de m'ouvrir fort
souvent comme lui à moi.
Un volume ne décriroit pas suffisamment ces divers
232 SAINT-SIMON :
tête-à-tête entre ce prince et moi. Quel amour du
bien ! quel dépouillement de soi-même ! quelles re-
cherches ! quels fruits ! quelle pureté d'objets, oserai-
je le dire, quel reflet de la Divinité dans cette âme
candide, simple, forte, qui, autant qu'il leur est
donné ici-bas, en avoit conservé l'image ! On y sentoit
briller les traits d'une éducation également laborieuse
et industrieuse, également savante, sage, chrétienne,
et les réflexions d'un disciple lumineux, qui étoit né
pour le commandement. Là, s'éclipsoient les scru-
pules qui le dominoient en public. Il vouloit savoir
à qui il avoit et à qui il auroit affaire ; il mettoit au
jeu le premier pour profiter d'un tête-à-tête sans fard
et sans intérêt. Mais que le tête-à-tête avoit de vaste,
et que les charmes qui s'y trouvoient étoient agités
par la variété où le prince s'espaçoit et par art, et
par entraînement de curiosité, et par la soif de
savoir ! De l'un à l'autre il promenoit son homme
sur tant de matières, sur tant de choses, de gens et
de faits, que qui n'auroit pas eu à la main de quoi
le satisfaire en seroit sorti bien mal content de soi,
et ne l'auroit pas laissé satisfait. La préparation étoit
également imprévue et impossible. C étoit dans ces
impromptus que le prince cherchoit à puiser des
vérités qui ne pou voient ainsi rien emprunter d'ail-
leurs, et à éprouver, sur des connoissances ainsi
variées, quel fond il pou voit faire en ce genre sur
le choix qu'il avoit fait.
De cette façon, son homme, qui avoit compté
ordinairement sur une matière à traiter avec lui, et
en avoir pour un quart d'heure, pour une demi-
heure, y passoit deux heures et plus, suivant que le
temps en laissoit plus ou moins de liberté au prince.
Il se ramenoit toujours à la matière qu'il avoit desti-
née de traiter en principal ; mais à travers les paren-
thèses qu'il présentoit, et qu'il manioit en maître,
LA COUR DE LOUIS XIV 233
et dont quelques-unes étoient assez souvent son prin-
cipal objet. Là, nul verbiage, nul compliment, nulles
louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun
conte, pas la plus légère plaisanterie; tout objet,
tout dessein, tout serré, substantiel, au fait, au but,
rien sans raison, sans cause, rien par amusement et
par plaisir ; c'étoit là que la charité générale l'empor-
toit sur la charité particulière, et que ce qui étoit
sur le compte de chacun se discutoit exactement ;
c'étoit là que les plans, les arrangements, les change-
ments, les choix se formoient, se mûrissoient, se décou-
vraient, souvent tout mâchés, sans le paraître, avec
le duc de Beauvilliers, quelquefois avec lui et le duc
de Chevreuse, qui néanmoins étoient tous deux en-
semble très-rarement avec lui. Quelquefois encore
il y avoit de la réserve pour tous les deux ou pour
l'un ou l'autre, quoique rare pour M. de Beauvilliers ;
mais en tout et partout un inviolable secret dans
toute sa profondeur.
Avec tant et de si grandes parties, ce prince si
admirable ne laissoit pas de laisser voir un recoin
d'homme, c'est-à-dire quelques défauts, et quelque-
fois même peu décents ; et c'est ce que, avec tant de
solide et de grand, on avoit peine à comprendre,
parce qu'on ne vouloit pas se souvenir qu'il n'avoit
été que vice et que défaut, ni réfléchir sur le pro-
digieux changement, et ce qu'il avoit dû coûter, qui
en avoit fait un prince déjà si proche de toute per-
fection qu'on s'étonnoit, en le voyant de près, qu'il
ne l'eût pas encore atteinte jusqu'à son comble. J'ai
touché ailleurs quelques-uns de ces légers défauts,
qui, malgré son âge, étoient encore des enfances, qui
se corrigeoient assez tous les jours pour faire saine-
ment augurer que bientôt elles disparoîtroient toutes.
Un plus important, et que la réflexion et l'expérience
auraient sûrement guéri, c'est qu'il étoit quelquefois
234 SAINT-SIMON :
des personnes, mais rarement, pour qui l'estime et
l'amitié de goût, même assez familière, ne mar-
choient pas de compagnie. Ses scrupules, ses ma-
laises, ses petitesses de dévotion diminuoient tous
les jours, et tous les jours il croissoit en quelque chose ;
surtout il étoit bien guéri de l'opinion de préférer
pour les choix la piété à tout autre talent, c'est-à-dire
de faire un ministre, un ambassadeur, un général
plus par rapport à sa piété qu'à sa capacité et à son
expérience ; il l' étoit encore sur le crédit à donner
à la piété, persuadé qu'il étoit enfin que de fort
honnêtes gens, et propres à beaucoup de choses, le
peuvent être sans dévotion, et doivent cependant
être mis en œuvre, et du danger encore de faire des
hypocrites. »
Comme il avoit le sentiment fort vif, il le passoit
aux autres, et ne les en aimoit et n'estimoit pas
moins. Jamais homme si amoureux de l'ordre ni qui
le connût mieux, ni si désireux de le rétablir en tout,
d'ôter la confusion, et de mettre gens et choses en
leurs places. Instruit au dernier point de tout ce
qui doit régler cet ordre par maximes, par justice et
par raison, et attentif, avant qu'il fût le maître,
de rendre à l'âge, au mérite, à la naissance, au rang,
la distinction propre à chacune de ces choses, et de
la marquer en toutes occasions. Ses desseins allon-
geraient trop ces Mémoires. Les expliquer seroit un
ouvrage à part, mais un ouvrage à faire mourir de
regrets. Sans entrer dans mille détails sur le com-
ment, sur les personnes, je ne puis toutefois m'en
refuser ici quelque chose en gros. L'anéantissement
de la noblesse lui étoit odieux, et son égalité entre
elle insupportable. Cette dernière nouveauté qui ne
cédoit qu'aux dignités, et qui confondoit le noble
avec le gentilhomme, et ceux-ci avec les seigneurs,
lui paroissoit de la dernière injustice, et ce défaut
LA COUR DE LOUIS XIV 235
de gradation une cause prochaine [de ruine] et
destructive d'un royaume tout militaire[ïl se sou-
venoit qu'il n'avoit dû son salut dans ses plus grands
périls sous Philippe de Valois, sous Charles V, sous
Charles VII, sous Louis XII, sous François Ier, sous
ses petit-fils, sous Henri IV, qu'à cette noblesse, qui
se connoissoit et se tenoit dans les bornes de ses
différences réciproques, qui avoit la volonté et le
moyen de marcher au secours de l'État, par bandes
et par provinces, sans embarras et sans confusion,
parce qu'aucun n'étoit sorti de son état, et ne
faisoit difficulté d'obéir à plus grand que soi. Il
voyoit au contraire ce secours éteint par les con-
traires ; pas un qui n'en soit venu à prétendre
l'égalité à tout autre, par conséquent plus rien
d'organisé, plus de commandement et plus d'obéis-
sance. /
Quant aux moyens, il étoit touché, jusqu'au plus
profond du cœur, de la ruine de la noblesse, des voies
prises et toujours continuées pour l'y réduire et l'y
tenir, de l'abâtardissement que la misère et le
mélange du sang par les continuelles mésalliances
nécessaires pour avoir du pain, avoient établi dans
les courages et pour valeur, et pour vertu, et pour
sentiments. Il étoit indigné de voir cette noblesse
françoise si célèbre, si illustre, devenue un peuple
presque de la même sorte que le peuple même, et
seulement distinguée de lui en ce que le peuple a la
liberté de tout travail, de tout négoce, des armes
même, au lieu que la noblesse est devenue un autre
peuple qui n'a d'autre choix qu'une mortelle et
ruineuse oisiveté, qui par son inutilité à tout la rend
à charge et méprisée, ou d'aller à la guerre se faire
tuer, à travers les insultes des commis des secrétaires
d'État, et des secrétaires des intendants, sans que
les plus grands de toute cette noblesse par leur
236 SAINT-SIMON :
naissance, et par les dignités qui, sans les sortir de
son ordre, les met au-dessus d'elle, puissent éviter
ce même sort d'inutilité, ni les dégoûts des maîtres
de la plume lorsqu'ils servent dans les armées. Sur-
tout il ne pou voit se contenir contre l'injure faite
aux armes, par lesquelles cette monarchie s'est fon-
dée et maintenue, qu'un officier vétéran, souvent
couvert de blessures, même lieutenant général des
armées, retiré chez soi avec estime, réputation, pen-
sion même, y soit réellement mis à la taille avec
tous les autres paysans de sa paroisse, s'il n'est pas
noble, par eux et comme eux, et comme je l'ai vu
arriver à d'anciens capitaines chevaliers de Saint-
Louis et à pension, sans remède pour les en exempter,
tandis que les exemptions sont sans nombre pour les
plus vils emplois de la petite robe et de la finance,
même après les avoir vendus, et quelquefois héré-
ditaires.
Ce prince ne pouvoit s'accoutumer qu'on ne pût
parvenir à gouverner l'État en tout ou en partie,
si on n'avoit été maître des requêtes, et que ce fût
entre les mains de la jeunesse de cette magistrature
que toutes les provinces fussent remises pour les
gouverner en tout genre, et seuls, chacun la sienne
à sa pleine et entière discrétion, avec un pouvoir
infiniment plus grand, et une autorité plus libre et
plus entière, sans nulle comparaison, que les gouver-
neurs de ces provinces en avoient jamais eue, qu'on
avoit pourtant voulu si bien abattre qu'il ne leur
en étoit resté que le nom et les appointements uniques,
et il ne trouvoit pas moins scandaleux que le com-
mandement de quelques provinces fût joint et quel-
quefois attaché à la place du chef du parlement de
la même province, en absence du gouverneur et du
lieutenant général en titre, laquelle étoit nécessaire-
ment continuelle, avec le même pouvoir sur les
LA COUR DE LOUIS XIV 237
troupes qu'eux. Je ne répéterai point ce qu'il pen-
soit sur le pouvoir et sur l'élévation des secrétaires
d'État, des autres ministres, et la forme de leur
gouvernement. On l'a vu il n'y a pas longtemps,
comme sur le dixième on a vu ce qu'il pensoit et
sentoit sur la finance et les financiers. Le nombre
immense de gens employés à lever et à percevoir
les impositions ordinaires et extraordinaires, et la
manière de les lever ; la multitude énorme d'offices
et d'officiers de justice de toute espèce ; celle des
procès, des chicanes, des frais; l'iniquité de la
prolongation des affaires, les ruines et les cruautés
qui s'y commettent étoient des objets d'une im-
patience qui lui inspiroit presque celle d'être en
pouvoir d'y remédier.
La comparaison qu'il faisoit des pays d'états
avec les autres lui avoit donné la pensée de partager
le royaume en parties, autant qu'il se pourroit,
égales pour la richesse, de faire administrer cha-
cune par ses états, de les simplifier tous extrêmement
pour en bannir la cohue et le désordre, et d'un ex-
trait aussi fort simplifié de tous ces états des pro-
vinces en former quelquefois des états généraux du
royaume. Je n'ose achever un grand. mot, un mot
d'un prince pénétré : « qu'un roi est fait pour les
sujets, et non les sujets pour lui, » comme il ne se
contraignoit pas de le dire en public, et jusque dans
le salon de Marly, un mot enfin de père de la patrie,
mais un mot qui hors de son règne, que Dieu n'a
pas permis, seroit le plus affreux blasphème. Pour
en revenir aux états généraux, ce n'étoit pas qu'il
leur crût aucune sorte de pouvoir. Il étoit.trop in-
struit pour ignorer que ce corps, tout auguste que
sa représentation le rende, n'est qu'un corps de
plaignants, de remontrants, et quand il plaît au
roi de le lui permettre, un corps de proposants.
238 SAINT-SIMON :
Mais ce prince, qui se seroit plu dans le sein de sa
nation rassemblée, croyoit trouver des avantages
infinis d'y être informé des maux et des remèdes
par des députés qui connoîtroient les premiers par
expérience, et de consulter les derniers avec ceux
sur qui ils dévoient porter. Mais dans ces états il
n'en vouloit connoître que trois, et laissoit ferme-
ment dans le troisième celui qui si nouvellement a
paru vouloir s'en tirer.
A l'égard des rangs, des dignités et des charges,
on a vu que les rangs étrangers, ou prétendus tels,
n'étoient pas dans son goût et dans ses maximes,
et ce qui en étoit pour la règle des rangs. Il n'étoit
pas plus favorable aux dignités étrangères. Son des-
sein aussi n'étoit pas de multiplier les premières di-
gnités du royaume. Il vouloit néanmoins favoriser la
première noblesse par des distinctions. Il sentoit com-
bien elles étoient impossibles et irritantes par nais-
sance entre les vrais seigneurs, et il étoit choqué qu'il
n'y eût ni distinctions ni récompense à leur donner,
que les premières et le comble de toutes. Il pensoit
donc, à l'exemple, mais non sur le modèle de l'An-
gleterre, à des dignités moindres en tout que celles
de ducs : les unes héréditaires et de divers degrés,
avec leurs rangs et leurs distinctions propres ; les
autres à vie sur le modèle, en leur manière, des
ducs non vérifiés ou à brevet. Le militaire en auroit
eu aussi, dans le même dessein et par la même
raison, au-dessous des maréchaux de France. L'ordre
de Saint-Louis auroit été beaucoup moins commun,
et celui de Saint-Michel tiré de la boue où on l'a jeté,
et remis en honneur pour rendre plus réservé celui
de l'ordre du Saint-Esprit. Pour les charges, il ne
comprenoit pas comment le roi avoit eu pour ses
ministres la complaisance de laisser tomber les pre-
mières après les grandes de sa cour dans l'abjection
LA COUR DE LOUIS XIV 239
où de Tune à l'autre toutes sont tombées. Le Dauphin
auroit pris plaisir d'y être servi et environné par
de véritables seigneurs, et il auroit illustré d'autres
charges moindres, et ajouté quelques-unes de nou-
veau pour des personnes de qualité moins distin-
guées. Ce tout ensemble, qui eût décoré sa cour et
l'État, lui auroit fourni beaucoup plus de récom-
penses. Mais il n'aimoit pas les perpétuelles, que la
même charge, le même gouvernement devînt comme
patrimoine par l'habitude de passer toujours de
père en fils. Son projet de libérer peu à peu toutes
les charges de cour et de guerre, pour en ôter à
toujours la vénalité, n'étoit pas favorable aux bre-
vets de retenue ni aux survivances, qui ne laissoient
rien aux jeunes gens à prétendre ni à désirer. .
Quant à la guerre, il ne pouvoit goûter l'ordre du t
tableau que Louvois a introduit pour son autorité
particulière, pour confondre qualité, mérite et
néant, et pour rendre peuple tout ce qui sert. Ce
prince regardoit cette invention comme la destruc-
tion de l'émulation, par conséquent du désir de
s'appliquer, d'apprendre, et de faire, comme la cause
de ces immenses promotions qui font des officiers
généraux sans nombre, qu'on ne peut pour la plu-
part employer ni récompenser, et parmi lesquels on
en trouve si peu qui aient de la capacité et du talent,
ce qui remonte enfin jusqu'à ceux qu'il faut bien
faire maréchaux de France, et entre ces derniers
jusqu'aux généraux des armées, et dont l'État
éprouve les funestes suites, surtout depuis le com-
mencement de ce siècle, parce que ceux qui ont
précédé cet établissement n'étoient déjà plus ou
hors d'état de servir.
Cette grande et sainte maxime : que les rois sont
faits pour leurs peuples et non les peuples pour les
rois ni aux rois, étoit si avant imprimée en son âme
240 SAINT-SIMON :
qu'elle lui avoit rendu le luxe et la guerre odieuse.
C'est ce qui le faisoit quelquefois expliquer trop
vivement sur la dernière, emporté par une vérité
trop dure pour les oreilles du monde, qui a fait
quelquefois dire sinistrement qu'il n'aimoit pas la
guerre. Sa justice et oit munie de ce bandeau im-
pénétrable qui en fait toute la sûreté. Il se donnoit
la peine d'étudier les affaires qui se présentoient à
juger devant le roi aux conseils de finance et des
dépêches ; et, si elles étoient grandes, il y travail-
loit avec les gens du métier, dont il puisoit des con-
noissances, sans se rendre esclave de leurs opinions.
Il communioit au moins tous les quinze jours avec
un recueillement et un abaissement qui frappoit,
toujours en collier de l'ordre et en rabat et man-
teau court. Il voyoit son confesseur jésuite une ou
deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps,
ce qu'il abrégea beaucoup dans la suite, quoiqu'il
approchât plus souvent de la communion.
Sa conversation et oit aimable, tant qu'il pouvoit
solide, et par goût ; toujours mesurée à ceux avec
qui il parloit. Il se délassoit volontiers à la prome-
nade : c'étoit là où ses [qualités] paroissoient le plus.
'S'il s'y trou voit quelqu'un avec qui il pût parler de
sciences, c'étoit son plaisir, mais plaisir modeste, et
seulement pour s'amuser et s'instruire en dissertant
quelque peu, et en écoutant davantage. Mais ce
qu'il y cherchoit le plus c'étoit l'utile, des gens à faire
parler sur la guerre et les places, sur la marine et le
commerce, sur les pays et les cours étrangères, quel-
quefois sur des faits particuliers mais publics, et
sur des points d'histoire ou des guerres passées depuis
longtemps. Ces promenades, qui l'instruisoient beau-
coup, lui concilioient les esprits, les cœurs, l'admira-
tion, les plus grandes espérances. Il avoit mis à la
place des spectacles, qu'il s'étoit retranchés depuis
LA COUR DE LOUIS XIV 241
fort longtemps, un petit jeu où les plus médiocres
bourses pou voient atteindre, pour pouvoir varier et
partager l'honneur de jouer avec lui, et se rendre
cependant visible à tout le monde. Il fut toujours
sensible au plaisir de la table et de la chasse. Il se
laissoit aller à la dernière avec moins de scrupule,
mais il craignoit son foible pour l'autre, et il y étoit
d'excellente compagnie quand il s'y laissoit aller.
Il connoissoit le roi parfaitement, il le respectoit,
et sur la fin il l'aimoit en fils, et lui faisoit une cour
attentive de sujet, mais qui sentoit quel il étoit.
Il cultivoit Mme de Maintenon avec les égards que
leur situation demandoit. Tant que Monseigneur
vécut, il lui rendoit tout ce qu'il devoit avec soin.
On y sentoit la contrainte, encore plus avec Mlle
Choin, et le malaise avec tout cet intérieur de Meu-
don. On en a tant expliqué les causes qu'on n'y
reviendra pas ici. Le prince admiroit, autant pour
le moins que tout le monde, que Monseigneur, qui,
tout matériel qu'il étoit, avoit beaucoup de gloire,
n'avoit jamais pu s'accoutumer à Mme de Mainte-
non, ne la voyoit que par bienséance, et le moins
encore qu'il pouvoit, et toutefois avoit aussi en
Mlle Choin sa Maintenon autant que le roi avoit
la sienne, et ne lui asservissoit pas moins ses en-
fants que le roi les siens à Mme de Maintenon. Il
aimoit les princes ses frères avec tendresse, et son
épouse avec la plus grande passion. La douleur de
sa perte pénétra ses plus intimes moelles. La piété
y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacri-
fice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette ter-
rible affliction rien de bas, rien de petit, rien d'in-
décent. On voyoit un homme hors de soi, qui s'ex-
torquoit une surface unie, et qui y succomboit.
Les jours en furent tôt abrégés. Il fut le même dans
sa maladie. Il ne crut point en relever, il en rai-
242 SAINT-SIMON :
sonnoit avec ses médecins ; dans cette opinion, il
ne cacha pas sur quoi elle étoit fondée ; on l'a dit
il n'y a pas longtemps, et tout ce qu'il sentit depuis
le premier jour jusqu'au dernier l'y confirma de plus
en plus. Quelle épouvantable conviction de la fin
de son épouse et de la sienne ! mais, grand Dieu !
quel spectacle vous donnâtes en lui, et que n'est-
il permis encore d'en révéler des parties également
secrètes, et si sublimes qu'il n'y a que vous qui les
puissiez donner et en connoître tout le prix ! quelle
imitation de Jésus-Christ sur la croix ! on ne dit
pas seulement à l'égard de la mort et des souffrances,
elle s'éleva bien au-dessus. Quelles tendres, mais
tranquilles vues ! quel surcroît de détachement !
quels vifs élans d'actions de grâces d'être préservé
du sceptre et du compte qu'il en faut rendre ! quelle
soumission, et combien parfaite ! quel ardent amour
de Dieu ! quel perçant regard sur son néant et ses
péchés ! quelle magnifique idée de l'infinie miséri-
corde ! quelle religieuse et humble crainte ! quelle
tempérée confiance ! quelle sage paix ! quelles lec-
tures ! quelles prières continuelles ! quel ardent
désir des derniers sacrements ! quel profond recueil-
lement ! quelle invincible patience ! quelle douceur,
quelle constante bonté pour tout ce qui l'approchoit !
quelle charité pure qui le pressoit d'aller à Dieu !
La France tomba enfin sous ce dernier châtiment ;
Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritoit pas.
La terre n'en étoit pas digne, il étoit mûr déjà pour
la bienheureuse éternité.
LA COUR DE LOUIS XIV 243
XXXII. — APRÈS LA MORT DU DAUPHIN
J'ai omis ce qui se passa au réveil du roi à la
mort de Mgr le Dauphin, parce que ce ne fut que
la répétition parfaite de ce qui s'y passa à la mort
de Mme la Dauphine, qui a été raconté. Le roi em-
brassa tendrement M. le duc de Berry à plusieurs
reprises, lui disant : « Je n'ai donc plus que vous. »
Ce prince étoit fondu en larmes; on ne peut être
plus amèrement ni plus longtemps affligé qu'il le fut.
Mme la duchesse de Berry n'osa s'échapper. Elle tint
assez honnête contenance. Au fond sa joie étoit ex-
trême de se voir elle et son époux les premiers. L'af-
fliction et l'horreur de ces coups redoublés furent
inconcevables en Espagne.
A la mort de la reine, de la Dauphine de Bavière,
de Monsieur, en un mot à toutes ces grandes obsè-
ques, excepté à la mort de Monseigneur, à cause de
la petite vérole qui l'avoit emporté, tous les fils de
France suivis de tous les princes du sang et de tous
les ducs avoient été en cérémonie, tous ensemble,
donner l'eau bénite ; et pareillement ensemble les
filles et petites-filles de France, suivies des princesses
du sang et des duchesses. Les cœurs et les corps
avoient été accompagnés de princes du sang et de
ducs, et pour les princesses de beaucoup de princesses,
de duchesses et de princesses étrangères, et de dames
de qualité en plusieurs carrosses ; et les corps avoient
été gardés longtemps avant d'être portés à Saint-
Denis. En celles-ci, quoique doubles, et par consé-
quent plus nombreuses et plus solennelles, puisqu'on
devoit faire autant pour chaque corps que s'il n'y
en avoit eu qu'un, et que cela doubloit tous les accom-
pagnements, on ne fit qu'une légère image de ce qui
s'étoit toujours pratiqué pour un seul, tant pour la
244 SAINT-SIMON :
durée de la garde avant le transport, que pour l'eau
bénite des deux corps à part, et pour les convois
des deux coeurs ensemble, et après des deux corps
ensemble. Le genre de ces étranges morts en fut
en gros la vraie cause, et la hâte de débarrasser
le roi à Versailles, et qu'il eut lui-même de
n'avoir plus à ouïr parler de choses si doulou-
reuses, et de n'entretenir pas l'excitation des
propos, fit abréger tout et diminuer tout, et pour
les cérémonies et pour le nombre des personnes qui
y dévoient assister. Il n'y parut ni fils de France ni
prince du sang, mais le roi ne laissa pas d'avoir soin,
malgré toute sa douleur et ses poignantes inquié-
tudes, d'y en faire jouer le personnage à ses deux
fils naturels : l'un au convoi des corps, l'autre à
l'eau bénite de la Dauphine, à la suite de Madame
et de M. le duc d'Orléans et de trois princesses du
sang seulement.
C'est la première fois que les hommes et les
femmes aient été ensemble donner l'eau bénite en
cérémonie. M. le duc d'Orléans unique en retourna
donner en cérémonie au Dauphin ; l'autre avoit été
pour la Dauphine seule avant que le corps du
Dauphin fût mis auprès du sien. C'étoit séparé-
ment à M. le duc et à Mme la duchesse de Berry à
conduire les eaux bénites ; ils dévoient être séparé-
ment suivis de Madame et de M. le duc d'Orléans,
de Mme la duchesse d'Orléans, de tout le sang royal,
des ducs et duchesses, et depuis un temps de la
maison de Lorraine. Jusqu'alors cela s'étoit passé
ainsi à la reine, a la Dauphine de Bavière, à Monsieur ;
je ne doute pas aussi à sa première épouse. Il est
vrai qu'à Monsieur, sous prétexte de cette com-
pétence des ducs avec la maison de Lorraine que le
roi aimoit tant, il ne voulut pas qu'aucun d'eux y
allât en cérémonie ; mais leurs femmes y furent avec
LA COUR DE LOUIS XIV 245
les princesses du sang, à la suite de Mme la ducnesse
de Bourgogne, où il se passa ce que j'ai raconté
alors. Le cortège des deux cœurs fut mêlé, et tout aussi
court et singulier : trois princesses du sang pour
l'un, ce devoit être une fille de France avec elles, et
des duchesses avec pour l'autre au lieu d'un fils
de France, de deux princes du sang et de quelques
ducs, M. du Maine unique ; au convoi des corps,
M. le duc d'Orléans seul de tout le sang royal, avec
un mélange de charges pour tout accompagnement
dans le carrosse où il étoit, et deux ducs, dont l'un
encore étoit premier gentilhomme de la chambre
et en avoit servi en ces cérémonies, l'autre pouvoit
être regardé comme menin. Pour la Dauphine,
quatre princesses du sang, sans fille ni petite-fille
de France, et sans duchesses ni Lorraines ni dames
de qualité, et un seul carrosse après le leur, pour les
dames du palais. Rien ne fut jamais si court, ni
si baroque, jusque-là que la maison même de la
Dauphine ni les menins ne donnèrent point d'eau
bénite en cérémonie, c'est-à-dire un premier gentil-
homme de la chambre à la tête des menins, la dame
d'honneur à la tête des dames de Mme la Dauphine,
et le chevalier d'honneur à la tête des officiers pre-
miers et principaux de la maison. A l'égard de
Monseigneur, pour lequel il ne s'observa pas la moin-
dre cérémonie, la petite vérole dont il mourut en
fut la juste raison.
Pour comble de singularité, le roi qui avoit voulu,
à la mort de Monseigneur, que les personnes qui
drapent lorsqu'il drape, drapassent quoiqu'il ne
portât point ce deuil, ne voulut point que personne
drapât pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine,
excepté M. le duc et Mme la duchesse de Berry.
Comme leur maison drapoit à cause d'eux, cela fit
une question sur Mme de Saint-Simon, qui pré-
246 SAINT-SIMON :
tendoit ne point draper, et eux désiroient qu'elle
drapât, et s'appuyoient sur l'exemple des duchesses
de Ventadour et de Brancas, chez Madame. On y
répondoit que celles-là, étant séparées de corps et
de biens d'avec leurs maris, avoient leurs équipages
à elles, au lieu que Mme de Saint-Simon et moi
vivions et avions toujours vécu ensemble, qui est le
cas que les équipages de la femme appartiennent
au mari. Là-dessus, grande négociation. Ils prenoient
cette draperie à l'honneur. M. [le duc] et Mme la
duchesse de Berry nous la demandèrent avec tant
d'instance, par amitié, comme une chose qui les
touchoit sensiblement, qu'il fallut enfin avoir cette
complaisance. Tellement que notre maison fut mi-
partie : tout ce qui étoit à moi ou en commun sans
deuil, et en noir tout ce qui étoit à Mme de Saint-
Simon, ce qui étoit fort ridicule.
M. de Beauvilliers étoit malade dans son lit à
Versailles, et il étoit à sa maison de la ville pour
être plus en repos au bas de la rue de l'Orangerie.
Il seroit difficile de comprendre l'excès de sa douleur,
ni la grandeur de sa piété, de sa résignation, de son
courage. Je n'ai rien vu de si difficile à décrire, de
plus impossible à atteindre, de comparable à ad-
mirer. Le jour de la mort de notre Dauphin, je
ne sortis qu'un instant de chez moi, où je m'étois
barricadé pour joindre le roi à sa promenade dans les
jardins, qui passa l'après-dînée à portée de mon
pavillon. La curiosité y eut part. Le dépit de le voir
presqu'à son ordinaire ne put soutenir cette pro-
menade qu'un instant. On emportoit alors le corps du
Dauphin, j'en aperçus de loin quelque chose. Je me
rejetai chez moi, d'où je ne sortis presque plus du
reste du voyage, que pour aller passer les après-
dînées auprès du duc de Beauvilliers, enfermé chez
lux où il ne laissoit entrer presque personne. J'avoue
LA COUR DE LOUIS XIV 247
que je faisois le détour entre le canal et les jardins de
Versailles, pour arriver à l'hôtel de Beauvilliers par
la porte de l'Orangerie qu'il joignoit, pour me dérober
à la vue de ce qui paroissoit de funèbre, dont aucun
devoir ne me put faire approcher. Je conviens de la
foiblesse. Je n'étois soutenu ni de la piété supérieure
à tout du duc de Beauvilliers, ni d'une semblable
à celle de Mme de Saint-Simon, qui toutefois n'en
souffroient pas moins. La vérité est que j'étois au
désespoir. A qui saura où j'en étois arrivé, cet état
paraîtra moins étrange que d'avoir pu supporter un
malheur si complet. Je l'essuyois précisément au
même âge où étoit mon père quand il perdit Louis
XIII ; au moins en avoit-il grandement joui, et moi,
Gustavi paululum mellis, et ecce morior ! Ce n' étoit
pas tout encore.
Il y avoit dans la cassette du Dauphin des mé-
moires qu'il m'avoit demandés. Je les avois faits en
toute confiance, lui les avoit gardés de même. J'y
étois donc parfaitement reconnoissable. Il y en avoit
même un fort long de ma main, qui seul eût suffi
pour me perdre sans espérance de retour auprès du
roi. On n'imagine point de pareilles catastrophes. Le
roi connoissoit mon écriture ; il ne connoissoit pas
de même ma façon de penser, mais il s'en doutoit
à peu près. J'y avois donné lieu quelquefois, et de
bons amis de cour y avoient suppléé de leur mieux.
Ce péril ne laissoit pas de regarder assez directement
le duc de Beauvilliers, un peu plus au lointain le duc
de Chevreuse. Le roi qui par ces mémoires m'auroit
aussitôt reconnu, y auroit en même temps décou-
vert la plus libre et la plus entière confiance entre
le Dauphin et moi, et sur des chapitres les plus im-
portants, et qui lui auroient été les moins agréables,
et il ne se doutoit seulement pas que j'approchasse
de son petit-fils plus que tous les autres courtisans.
248 SAINT-SIMON :
Il n'eût pas pu croire, intimement lié comme il me
savoit de tout temps avec le duc de Beauvilliers,
que ce commerce intime et si secret d'affaires se fût
établi sans lui entre le Dauphin et moi, et toutefois
il falloit que lui-même portât au roi la cassette de
ce prince, à la mort duquel du Chesne en avoit sur-
le-champ remis la clef au roi. L'angoisse étoit donc
cruelle, et il y avoit tout à parier que j'en serois
perdu et chassé pour tout le règne du roi.
Quel contraste des cieux ouverts que je voyois
sans chimère, et de ces abîmes qui tout à coup s'ou-
vroient sous mes pieds ! Et voilà la cour et le monde !
J'éprouvai alors le néant des plus désirables fortunes
par un sentiment intime qui toutefois marque com-
bien on y tient. La frayeur de l'ouverture de cette
cassette n'eut presque point de prise sur moi. Il
me fallut des réflexions pour y revenir de temps
en temps. Les regrets de ce qui m'échappoit, plus
sans comparaison qu'eux la vue de ce que perdoit
la France, surtout la disparition de cet incomparable
Dauphin, me perçoit le cœur et suspendoit toutes
les facultés de mon âme. Je ne voulus longtemps que
m'enfuir et ne revoir jamais la figure trompeuse de
ce monde. Même après que je me fus résolu à y
demeurer, la situation naturelle où j' et ois avec M.
le duc de Berry et M. le duc d'Orléans, que tant
d'autres des plus grands eussent si chèrement
achetée dans la perspective de l'âge du roi et de
celui du petit Dauphin, m'étoit insipide, je n'oserois
dire pire, par la comparaison de ce qui n' étoit plus ;
et ma douleur si peu capable de consolation et de
raison qu'elle trahit entièrement tout ce que j 'a vois
caché jusque-là avec tant de soin et de politique,
et manifesta malgré moi tout ce que j'avois perdu.
Mme de Saint-Simon, non moins sensible, non moins
touchée, aussi peu capable de le dissimuler, mais
LA COUR DE LOUIS XIV 249
plus sensée, plus forte, et toute à Dieu, recevoit
aussi par plus de liberté d'esprit, par plus de mesure
en attaches, par la plus sage prudence, de plus
fortes impressions de l'inquiétude de ces papiers.
Les ducs et duchesses de Beauvilliers et de Che-
vreuse étoient uniques dans ce secret, et les uniques
aussi avec qui en consulter. M. de Beauvilliers prit
le parti de ne confier la cassette à personne, quoique
le roi en eût la clef, et d'attendre que sa santé lui
permît de la porter lui-même, pour essayer, étant avec
lui, de dérober ces papiers à sa vue parmi tous les
autres de quelque manière que ce fût. Cette mécanique
étoit difficile, car il ne sa voit pas même la position
de ces papiers si dangereux parmi les autres dans la
cassette, et cependant c' étoit la seule ressource. Une
si terrible incertitude dura plus de quinze jours.
Le lundi, dernier février, le roi vit dans son cabinet
sur les cinq heures le duc de Beauvilliers pour la
première fois, qui n'avoit pas [été] en état de s'y
rendre plus tôt. Mon logement étoit assez près du
sien et de plain-pied, donnant au milieu de la ga-
lerie de l'aile neuve, de plain-pied aussi au grand
appartement du roi. Le duc à son retour entra chez
moi, et nous dit, à Mme de Saint-Simon et à moi,
que le roi lui avoit ordonné de lui porter le lende-
main au soir chez Mme de Maintenon la cassette du
Dauphin, et nous répéta que, sans oser ni pouvoir
répondre de rien, il seroit bien attentif à éviter, s'il
étoit possible, que le roi vît ce qui y étoit de moi ;
et nous promit de revenir le lendemain au retour
de chez Mme de Maintenon nous en apprendre des
nouvelles. On peut juger s'il fut attendu, et à portes
bien fermées. Il arriva, et avant de s'asseoir nous
fit signe de n'avoir plus d'inquiétude. Il nous conta
que tout le dessus de la cassette, et assez épaisse-
ment, s'étoit heureusement trouvé rempli d'un fatras
250 SAINT-SIMON
!
de toutes sortes de mémoires et de projets sur les
finances, et de quelques autres d'intérieurs de pro-
vince, qu'il en a voit lu exprès une quantité au roi pour
le lasser, et qu'il y avoit réussi tellement qu'à la fin
le roi s'étoit contenté d'en entendre les titres, et que
fatigué de ne trouver autre chose, s'étoit persuadé
que le fond n'étoit pas plus curieux, avoit dit que ce
n'étoit pas la peine d'en voir davantage, et qu'il
n'a voit qu'à jeter là tous ces papiers dans le feu.
Le duc nous assura qu'il ne se rétoit pas fait dire
deux fois, d'autant qu'il avoit déjà avisé au fond un
petit bout de mon écriture, qu'il avoit promptement
couvert en prenant d'autres papiers pour en lire
les titres au roi, et qu'aussitôt qu'il lui eût lâché
la parole, il rejeta confusément dans la cassette ce
qu'il en avoit tiré de papiers et mis à mesure sur
la table, et avoit été secouer la cassette derrière le
feu entre le roi et Mme de Maintenon, pris bien
garde en la secouant que ce mémoire de ma main
qui étoit grand et épais fût couvert d'autres, et
qu'il avoit eu grand soin d'empêcher avec les pin-
cettes qu'aucun bout ne s'écartât, et de voir tout
bien brûlé avant de quitter la cheminée. Nous nous
embrassâmes dans le soulagement réciproque, qui
fut proportionné pour ce moment au péril que nous
avions couru.
XXXIII. — LE DUC D'ORLÉANS ACCUSÉ
D'EMPOISONNEMENT
Les horreurs qui ne se peuvent plus différer d'être
racontées glacent ma main. Je les supprimerois si
la vérité si entièrement due à ce qu'on écrit, si
d'autres horreurs qui ont augmenté celles des
!
LA COUR DE LOUIS XIV 251
premières s'il est possible, si la publicité qui en a
retenti dans toute l'Europe, si les suites les plus
importantes auxquelles elles ont donné lieu, ne me
forçoient de les exposer ici comme faisant une
partie intégrante et des plus considérables de ce
qui s'est passé sous mes yeux. La maladie de la Dau-
phine, subite, singulière, peu connue aux médecins,
et très-rapide, avoit dans sa courte durée noirci les
imaginations déjà fort ébranlées par l'avis venu à
Boudin si peu auparavant, et confirmé par celui du
roi d'Espagne. La colère du roi du changement de
confesseur, qui se seroit durement fait sentir à la
princesse si elle eût vécu, céda à la douleur de sa
perte, peut-être mieux à celle de tout son amuse-
ment et de tout son plaisir ; et la douleur voulut
être éclaircie de la cause d'un si grand malheur pour
tâcher de se mettre en état d'en éviter d'autres, ou
de rentrer en repos sur l'inquiétude qui le frappoit.
La Faculté reçut donc de sa bouche les ordres les
plus précis là-dessus.
Le rapport de l'ouverture du corps n'eut rien
de consolant : nulle cause naturelle de mort, mais
d'autres vers les parties intérieures de la tête, voisines
de cet endroit fatal où elle avoit tant souffert.
Fagon et Boudin ne doutèrent pas du poison, et le
dirent nettement au roi, en présence de Mme de
Maintenon seule. Boulduc qui m'assura en être con-
vaincu, et le peu des autres à qui le roi voulut
parler et qui avoient assisté à l'ouverture, le con-
firmèrent par leur morne silence. Maréchal fut le
seul qui soutînt qu'il n'y avoit de marques de poi-
son que si équivoques, qu'il avoit ouvert plusieurs
corps où il s'en étoit trouvé de pareilles, et sur la
mort desquels il n'y avoit jamais eu le plus léger
soupçon. Il m'en parla de même, à moi à qui il ne
cachoit rien, mais il ajouta que néanmoins, à ce qu'il
252 SAINT-SIMON :
avoit vu, il ne voudroit pas jurer du oui ou du
non, mais que c'étoit assassiner le roi et le faire
mourir à petit feu que de nourrir en lui une opinion
en soi désolante, et qui pour les suites et pour sa
propre vie ne lui laisseroit plus aucun repos. En
effet, c'est ce qu'opéra ce rapport, et pour assez
longtemps. Le roi outré voulut chercher à savoir
d'où le coup infernal pou voit être parti, sans pouvoir
s'apaiser par tout ce que Maréchal lui put dire, et qui
disputa vivement contre Fagon et Boudin, lesquels
maintinrent aussi vivement leurs avis en ce premier
rapport, et n'en démordirent point dans la suite.
Boudin, outré d'avoir perdu sa charge et une
princesse pleine de bontés pour lui, même de confi-
ance, et ses espérances avec elle, répandit comme
un forcené qu'on ne pouvoit pas douter qu'elle ne
fût empoisonnée. Quelques autres, qui avoient été
à l'ouverture, le dirent à l'oreille à leurs amis; en
moins de vingt-quatre heures la cour et Paris en
furent remplis. L'indignation se joignit à la douleur
de la perte d'une princesse adorée, et à l'une et à
l'autre la frayeur et la curiosité, qui furent incon-
tinent augmentées par la maladie du Dauphin.
L'espèce de la maladie du Dauphin, ce qu'on sut
que lui-même en avoit cru, le soin qu'il eut de iaire
recommander au roi les précautions pour la con-
servation de sa personne, la promptitude et la
manière de sa fin, comblèrent la désolation et les
affres, et redoublèrent les ordres du roi sur l'ouverture
de son corps. Elle fut faite dans l'appartement du
Dauphin à Versailles comme elle a été marquée.
Elle épouvanta. Ses parties nobles se trouvèrent en
bouillie ; son cœur, présenté au duc d'Aumont pour
le tenir et le mettre dans le vase, n'avoit plus de
consistance, sa substance coula jusqu'à terre entre
leurs mains ; le sang dissous, l'odeur intolérable dans
LA COUR DE LOUIS XIV 253
tout ce vaste appartement. Le roi et Mme de Mainte-
non en attendoient le rapport avec impatience. Il
leur fut fait le soir même chez elle sans aucun dé-
guisement.
Fagon, Boudin, quelques autres y déclarèrent le
plus violent effet d'un poison très-subtil et très-
violent, qui, comme un feu très-ardent, avoit con-
sumé tout l'intérieur du corps, à la différence de la
tête qui n'avoit pas été précisément attaquée, et
qui seule l'avoit été d'une manière très-sensible en
la Dauphine. Maréchal, qui avoit fait l'ouverture,
s'opiniâtra contre Fagon et les autres. Il soutint
qu'il n'y avoit aucunes marques précises de poison ;
qu'il avoit vu des corps ouverts à peu près dans le
même état, dont on n'avoit jamais eu de soupçon ;
que le poison qui les avoit emportés, et tué aussi le
Dauphin, étoit un venin naturel de la corruption
de la masse du sang enflammé par une fièvre ardente
qui paroissoit d'autant moins qu'elle étoit plus
interne ; que de là étoit venue la corruption qui
avoit gâté toutes les parties, et qu'il ne falloit point
chercher d'autres causes que celles-là, qui et oient
celles de la fin très-naturelle qu'il avoit vue arriver
à plusieurs personnes, quoique rarement à un degré
semblable, et qui alors n'alloit que du plus au moins.
Fagon répliqua, Boudin aussi, avec aigreur tous
deux. Maréchal s'échauffa à son tour, et maintint
fortement son avis. Il le conclut par dire au roi et à
Mme de Maintenon, devant ces médecins, qu'il ne
disoit que la vérité, comme il l'avoit vue et comme
il la pensoit ; que parler autrement c' étoit vouloir
deviner, et faire en même temps tout ce qu'il falloit
pour faire mener au roi la vie la plus douloureuse,
la plus méfiante et la plus remplie des plus fâcheux
soupçons, les plus noirs et en même temps les plus
inutiles ; et que c' étoit effectivement l'empoisonner.
254 SAINT-SIMON :
Il se prit après à l'exhorter, pour le repos et la pro-
longation de sa vie, à secouer des idées terribles en
elles-mêmes, fausses suivant toute son expérience
et ses connoissances, et qui n'enfanteroient que les
soucis et les soupçons les plus vagues, les plus poi-
gnants, les plus irrémédiables ; et se fâcha fortement
contre ceux qui s'efforçoient de les lui inspirer.
Il me conta ce détail ensuite, et me dit en même
temps que, outre qu'il croyoit que la mort pouvoit
être naturelle, quoique véritablement il en doutât
à tout ce qu'il avoit remarqué d'extraordinaire ;
mais qu'il avoit principalement insisté par la com-
passion de la situation de coeur et d'esprit où l'opinion
de poison alloit jeter le roi, et par l'indignation d'une
cabale qu'il voyoit se former dans l'intérieur, dès
la maladie, et surtout depuis la mort de Mme la
Dauphine, pour en donner le paquet à M. le duc
d'Orléans, et qu'il m'en avertissoit comme son ami
et le sien ; car Maréchal qui étoit effectif, et la
probité, et la vérité, et la vertu même, étoit d'ail-
leurs grossier, et ne sa voit ni la force ni la mesure
des termes, étant d'ailleurs tout à fait respectueux
et parfaitement éloigné de se méconnoître.
Je ne fus pas longtemps, malgré ma clôture, à
apprendre d'ailleurs ce qui commençoit à percer
sur M. le duc d'Orléans. Ce bruit sourd, secret, à
l'oreille, n'en demeura pas longtemps dans ces
termes. La rapidité avec laquelle il remplit la cour,
Paris, les provinces, les recoins les moins fréquentés,
le fond des monastères les plus séparés, les solitudes
les plus inutiles au monde et les plus désertes, enfin
les pays étrangers et tous les peuples de l'Europe,
me retraça celle avec laquelle y furent si subitement
répandus ces noirs attentats de Flandre, contre
l'honneur de celui que le monde entier pleuroit
maintenant. La cabale d'alors, si bien organisée, par
LA COUR DE LOUIS XIV 255
qui tout ce qui lui convenoit se trouvoit répandu
de toutes parts, en un instant, avec un art in-
concevable, cette cabale, dis- je, a voit été frappée
comme on Ta vu, et son détestable héros réduit à
l'aller faire en Espagne. Mais pour frappée, quoique
hors de mesure et d'espérance par tous les change-
ments arrivés, elle n' et oit pas dissipée. M. du Maine
et ceux qui restoient de la cabale et qui continuoient
de figurer comme ils pouvoient à la cour, Vaudemont,
sa nièce d'Espinoy, d'autres restes de Meudon,
vivoient. Ils espéroient contre toute espérance ; ils
se roidissoient contre la fortune si apparemment
contraire. Ils en saisirent ce funeste retour, ils res-
suscitèrent ; et avec Mme de Main tenon à leur tête,
que ne se promirent-ils point, et, en effet, jusqu'où
n'allèrent-ils pas ?
On a vu, je ne dis pas les desseins du Dauphin à
l'égard des bâtards, parce qu'ils étoient secrets,
mais combien lui et son épouse avoient désap-
prouvé leur grandeur, jusque sous les yeux du roi.
Ni l'un ni l'autre ne leur avoient pas paru plus
favorables depuis. Le duc du Maine en espéroit
si peu qu'il ne s'étoit point approché d'eux ; et ni
par soi ni par Mme de Maintenon même, dont sa
grandeur étoit l'ouvrage et qui avoit été le témoin
affligé et embarrassé, au point où on Fa vu, de
leur répugnance, ni par le roi même qui l'avoit si
vivement sentie, et si humblement soufferte pour
l'émousser, il n'avoit osé depuis rien tenter auprès
d'eux. Quoique en médiocre liaison avez son frère,
et sur cela même, mais qui, une fois fait, avoit le
même intérêt que lui de s'assurer de ne pas déchoir,
et qui, bien avec le Dauphin et la Dauphine par le
rapport du monde et des parties, étoit fort à portée
d'eux, rien par là n'avoit été essayé là-dessus. La
duchesse du Maine, plus ardente que lui sur les
256 SAINT-SIMON :
rangs, s'il étoit possible, ne bougeoit de Sceaux à
faire la déesse, et ne daignoit pas approcher de la
cour.
M. du Maine, le plus timide des hommes, quoique
le plus grand ouvrier sous terre, vivoit en des transes
mortelles pour toutes ses grandeurs, et il avoit trop
d'esprit encore pour ne pas trembler aussi pour
ses énormes établissements peu sûrs à lui laisser, si
on venoit à abattre le trône qu'il s' étoit bâti. Cepen-
dant ses enfants croissoient, le roi vieillissoit ; il pâlis-
soit d'effroi de la perspective que l'âge du roi rendoit
peu éloignée, et que les transes mortelles de tout
son être lui rapprochoient encore plus. Il n'avoit
qui que ce fût auprès du Dauphin et de la Dauphine
dont il pût tirer secours dans aucun temps ; il n'y
voyoit aucun remède. Leur mort fut donc pour lui
la plus parfaite délivrance, et dans la même mesure
qu'elle fut pour toute la France le malheur le plus
comblé. Quelle étoile ! mais quel coup de baguette !
quel subit passage des terreurs du sort d'Encelade
à la ferme espérance de celui de Phaéthon et de le
rendre durable ! Il se vivifia donc des larmes univer-
selles, mais en maître dans les arts les plus ténébreux,
je ne dirai pas les plus noirs, parce que nulle notion
ne m'en est revenue, il crut qu'il lui importoit de
fixer les soupçons sur quelqu'un, et c'étoit pour lui
coup double et centuple d'en affubler M. le duc
d'Orléans.
1 La convalescence de la disgrâce de ce prince auprès
du roi encore mal affermie, et la mort des princes du
sang d'âge à représenter et à parler, lui a voient valu
ses immenses et dernières grandeurs. En accablant
ce même prince d'une si affreuse calomnie, et venant
à bout de la persuader au roi et au monde, il comp-
toit bien de le perdre sans retour de la façon la plus
odieuse et la plus ignominieuse ; et, si la même
LA COUR DE LOUIS XIV 257
baguette qui l'avoit si heureusement défait de ce
qu'il redoutoit le plus ne lui rendoit pas le même
service à l'égard de M. le duc de Berry, il avoit lieu
de se natter que ce prince ne résisteroit pas à l'opinion
du roi ni à la publique ; que la douleur de la mort
de son frère lui feroit craindre et haïr celui qu'il
en croiroit le meurtrier; et cet obstacle rangé, les
moyens ne manqueroient pas de circonvenir ce prince
fait, et accessible par tant de côtés, comme il l'étoit.
Réduisant M. le duc d'Orléans dans une situation
aussi cruelle, sur laquelle il se proposoit bien d'entrer
avec Mme sa sœur dans ses malheurs et de lui faire
valoir par elle son assistance, c'étoit un moyen de le
tenir de court et de parvenir au mariage du prince
de Dombes avec une de ses filles, sœur de Mme la
duchesse de Berry, à quoi tous ses manèges avoient
jusqu'alors échoué, quoique appuyés des plus pas-
sionnés désirs de Mme la duchesse d'Orléans ni son
adresse à éluder sans refuser.
Parmi les princes du sang, tous gens d'âge à comp-
ter pour rien, le duc de Chartres, sous l'aile de père
et de mère, étoit d'août 1703 et n'avoit que neuf ans ;
M. le Duc étoit d'août 1692, il avoit vingt ans ; le
comte de Charolois de juin 1700, il n'avoit pas
douze ans ; le comte de Clermont de juin 1709, il
n'avoit que trois ans ; et le prince de Conti de juin
1704, qui n'avoit que huit ans. Il ne pouvoit donc
avoir à compter que M. le Duc, dont à vingt ans le
roi ne faisoit nul compte, et devant qui ce prince
n'eût pas osé souffler, ni Mme la Duchesse non
plus. Mme la Princesse, qui n'eut jamais de sens
ni d'esprit que pour prier Dieu, trembloit devant
sa fille, la duchesse du Maine ; elle avoit même
remercié le roi en forme de ce qu'il avoit fait pour
les enfants de M. du Maine ; et son autre fille, Mme
la princesse de Conti, avoit passé sa vie à Paris
9
258 SAINT-SIMON
dans ses affaires domestiques, qui n'auroit osé
approcher du roi. Mme de Vendôme n'existoit pas,
ni les filles de Mme la Duchesse, par leur âge, à
l'égard du roi. C'étoit donc un champ libre fait
exprès pour M. du Maine. Quel parti n'en sut-il pas
tirer !
Mme de Maintenon n'avoit des yeux que pour lui ;
en lui se réunissoit toute sa tendresse par la perte
de sa chère Dauphine. Sa haine pour M. le duc
d'Orléans étoit toujours la même, on en a vu la
cause et les fruits. Son nourrisson si constamment
aimé n'eut donc pas peine à lui persuader ce qui
flattoit cette haine, ce qui établissoit à soi toutes ses
espérances, ou à se porter à n'en douter pas et à le
faire accroire au roi, si eux-mêmes n'en étoient pas
persuadés, et à en infatuer le monde. On ne put se
méprendre à l'auteur et à la protectrice de ces
horribles bruits ; ni l'un ni l'autre ne s'en cachèrent
dans l'intérieur. Mme de Maintenon se fâcha contre
Maréchal devant le roi. Il lui échappa qu'on savoit
bien d'où venoit le coup, et de nommer M. le duc
d'Orléans. Le roi y applaudit avec horreur, comme
n'en doutant pas, et tous deux ne parurent pas
trouver bon la liberté que prit Maréchal de se récrier
contre cette accusation. M. Fagon, par ses coups de
tête, approuvoit cependant cet énorme allégué ; et
Boudin fut assez forcené pour oser dire qu'il n'y
avoit pas à douter que ce ne fût ce prince, et pour
hocher la tête impudemment à la sortie que Maréchal
eut le courage de lui faire. Telle fut la scène entière
du rapport de l'ouverture du Dauphin. Le duc du
Maine s'en expliqua nombre de fois dans l'intérieur
des cabinets du roi ; et, quoique ce ne fût pas sans
prendre garde aux valets devant qui il parloit, il y
en eut plus d'un, et à plus d'une reprise, qui le dirent,
et par qui d'oreille en oreille cela se répandit. Bloin,
LA COUR DE LOUIS XIV 259
et les autres de l'intérieur qui lui étoient les plus
affîdés, ne craignirent point de répandre une accusa-
tion si atroce, comme une chose dont le roi ni Mme
de Maintenon ne doutoient point, et de laquelle
ils étoient convaincus eux-mêmes, avec Fagon, qui
les autorisa par l'obstination de son silence, et par
des gestes et des airs éloquents lorsqu'on en partait
en sa présence, et de Boudin qui s'en fit le prédi-
cateur également infâme et hardi, et qui tinrent le
reste de la Faculté de si court, qu'aucun n'osa dire
un seul mot au contraire.
Cette même terreur gagna bientôt toute la cour,
dès qu'elle vit tout ce qui approchoit le plus Mme
de Maintenon déclamer avec d'autant plus de force
que c'étoit avec un air d'horreur, de crainte, de
retenue ; et tout ce peu qui tenoit au duc et à la
duchesse du Maine, et tout Sceaux et jusqu'à leurs
valets, en parler non-seulement à bouche ouverte,
mais en criant vengeance contre M. le duc d'Orléans,
et demandant si on ne la feroit point, avec un air
d'indignation et de sécurité la plus effrénée. De
là tout ce qui même [étoit] de plus élevé, et de plus
à portée de vouloir et d'espérer plaire, prit à la
cour la même hardiesse et le même ton ; et ce fut
la même opinion et les mêmes propos à la mode qu'en
autre genre on y avoit vus si répandus et si domi-
nants pendant la campagne de Lille contre le prince
qu'on regrettoit maintenant, et avec ce même succès
d'effroi qui écartoit tous contradicteurs et les
réduisoit au silence. Maréchal qui sagement ne
m'avoit d'abord averti qu'à demi, voyant le com-
mencement de cette tempête, me conta le détail
de ce qui s'étoit passé chez Mme de Maintenon, en
présence du roi, que je viens de rapporter.
M. le duc d'Orléans avoit, à l'égard des deux
pertes qui faisoient couler les larmes publiques,
26o SAINT-SIMON :
l'intérêt le plus directement contradictoire à celui
du duc du Maine ; et, s'il avoit été un monstre vomi
de l'enfer, c'eût été le grand coup pour lui de se
défaire du roi, avec lequel il ne s'étoit jamais bien
remis, et s'étoit même fort gâté depuis le mariage
de Mme la duchesse de Berry, pour faire régner ceux
qu'on regrettoit, et se délivrer de la puissance de
Mme de Maintenon, son implacable ennemie, qui ne
cessoit de lui aliéner le roi, et de lui faire tout le mal
qui lui étoit possible, jusqu'à lui avoir ôté, même
depuis ce mariage, toute considération à la cour.
Nous ne sommes pas encore au temps de faire con-
noître ce prince ; un crayon suffira ici par rapport à
son intérêt et aux horreurs d'une accusation si
terriblement inventée, si cruellement répandue, per-
suadée et soutenue avec tant d'art, et un art si peu
inférieur au crime qui lui fut imputé, et dont M.
du Maine a su tirer tous les avantages qu'il en avoit
attendus jusqu'au delà de ses espérances, et qui
eussent mis la confusion dans l'Etat s'ils eussent
été prodigués à un homme moins failli de cœur et
de courage, et d'un mérite moins universellement
décrié de tous points.
Dans tous les temps le Dauphin avoit goûté M. le
duc d'Orléans. Dès sa jeunesse le duc de Chevreuse
le lui avoit fait valoir, parce que le duc de Montfort,
son fils aîné, étoit intimement avec M. le duc d'Or-
léans, et que M. de Chevreuse lui-même le voyoit
assez souvent, et se plaisoit à s'entretenir avec lui
d'histoire, mais surtout de sciences, souvent de
religion, où il vouloit le ramener. L'archevêque de
Cambrai le voyoit aussi, et se plaisoit fort avec lui ;
et réciproquement M. le duc d'Orléans l'avoit pris
en amitié, et en telle estime qu'il se déclara haute-
ment pour lui lors de sa disgrâce, et qu'il ne varia
jamais depuis là-dessus. Cela lui avoit attaché tout
LA COUR DE LOUIS XIV 261
ce petit troupeau, quoique de mœurs si différentes ;
et on sait ce que ce petit troupeau pouvoit sur
le Dauphin, très-particulièrement l'archevêque de
Cambrai, M. de Chevreuse et le duc de Beauvilliers,
qui n'étant qu'un avec eux ne pouvoit être différent
d'eux sur M. le duc d'Orléans. Indépendamment
de ces appuis, ces deux princes se rencontroient
souvent chez le roi, très-ordinairement les soirs
chez la princesse de Conti, où ils se mett oient en un
coin à parler sciences, et on n'en pouvoit parler
plus nettement, plus intelligiblement ni plus agré-
ablement que faisoit M. le duc d'Orléans. C'étoit
donc une liaison de tous les temps entre eux à être
bien aises de se rencontrer, et à leur aise ensemble,
autant que des personnes de cette élévation et de
vie aussi différente en pouvoient former. Le mariage
du Dauphin et l'union de ce mariage augmenta
encore la liaison.
La Dauphine étoit fort attachée à M. et à Mme de
Savoie. Elle trouva ici Monsieur, père de Mme de
Savoie, et de M. le duc d'Orléans. Elle et Monsieur,
comme on l'a vu, s'aimèrent avec tendresse ; et
cette affection pour mère et pour grand-père retomba
sur l'oncle, en qui même elle se piqua toujours de
s'intéresser, jusque dans les temps où il fut le plus
mal avec le roi et Mme de Maintenon, qui le lui
passoient à cause de l'étroite proximité. A son tour
M. le duc d'Orléans, maltraité de Monseigneur et de
toute cette pernicieuse cabale qui le gouvernoit,
exactement instruit par moi en Espagne, où il étoit,
de tous les attentats de la campagne de Lille, prit
hautement à son retour le parti du prince opprimé,
et ce fut un nouveau lien entre eux, et la Dauphine
en tiers. Peu de temps après, l'affaire d'Espagne
ayant réduit M. le duc d'Orléans aux termes les plus
dangereux dont Monseigneur se rendit le plus ardent
262 SAINT-SIMON :
promoteur, il trouva dans son fils une ferme résis-
tance jusque dans le conseil, et dans sa belle-fille la
plus vive protectrice de son oncle, quoiqu'elle ne pût
ignorer combien elle alloit directement en cela contre
ce que vouloit et faisoit Mme de Maintenon. Dans les
suites cette princesse le gagna pour le mariage de Mme
la duchesse de Berry, et le roi par elle. Sa liaison
personnelle avec Mme la duchesse d'Orléans, déjà
formée, en devint intime, et ne cessa plus, et se
resserra de plus en plus avec M. le duc d'Orléans, et
entre son époux et le même prince.
M. de Beauvilliers, si retenu à le voir, ne rétoit pas
à entretenir une amitié qu'il croyoit si utile dans la
maison royale, jusque-là que, sur les fins, il m'avertit
que les propos licencieux auxquels M. le duc d'Or-
léans s'abandonnoit quelquefois en présence du
Dauphin ne pou voient que lui nuire et l'éloigner de
lui, et de lui dire franchement d'y prendre garde
comme un avis de sa part, à qui le Dauphin s'en étoit
ouvert. Je le fis, il s'en corrigea, et si bien qu'il me
revint par la même voie que cette retenue réussissoit
fort bien, que le Dauphin en avoit parlé avec satis-
faction au duc de Beauvilliers, qui me chargea de
le dire à M. le duc d'Orléans pour le soutenir et
l'encourager dans cette attention. Il tenoit donc
immédiatement au Dauphin par un goût de tous les
temps, par l'amusement de la conversation savante,
par ce qui tenoit le plus intimement au Dauphin,
par une conduite sur M. de Cambrai écrite dans leur
cœur à tous, par la proximité et la profession pu-
blique d'intérêt en lui et d'amitié de la Dauphine dans
les temps les plus orageux, et réciproquement par son
attachement public pour eux lors des attentats de
Flandre. Il y tenoit par l'intimité de leurs épouses,
par les mêmes iimis et les mêmes ennemis, par le
mariage de Mme la duchesse de Berry qui fut l'ou-
LA COUR DE LOUIS XIV 263
vrage de la Dauphine, par la haine commune de Mme
la Duchesse et de la cabale de Meudon, qui les vouloit
tous deux anéantir, en un mot par tous les liens les
plus forts et les plus de toutes les sortes qui peuvent
former et serrer les unions les plus étroites et les
plus intimes ; sans jamais de contre-temps, sans
aucune lacune, et sans rien même qui pût y apporter
du changement, puisque la conduite de Mme la
duchesse de Berry et celle de M. le duc d'Orléans à
cet égard n'y avoit pas produit le plus léger re-
froidissement.
Je ne fais que montrer et parcourir toutes ces
choses et ces faits pour les présenter à la fois sous les
yeux, parce qu'ils se trouvent tous racontés épars,
en leur temps, en ces Mémoires. Rassemblés ici, on
voit que M. le duc d'Orléans avoit pour le moins
autant et aussi certainement tout à gagner à la vie
et au règne du Dauphin et de la Dauphine, que le
duc du Maine avoit tout à en craindre et à y perdre,
et ce contraste est d'une évidence à sauter aux
yeux. Il avoit de plus les jésuites qui faisoient tous
une profession ouverte d'attachement pour lui, quï^
la lui avoient solidement marquée par les services
hardis que le P. Tellier lui avoit rendus sur le mariage
de Mme la duchesse de Berry, et qui étoient payés
pour cela par la protection qu'il leur donnoit, et
par la feuille des nombreux bénéfices de son apanage,
qui tous, à l'exception des évêchés, étoient à sa nomi-
nation.
Que l'on compare maintenant ensemble l'intérêt
de M. le duc d'Orléans, dont le rang et l'état, au
moins de lui et des siens ne pouvoit être susceptible
de péricliter en aucun cas possible, et sans charge
ni gouvernement à lui ni à son fils ; qu'on le compare
à l'intérêt du duc du Maine, et que l'on cherche après
l'empoisonneur. Mais ce n'est pas tout. Qu'on se
264 SAINT-SIMON
souvienne qu'il n'avoit pas tenu à Monseigneur de
faire couper la tête à M. le duc d'Orléans, et combien
il en a voit été proche; qu'on se souvienne comment
Monseigneur ne cessa depuis de le traiter ; et qu'en
même temps on se souvienne des larmes et des san-
glots cachés dans le recoin de cet arrière-cabinet où
je surpris M. le duc d'Orléans la nuit de la mort de
Monseigneur, de mon étonnement extrême, de la
honte que j 'essayai de lui en faire, et de ce qu'il m'y
répondit. Quel contraste, grand Dieu ! de cette dou-
leur de la mort d'un ennemi près de devenir son
maître, avec la farce que M. du Maine donna à ses
intimes au fond de son cabinet, sortant de chez le
roi qu'il venoit de laisser presque à l'agonie, livré
aux remèdes d'un paysan grossier, que M. du Maine
contrefit et la honte de Fagon, avec tant de naturel
et si plaisant que les éclats de rire s'en entendirent
jusque dans la galerie, et y scandalisèrent les passants.
C'est un fait célèbre et bien caractérisant qui trouvera
son détail en son lieu, si j'ai assez de vie pour pousser
ces Mémoires jusqu'à la mort du roi.
Mais une écorce funeste servit bien le duc du
Maine, qu'il sut puissamment manier, et avec un art
qui lui étoit singulièrement propre. M. le duc
d'Orléans, marié par force, instruit de l'indignité de
l'alliance par les fureurs de Madame, par le cri
public, jusque par la foiblesse de Monsieur, fit en
même temps ce qu'on appelle son entrée dans
le monde. Plus son éducation avoit été jusqu'alors
resserrée, plus il chercha à s'en dédommager. Il
tomba dans la débauche, il préféra les plus débordés
pour ses parties ; sa grandeur et sa jeunesse lui
rirent voir tout permis ; et il se figura de réparer aux
yeux du monde ce qu'il crut y avoir perdu par son
mariage, en méprisant son épouse, et en se piquant
de vivre avec et comme les plus effrénés. De là le
LA COUR DE LOUIS XIV 265
désir de l'irréligion et» l'extravagante vanité d'en
faire une profession ouverte ; de là un ennui extrême
de toute autre chose que débauche éclatante ; les
plaisirs, ordinaires et raisonnables, insipides ; l'oisi-
veté profonde à la cour, où il ne pouvoit traîner sa
funeste compagnie, et où pourtant il falloit bien
qu'il demeurât souvent ; nul entregent pour s'en
attirer d'autre, et dans une réciproque contrainte
avec son épouse et avec tout ce qui l'approchoit,
qui lui faisoit préférer la solitude ; et cette solitude,
il et oit trop accoutumé au bruit pour la pouvoir
supporter.
Jeté par là dans la recherche des arts, il se mit à
souffler, non pour chercher à faire de l'or, dont il se
moqua toujours, mais pour s'amuser des curieuses
opérations de la chimie. Il se fit un laboratoire le
mieux fourni, il prit un artiste de grande réputation,
qui s'appeloit Humbert, et qui n'en avoit pas moins
en probité et en vertu qu'en capacité pour son mé-
tier. Il lui vit suivre et faire plusieurs opérations,
il y travailla avec lui ; mais tout cela très-publique-
ment, et il en raisonnoit avec tous ceux de la pro-
fession de la cour et de la ville, et en menoit quel-
quefois voir travailler Humbert et lui-même. Il s'é-
toit piqué autrefois d'avoir cherché à voir le diable,
quoiqu'il avouât qu'il n'y avoit pu réussir ; mais
épris de Mme d'Argenton, et vivant avec elle, il y
trouva d'autres curiosités trop approchantes et su-
jettes à être plus sinistrement interprétées. On
consulta des verres d'eau devant lui sur le présent
et sur l'avenir. J'en ai rapporté des choses assez
singulières, qu'il me raconta avant d'aller en Italie,
pour me contenter ici de rappeler seulement ces
malencontreux passe-temps, tout éloignés qu'ils fus-
sent de la plus légère idée même de crime. L'affaire
d'Espagne dont il n'étoit jamais bien revenu ; les
266 SAINT-SIMON :
bruits affreux de lui et de sa fille par lesquels on
essaya de rompre le mariage de cette princesse avec
M. le duc de Berry près d'être déclaré ; la publicité
que la rage de cette grande affaire leur donna en-
suite, le trop peu de cas que l'un et l'autre en firent,
et le trop peu de ménagement là-dessus ; enfin jusqu'à
l'horrible opinion prise sur Monsieur de la mort
de sa première épouse, et que M. le duc d'Orléans
étoit le fils de Monsieur ; tout cela forma ce groupe
épouvantable dont ils surent fasciner le roi et
aveugler le public.
Il en fut, comme je l'ai remarqué, si rapidement
abreuvé que, dès le 17 février, que M. le duc d'Orléans
fut avec Madame donner l'eau bénite à la Dauphine,
la foule du peuple dit tout haut toutes sortes de
sottises contre lui tout le long de leur passage, que
lui et Madame entendirent très-distinctement, sans
oser le montrer, mais dans la peine, l'embarras et
l'indignation qui se peut imaginer. Il y eut même
lieu de craindre pis d'une populace excitée et cré-
dule, lorsque, le 21 février, il alla seul donner l'eau
bénite au Dauphin. Aussi essuya-t-il sur son passage
les insultes les plus atroces d'un peuple qui ne se
contenoit pas, qui lançoit tout haut les discours
les plus énormes, qui le montroit au doigt avec les
épithètes les plus grossières, que personne n'arrê-
toit, et qui croyoit lui faire grâce de ne se pas jeter
sur lui et le mettre en pièces. Ce fut la même chose
au convoi. Les chemins retentissoient de cris plus
d'indignation et d'injures que de douleur. On ne
laissa pas de prendre sans bruit quelques précautions
dans Paris pour empêcher la fureur publique dont
les bouillons se firent craindre en divers moments.
Elle s'en dédommagea par les gestes, les cris, et par
tout ce qui se peut d'atroce, vomi contre M. le duc
d'Orléans. Vers le Palais-Royal, devant lequel le
LA COUR DE LOUIS XIV 267
convoi passa, le redoublement de huées, de cris,
d'injures, fut si violent, qu'il y eut lieu de tout
craindre pendant quelques minutes.
XXXIV — JOURNAL DE LA MALADIE
DU ROI
Le vendredi 9 août, le P. Tellier répéta le roi
longtemps le matin sur l'enregistrement pur et simple
de la constitution, et vit là-dessus le premier prési-
dent et le procureur général qu'il avoit mandés la
veille. Le roi courut le cerf après dîner dans sa
calèche qu'il mena lui-même à l'ordinaire pour la
dernière fois de sa vie, et parut très-abattu au re-
tour. Il eut le soir grande musique chez Mme de
Maintenon. Le samedi 10 août, il se promena, avant
dîner, dans ses jardins à Marly ; il en revint à Ver-
sailles sur les six heures du soir pour la dernière
fois de sa vie, et ne revoir jamais cet étrange ouvrage
de ses mains. Il travailla le soir chez Mme de Main-
tenon avec le chancelier, et parut fort mal à tout
le monde. Le dimanche n août, il tint le conseil
d'État, s'alla promener l'après-dînée à Trianon pour
ne plus sortir de sa vie. Il avoit mandé le procureur
général avec lequel il eut une forte prise. Il en avoit
déjà eu une avec lui en présence du premier prési-
dent et du chancelier, le jeudi précédent à Marly,
sur l'enregistrement pur et simple de la constitution.
Il trouva le procureur général, seul, armé des mêmes
raisons et de la même fermeté. Il ne se sentoit pas en
état d'aller lui-même au parlement comme il V avoit
annoncé. Quoiqu'il n'en eût pas perdu l'espérance,
il n'en fut que plus outré contre le procureur gêné-
268 SAINT-SIMON :
rai, jusqu'à sortir de son naturel, et en venir aux
menaces de lui ôter sa charge en lui tournant le
dos. Ce fut ainsi que finit cette audience dont ce
magistrat ne fut pas plus ébranlé.
Le lendemain 12 août, il prit médecine à son
ordinaire et vécut à son ordinaire aussi de ces
jours-là. On sut qu'il se plaignoit d'une sciatique
à la jambe et à la cuisse. Il n'avoit jamais eu de
sciatique ni de rhumatisme ; jamais enrhumé, et il
y avoit longtemps qu'il n'avoit eu de ressentiment
de goutte. Il y eut le soir petite musique chez Mme
de Maintenon, et ce fut la dernière fois de sa vie
qu'il marcha.
Le mardi 13 août, il fit son dernier effort pour
donner, en revenant de la messe, où il [se] fit por-
ter, l'audience de congé, debout et sans appui, à ce
prétendu ambassadeur de Perse. Sa santé ne lui
permit pas les magnificences qu'il s'étoit proposées
comme à sa première audience ; il se contenta de
le recevoir dans la pièce du trône, et il n'y eut rien
de remarquable. Ce fut la dernière action publique
du roi, où Pontchartrain trompoit si grossièrement
sa vanité pour lui faire sa cour. Il n'eut pas honte
de terminer cette comédie par la signature d'un
traité dont les suites montrèrent le faux de cette
ambassade. Cette audience, qui fut assez longue,
fatigua fort le roi. Il résista en rentrant chez lui à
l'envie de se coucher ; il tint le conseil de finance,
dîna à son petit couvert ordinaire, se fit porter chez
Mme de Maintenon, où il y eut petite musique, et,
en sortant de son cabinet, s'arrêta pour la duchesse
de La Rochefoucauld qui lui présenta la duchesse
de La Rocheguyon sa belle-fille, qui fut la dernière
dame qui lui ait été présentée. Elle prit le soir son
tabouret au souper du roi qui fut le dernier de sa
vie au grand couvert. Il avoit travaillé seul chez lui
LA COUR DE LOUIS XIV 269
après son dîner avec le chancelier. Il envoya le lende-
main force présents et quelques pierreries à ce bel
ambassadeur qu'on mena deux jours après chez
un bourgeois à Chaillot, et à peu de distance, au
Havre-de-Grâce, où il s'embarqua. Ce fut ce même
jour que la princesse des Ursins, effrayée, comme
on l'a dit, de l'état du roi, partit de Paris pour gagner
Lyon en diligence, le lendemain mercredi, veille de
l'Assomption.
Il y avoit plus d'un an que la santé du roi tom-
boit. Ses valets intérieurs s'en aperçurent d'abord,
et en remarquèrent tous les progrès, sans que pas
un osât en ouvrir la bouche. Les bâtards, ou, pour
mieux dire, M. du Maine le voyoit bien aussi, qui,
aidé de Mme de Maintenon et de leur chancelier-
secrétaire d'État, hâta tout ce qui le regardoit.
Fagon, premier médecin, fort tombé de corps et
d'esprit, fut de tout cet intérieur le seul qui ne
s'aperçut de rien. Maréchal, premier chirurgien, lui
en parla plusieurs fois, et fut toujours durement re-
poussé. Pressé enfin par son devoir et par son at-
tachement, il se hasarda un matin vers la Pente-
côte d'aller trouver Mme de Maintenon. Il lui dit
ce qu'il voyoit, et combien grossièrement Fagon se
trompoit. Il l'assura que le roi, à qui il avoit tâté
le pouls souvent, avoit depuis longtemps une petite
fièvre lente, interne ; que son tempérament étoit
si bon, qu'avec des remèdes et de l'attention, tout
étoit encore plein de ressources, mais que, si on lais-
soit gagner le mal, il n'y en auroit plus. Mme de
Maintenon se fâcha, et tout ce qu'il remporta de
son zèle fut de la colère. Elle lui dit qu'il n'y avoit
que les ennemis personnels de Fagon qui trouvas-
sent ce qu'il lui disoit là de la santé du roi, sur
laquelle la capacité, l'application, l'expérience du
premier médecin ne se pouvoit tromper. Le rare est
27o SAINT-SIMON :
que Maréchal, qui avoit autrefois taillé Fagon de la
pierre, avoit été mis en place de premier chirurgien
par lui, et qu'ils avoient toujours vécu depuis jus-
qu'alors dans la plus parfaite intelligence. Maréchal
outré, qui me l'a conté, n'eut plus de mesures à pou-
voir prendre, et commença dès lors à déplorer la
mort de son maître. Fagon, en effet, étoit en science
et en expérience le premier médecin de l'Europe,
mais sa santé ne lui permettoit plus depuis long-
temps d'entretenir son expérience, et le haut point
d'autorité où sa capacité et sa faveur l'avoient porté
l'avoit enfin gâté. Il ne vouloit ni raison ni réplique,
et [continuoit de conduire la santé du roi comme il
avoit fait dans un âge moins avancé, et le tua par
cette opiniâtreté.
La goutte dont il avoit eu de longues attaques
avoit engagé Fagon à emmaillotter le roi, pour ainsi
dire, tous les soirs dans un tas d'oreillers de plume
qui le faisoient tellement suer toutes les nuits,
qu'il le falloit frotter et changer tous les matins
avant que le grand chambellan et les premiers
gentilshommes de la chambre entrassent. Il ne
buvoit depuis longues années, au lieu du meilleur vin
de Champagne dont il avoit uniquement usé toute
sa vie, que du vin de Bourgogne avec la moitié
d'eau, si vieux qu'il en étoit usé. Il disoit quelquefois,
en riant, qu'il y avoit souvent des seigneurs étrangers
bien attrapés à vouloir goûter du vin de sa bouche.
Jamais il n'en avoit bu de pur en aucun temps, ni
usé de nulle sorte de liqueur, non pas même de thé,
café, ni chocolat. A son lever seulement, au lieu
d'un peu de pain, de vin et d'eau, il prenoit depuis
fort longtemps deux tasses de sauge et de véro-
nique ; souvent entre ses repas et toujours en se
mettant au lit des verres d'eau avec un peu d'eau
de fleur d'orange qui tenoient chopine, et toujours
LA CQUR DE LOUIS XIV 271
à la glace en tout temps ; même les jours de méde-
cine il y bu voit et toujours aussi à ses repas, entre
lesquels il ne mangea jamais quoi que ce fût, que
quelques pastilles de cannelle qu'il mettoit dans
sa poche à son fruit avec force biscotins pour ses
chiennes couchantes de son cabinet.
Comme il devint la dernière année de sa vie de
plus en plus resserré, Fagon lui faisoit manger à
l'entrée de son repas beaucoup de fruits à la glace,
c'est-à-dire des mûres, des melons et des figues,
et celles-ci pourries à force d'être mûres, et à son
dessert beaucoup d'autres fruits, qu'il finissoit par
une quantité de sucreries qui surprenoit toujours.
Toute l'année il mangeoit à souper une quantité
prodigieuse de salade. Ses potages, dont il mangeoit
soir et matin de plusieurs, et en quantité de cha-
cun sans préjudice du reste, étoient pleins de jus
et d'une extrême force, et tout ce qu'on lui servoit
plein d'épices, au double au moins de ce qu'on y
en met ordinairement, et très-fort d'ailleurs. Cela
et les sucreries n'étoit pas de l'avis de Fagon, qui,
en le voyant manger, faisoit quelquefois des mines
fort plaisantes, sans toutefois oser rien dire, que
par-ci par-là, à Livry et à Benoist, qui lui répon-
doient que c' et oit à eux à faire manger le roi, et
à lui à le purger. Il ne mangeoit d'aucune sorte
de venaison ni d'oiseaux d'eau, mais d'ailleurs de
tout, sans exception, gras et rnaigre, qu'il fit tou-
jours, excepté le carême que quelques jours seule-
ment, depuis une vingtaine d'années. Il redoubla
ce régime de fruits et de boisson cet été.
A la fin, ces fruits pris après son potage lui noyè-
rent l'estomac, en émoussèrent les digestifs, lui
ôtèrent l'appétit, qui ne lui-avoit manqué encore
de sa vie, sans avoir jamais eu ni faim ni besoin de
manger, quelque tard que des hasards l'eussent
272 SAINT-SIMON :
fait dîner quelquefois. Mais aux premières cuillerées
de potage, l'appétit s'ouvroit toujours, à ce que je
lui ai ouï dire plusieurs fois, et il mangeoit si pro-
digieusement et si solidement soir et matin, et si
également encore, qu'on ne s'accoutumoit point à
le voir. Tant d'eau et tant de fruits, sans être cor-
rigés par rien de spiritueux, tournèrent son sang en
gangrène, à force d'en diminuer les esprits, et de
l'appauvrir par ces sueurs forcées des nuits, et
furent cause de sa mort, comme on le reconnut à
l'ouverture de son corps. Les parties s'en trouvè-
rent toutes si belles et si saines qu'il y eut lieu de
juger qu'il auroit passé le siècle de sa vie. Son esto-
mac surtout étonna, et ses boyaux par leur volume
et leur étendue au double de l'ordinaire, d'où lui vint
d'être si grand mangeur et si égal. On ne songea
aux remèdes que quand il n'en fut plus temps,
parce que Fagon ne voulut jamais le croire malade,
et que l'aveuglement de Mme de Maintenon fut
pareil là-dessus, quoiqu'elle eût bien su prendre
toutes les précautions possibles pour Saint-Cyr et
pour M. du Maine. Parmi tout cela, le roi sentit son
état avant eux, et le disoit quelquefois à ses valets
intérieurs. Fagon le rassuroit toujours sans lui rien
faire. Le roi se contentoit de ce qu'il lui disoit sans
en être persuadé, mais son amitié pour lui le re-
tenoit, et Mme de Maintenon encore plus.
Le mercredi, 14 août, il se fit porter à la messe
pour la dernière fois, tint conseil d'État, mangea
gras, et eut grande musique chez Mme de Mainte-
non. Il soupa au petit couvert dans sa chambre,
où la cour le vit comme à son dîner. Il fut peu dans
son cabinet avec sa famille, et se coucha peu après
dix heures. ^-
Le jeudi, fête de l'Assomption, il entendit la
messe dans son lit. La nuit avoit été inquiète et al-
LA COUR DE LOUIS XIV 273
térée. Il dîna devant tout le monde dans son lit, se
leva à cinq heures, et se fit porter chez Mme de
Maintenon, où il eut petite musique. Entre sa messe
et son dîner il avoit parlé séparément au chance-
lier, à Desmarets, à Pontchartrain. Il soupa et se
coucha comme la veille. Ce fut toujours depuis de
même, tant qu'il put se lever.
Le vendredi 16 août, la nuit n'avoit pas été meil-
leure ; beaucoup de soif et de boisson. Il ne fit en-
trer qu'à dix heures. La messe et le dîner dans son
lit comme toujours depuis, donna audience dans
son cabinet à un envoyé de Wolfenbùttel, se fit
porter chez Mme de Maintenon ; il y joua avec les
dames familières, et y eut après grande musique.
Le samedi 17 août, la nuit comme la précédente.
Il tint dans son lit le conseil de finances, vit tout
le monde à son dîner, se leva aussitôt après, donna
audience dans son cabinet au général de l'ordre de
Sainte-Croix de la Bretonnerie, passa chez Mme
de Maintenon, où il travailla avec le chancelier.
Le soir, Fagon coucha pour la première fois dans
sa chambre.
Le dimanche 18 août se passa comme les jours
précédents. Fagon prétendit qu'il n'avoit point eu
de fièvre. Il tint conseil d'État avant et après son
dîner, travailla après sur les fortifications avec Pel-
letier à l'ordinaire, puis passa chez Mme de Main-
tenon, où il y eut musique. Ce même jour le comte
de Ribeira, ambassadeur extraordinaire de Portugal,
dont la mère, qui étoit morte, étoit sœur du prince
et du cardinal de Rohan, fit à Paris son entrée
avec une magnificence extraordinaire, et jeta au
peuple beaucoup de médailles d'argent et quelques-
unes d'or. L'état du roi, qui montroit manifeste-
ment ne pouvoir plus durer que peu de jours, et
dont je sa vois par Maréchal des nouvelles plus
274 SAINT-SIMON :
sûres que celles que Fagon se vouloit persuader à
soi et aux autres, me fit penser à Chamillart, qui
avoit, en sortant de place, une pension du roi de
soixante mille livres. J'en demandai la conservation
et l'assurance à M. le duc d'Orléans, et je l'obtins
aussitôt avec la permission de le lui mander à Paris.
Il y étoit fort touché de la maladie du roi, et fort
peu de toute autre chose. Il ne laissa pas d'être
agréablement surpris de ma lettre, et d'être bien
sensible à un soin de ma part qu'il n'avoit pas eu
pour lui-même. Il m'envoya une lettre de remercî-
ment que je rendis à M. le duc d'Orléans. Je n'ai
rien fait qui m'ait donné plus de plaisir. La chose
demeura secrète jusqu'à la mort du roi ; je ne per-
dis pas de temps à la faire déclarer incontinent
après la régence.
Le lundi 19 août, la nuit fut également agitée,
sans que Fagon voulût trouver que le roi eût de la
fièvre. Il eut envie de lui faire venir des eaux de
Bourbonne. Le roi travailla avec Pontchartrain,
eut petite musique chez Mme de Maintenon, dé-
clara qu'il n'iroit point à Fontainebleau, et dit qu'il
verroit la gendarmerie le mercredi suivant de des-
sus son balcon. Il l'avoit fait venir de ses quartiers
pour en faire la revue : ce ne fut que ce jour-là
qu'il vit qu'il ne le pourrait, et qu'il se borna à
la regarder dans la grande cour de Versailles par
la fenêtre. Le mardi 20 août, la nuit fut comme les
précédentes. Il travailla le matin avec le chancelier ;
il ne voulut voir que peu de gens distingués et les
ministres étrangers à son dîner, qui avoient, et ont
encore, le mardi fixé pour aller à Versailles. Il tint
conseil de finances ensuite,, et travailla après avec
Desmarets seul. Il ne put aller chez Mme de Main-
tenon, qu'il envoya chercher. Mme de Dangeau et
Mme de Caylus y furent admises quelque temps
LA COUR DE LOUIS XIV 275
après pour aider à la conversation. Il soupa en robe
de chambre dans son fauteuil. Il ne sortit plus de son
appartement, et ne s'habilla plus. La soirée courte
comme les précédentes. Fagon enfin lui proposa une
assemblée des principaux médecins de Paris et de
la cour.
Ce même jour, Mme de Saint-Simon, que j'avois
pressée de revenir, arriva des eaux de Forges. Le
roi entrant après souper dans son cabinet l'aper-
çut. Il fit arrêter sa roulette, lui témoigna beaucoup
de bonté sur son voyage et son retour, puis continua
à se faire pousser par Bloin dans l'autre cabinet.
Ce fut la dernière femme de la cour à qui il ait
parlé, parce que je ne compte pas Mmes de Lévi,
Dangeau, Caylus et d'O qui étoient les familières
du jeu et des musiques chez Mme de Maintenon, et
qui vinrent chez lui quand il ne put plus sortir.
Mme de Saint-Simon me dit le soir qu'elle n'auroit
pas reconnu le roi, si elle l'avoit rencontré ailleurs
que chez lui. Elle n'étoit partie de Marly pour Forges
que le 6 juillet
Le mercredi 21 août, quatre médecins virent le
roi, et n'eurent garde de rien dire que les louanges
de Fagon, qui lui fit prendre de la casse. Il remit
au vendredi suivant à voir la gendarmerie de ses
fenêtres, tint le conseil d'État après son dîner, tra-
vailla ensuite avec le chancelier. Mme de Mainte-
non vint après, puis les dames familières, et grande
musique. Il soupa en robe de chambre dans son
fauteuil. Depuis quelques jours on commençoit à
s'apercevoir qu'il avoit peine à manger de la viande,
et même du pain, dont toute sa vie il avoit très-
peu mangé, et depuis très-longtemps rien que la
mie, parce qu'il n' avoit plus de dents. Le potage en
plus grande quantité, les hachis fort clairs, et les
œufs suppléoient,mais il mangeoit fort médiocrement.
276 SAINT-SIMON :
Le jeudi 22 août, le roi fut encore plus mal. Il
vit les quatre autres médecins qui, comme les quatre
premiers, ne firent qu'admirer les savantes con-
noissances et l'admirable conduite de Fagon, qui
lui fit prendre sur le soir du quinquina à l'eau, et
lui destina pour la nuit du lait d'ânesse. Ne comp-
tant plus dès la veille de pouvoir se mettre sur un
balcon pour voir la gendarmerie dans sa cour, il
mit à profit pour le duc du Maine jusqu'à sa der-
nière foiblesse. Il le chargea d'aller faire la revue
de ce corps d'élite en sa place, avec toute son auto-
rité, pour en montrer en lui les prémices aux troupes,
les accoutumer de son vivant à le considérer comme
lui-même, et lui donner envers eux les grâces d'un
compte favorable et flatteur.
Ce même jour, jeudi 22 août, que le duc du Maine
fit au lieu du roi la revue de la gendarmerie, le roi
ordonna à son coucher au duc de La Rochefoucauld
de lui faire voir le lendemain matin des habits
pour choisir celui qui lui conviendroit en quittant
le deuil d'un fils de Mme la duchesse de Lor-
raine, qu'on appeloit le prince François, qui avoit
vingt-six ans et les abbayes de Stavelo et de Mal-
médy. On voit ici combien il y avoit qu'il ne marchoit
plus, qu'il ne s'habilloit plus même les derniers jours
qu'il se fit porter chez Mme de Maintenon, qu'il ne
sortoit de son lit que pour souper en robe de chambre,
que les médecins couchoient dans sa chambre et dans
les pièces voisines, enfin qu'il ne pouvoit plus rien
avaler de solide, et il comptoit encore, comme on le
voit ici, de guérir, puisqu'il comptoit de s'habiller
encore, et qu'il voulut se choisir un habit pour
quand il le pourroit mettre. Aussi voit-on la même
suite de conseils, de travail, d'amusements ; c'est
que les hommes ne veulent point mourir, et se le
dissimulent tant et si loin qu'il leur est possible.
LA COUR DE LOUIS XIV 277
Le vendredi 23 août se passa comme les précé-
dents. Le roi travailla le matin avec le P. Tellier,
puis n'espérant plus pouvoir voir la gendarmerie,
il la renvoya dans ses quartiers. La singularité de
ce jour-là fut que le roi ne dîna pas dans son lit, mais
debout, en robe de chambre. Il s'amusa après avec
Mme de Maintenon, puis avec les dames familières.
Pendant tous ces temps-là il faut se souvenir que
les courtisans un peu distingués entrèrent à ses repas,
ceux qui avoient les grandes ou les premières entrées
à sa messe, et à la fin de son lever, et au commence-
ment de son coucher, M. le duc d'Orléans comme
les autres, et que le reste des journées que les con-
seils ou les ministres laissoient vide, et oit rempli,
comme quand il étoit debout, par ses bâtards, bien
plus M. du Maine que le comte de Toulouse, et sou-
vent M. du Maine y demeuroit avec Mme de Main-
tenon seule, et quelquefois avec les dames familières,
entrant et sortant toujours, comme à son ordinaire,
par le petit degré du derrière des cabinets, en sorte
qu'on ne le voyoit jamais entrer ni sortir, ni le comte
de Toulouse ; Mme de Maintenon et les dames fami-
lières toujours par les antichambres : les valets in-
térieurs étoient, comme à l'ordinaire, avec le roi,
quand il n'y avoit que ses bâtards ou personne,
mais peu lorsque M. du Maine étoit seul avec lui.
Le vendredi 23 août, la nuit fut à l'ordinaire,
et la matinée aussi. [Le roi] travailla avec le P.
Tellier qui fit inutilement des efforts pour faire
nommer aux grands et nombreux bénéfices qui
vaquoient, c'est-à-dire pour en disposer lui-même,
et ne les pas laisser à donner par M. le duc d'Orléans.
Il faut dire tout de suite que plus le roi empira, plus
le P. Tellier le pressa là-dessus, pour ne pas laisser
échapper une si riche proie, ni l'occasion de se munir
de. créatures afndées avec lesquelles ses marchés
278 SAINT-SIMON :
étoient faits, non en argent, mais en cabales. Il n'y
put jamais réussir. Le roi lui déclara qu'il avoit assez
de comptes à rendre à Dieu sans se charger encore
de ceux de cette nomination, si prêt à paroître de-
vant lui, et lui défendit de lui en parler davantage.
Il dîna debout dans sa chambre en robe de chambre,
y vit les courtisans, ainsi qu'à son souper de même,
passa chez lui l'après-dînée avec ses deux bâtards,
M. du Maine surtout, Mme de Maintenon et les dames
familières ; la soirée à l'ordinaire. Ce fut ce même
jour qu'il apprit la mort de Maisons, et qu'il donna
sa charge à son fils, à la prière du duc du Maine.
Il ne faut pas aller plus loin sans expliquer la
mécanique de l'appartement du roi, depuis qu'il ne
sort oit plus. Toute la cour se tenoit tout le jour dans
la galerie. Personne ne s'arrêtoit dans l'antichambre
la plus proche de sa chambre, que les valets fami-
liers, et la pharmacie, qui y faisoient chauffer ce
qui étoit nécessaire ; on y passoit seulement, et vite,
d'une porte à l'autre. Les entrées passoient dans
les cabinets par la porte de glace qui y donnoit de
la galerie qui étoit toujours fermée, et qui ne s'ou-
vroit que lorsqu'on y grattoit, et se refermoit à
l'instant. Les ministres et les secrétaires d'État y
entroient aussi, et tous se tenoient dans le cabinet
qui joignoit la galerie. Les princes du sang, ni les
princesses filles du roi n' entroient pas plus avant,
à moins que le roi ne les demandât, ce qui n'arri-
voit guère. Le maréchal de Villeroy, le chancelier,
les deux bâtards, M. le duc d'Orléans, le P. Tellier,
le curé de la paroisse, quand Maréchal, Fagon et les
premiers valets de chambre n' étoient pas dans la
chambre, se tenoient dans le cabinet du conseil,
qui est entre la chambre du roi et un autre cabinet
où étoient les princes et princesses du sang, les
entrées et les ministres.
LA COUR DE LOUIS XIV 279
Le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la
chambre en année, se tenoit sur la porte, entre les
deux cabinets, qui demeuroit ouverte, et n'entroit
dans la chambre du roi que pour les moments de son
service absolument nécessaire.' Dans tout le jour
personne n'entroit dans la chambre du roi que par le
cabinet du conseil, excepté ces valets intérieurs ou
de la pharmacie qui demeuroient dans la première
antichambre, Mme de Maintenon et les dames fa-
milières, et pour le dîner et le souper, le service et
les courtisans qu'on y laissoit entrer. M. le duc d'Or-
léans se mesuroit fort à n'entrer dans la chambre
qu'une fois ou deux le jour au plus, un instant,
lorsque le duc de Tresmes y entroit, et se présentoit
un autre instant une fois le jour sur la porte du
cabinet du conseil dans la chambre, d'où le roi le
pou voit voir de son lit. Il demandoit quelquefois
le chancelier, le maréchal de Villeroy, le P. Tellier,
rarement quelques ministres, M. du Maine souvent,
peu le comte de Toulouse, point d'autres, ni même
les cardinaux de Rohan et de Bissy, qui étoient
souvent dans le cabinet où se tenoient les entrées.
Quelquefois, lorsqu'il et oit seul avec Mme de Main-
tenon, il faisoit appeler le maréchal de Villeroy, ou
le chancelier, ou tous les deux, et fort souvent le
duc du Maine. Madame ni Mme la duchesse de
Berry n'alloient point dans ces cabinets, et ne
voy oient presque jamais le roi dans cette maladie,
et si elles y alloient, c'étoit par les antichambres,
et ressortoient à l'instant.
Le samedi 24, la nuit ne fut guère plus mauvaise
qu'à l'ordinaire, car elles l'étoient toujours. Mais sa
jambe parut considérablement plus mal, et lui fit
plus de douleur. La messe à l'ordinaire, le dîner dans
son lit, où les principaux courtisans sans entrées le
virent ; conseil de finances ensuite, puis il travailla
28o SAINT-SIMON :
avec le chancelier seul. Succédèrent Mme de Main-
tenon et les dames familières. Il soupa debout en
robe de chambre, en présence des courtisans, pour la
dernière fois. J'y observai qu'il ne put avaler que du
liquide, et qu'il avoit peine à être regardé. Il ne put
achever, et dit aux courtisans qu'il les prioit de pas-
ser, c'est-à-dire de sortir. Il se fit remettre au lit ;
on visita sa jambe, où il parut des marques noires.
Il envoya chercher le P. Tellier, et se confessa. La
confusion se mit parmi la médecine. On avoit tenté
le lait et le quinquina à l'eau ; on les supprima l'un
et l'autre sans savoir que faire. Ils avouèrent qu'ils
lui croy oient une fièvre lente depuis la Pentecôte,
et s'excusoient de ne lui avoir rien fait sur ce qu'il
ne vouloit point de remèdes, et qu'ils ne le croyoient
pas si mal eux-mêmes. Par ce que j'ai rapporté de ce
qui s'étoit passé dès avant ce temps-là entre Maré-
chal et Mme de Maintenon là-dessus, on voit ce qu'on
en doit croire.
Le dimanche 25 août, fête de Saint-Louis, la nuit
fut bien plus mauvaise. On ne fit plus mystère du
danger, et tout de suite grand et imminent. Néan-
moins, il voulut expressément qu'il ne fût rien changé
à l'ordre accoutumé de cette journée, c'est-à-dire
que les tambours et les hautbois, qui s'étoient
rendus sous ses fenêtres, lui donnassent, dès qu'il
fut éveillé, leur musique ordinaire, et que les vingt-
quatre violons jouassent de même dans son anti-
chambre pendant son dîner. II fut ensuite en par-
ticulier avec Mme de Maintenon, le chancelier et un
peu le duc du Maine. Il y avoit eu la veille du papier
et de l'encre pendant son travail tête à tête avec le
chancelier ; il y en eut encore ce jour-ci, Mme de
Maintenon présente, et c'est l'un des^ deux que le
chancelier écrivit sous lui son codicille. Mme de
Maintenon et M. du Maine, qui pensoit sans cesse
LA COUR DE LOUIS XIV 281
à soi, ne trouvèrent pas que le roi eût assez fait pour
lui par son testament ; ils y voulurent remédier par
un codicille, qui montra également l'énorme abus
qu'ils firent de la foiblesse du roi dans cette ex-
trémité, et jusqu'où l'excès de l'ambition peut
porter un homme. Par ce codicille le roi soumettoit
toute la maison civile et militaire du roi au duc du
Maine immédiatement et sans réserve, et sous ses
ordres au maréchal de Villeroy, qui, par cette dis-
position, devenoient les maîtres uniques de la per-
sonne et du lieu de la demeure du roi ; de Paris, par
les deux régiments des gardes et les deux compagnies
des mousquetaires ; de toute la garde intérieure et
extérieure ; de tout le service, chambre, garde-robe,
chapelle, bouche, écuries ; tellement que le régent
n'y avoit plus l'ombre même de la plus légère auto-
rité, et se trouvoit à leur merci, et en état continuel
d'être arrêté, et pris, toutes les fois qu'il auroit plu
au duc du Maine.
Peu après que le chancelier fut sorti de chez le roi,
Mme de Maintenon, qui y étoit restée, y manda les
dames familières, et la musique y arriva à sept
heures du soir. Cependant le roi s' étoit endormi
pendant la conversation des dames. Il se réveilla la
tête embarrassée, ce qui les effraya et leur fit appeler
les médecins. Ils trouvèrent le pouls si mauvais qu'ils
ne balancèrent pas à proposer au roi, qui revenoit
cependant de son absence, de ne pas différer à
recevoir les sacrements. On envoya quérir le P. Tel-
lier, et avertir le cardinal de Rohan, qui étoit chez
lui en compagnie, et qui ne songeoit à rien moins,
et cependant on renvoya la musique qui avoit
déjà préparé ses livres et ses instruments, et les
dames familières sortirent.
Le hasard fit que je passai dans ce moment-là la
galerie et les antichambres pour aller de chez moi,
282 SAINT-SIMON
dans l'aile neuve, dans l'autre aile chez Mme la
duchesse d'Orléans, et chez M. le duc d'Orléans après.
Je vis 'même des restes de musique dont je crus le
gros entré. Comme j'approchois de l'entrée de la salle
des gardes, Pernault, huissier de l'antichambre, vint
à moi qui me demanda si je sa vois ce qui se passoit,
et qui me l'apprit. Je trouvai Mme la duchesse
d'Orléans au lit, d'un reste de migraine, environnée
de dames qui faisoient la conversation, ne pensant
à rien moins. Je m'approchai du lit et dis le fait à
Mme la duchesse d'Orléans qui n'en voulut rien cro*ire,
et qui m'assura qu'il y avoit actuellement musique, et
que le roi et oit bien ; puis, comme je lui a vois parlé
bas, elle demanda tout haut aux dames si elles en
avoient ouï dire quelque chose. Pas une n'en savoit
un mot, et Mme la duchesse d'Orléans demeuroit
rassurée. Je lui dis une seconde fois que j'étois sûr
de la chose, et qu'il me paroissoit qu'elle valoit bien
la peine d'envoyer au moins aux nouvelles, et en
attendant de se lever. Elle me crut, et je passai chez
M. le duc d'Orléans, que j'avertis aussi ; et qui avec
raison jugea à propos de demeurer chez lui, puisqu'il
n'étoit point mandé.
En un quart d'heure, depuis le renvoi de la musique
et des dames, tout fut fait. Le P. Tellier confessa le
roi, tandis que le cardinal de Rohan fut prendre
le saint sacrement à la chapelle, et qu'il envoya
chercher le curé et les saintes huiles. Deux aumôniers
du roi, mandés par le cardinal* accoururent, et
sept ou huit flambeaux portés par des garçons bleus
du château, deux laquais de Fagon, et un de Mme de
Maintenon. Ce très-petit accompagnement monta
chez le roi par le petit escalier de ses cabinets, à
travers desquels le cardinal arriva dans sa chambre.
Le P. Tellier, Mme de Maintenon, et une douzaine
d'entrées, maîtres ou valets, y reçurent ou y suivirent
LA COUR DE LOUIS XIV 283
le saint sacrement. Le cardinal dit deux mots au roi
sur cette grande et dernière action, pendant laquelle
le roi parut très-ferme, mais très-pénétré de ce qu'il
faisoit. Dès qu'il eut reçu Notre-Seigneur et les saintes
huiles, tout ce qui étoit dans la chambre sortit devant
et après le saint sacrement ; il n'y demeura que
Mme de Maintenon et le chancelier. Tout aussitôt,
et cet aussitôt fut un peu étrange, on apporta sur le
lit une espèce de livre ou de petite table ; le chan-
celier lui présenta le codicille, à la fin duquel il
écrivit quatre ou cinq lignes de sa main, et le rendit
après au chancelier.
Le roi demanda à boire, puis appela le maréchal de
Villeroy qui, avec très-peu des plus marqués, étoit
dans la porte de la chambre au cabinet du conseil,
et lui parla seul près d'un quart d'heure. Il envoya
chercher M. le duc d'Orléans, à qui il parla seul aussi
un peu plus qu'il n'avoit fait au maréchal de Villeroy.
Il lui témoigna beaucoup d'estime, d'amitié, de con-
fiance ; mais ce qui est terrible, avec Jésus-Christ
sur les lèvres encore qu'il venoit de recevoir, il
l'assura qu'il ne trouveroit rien dans son testament
dont il ne dût être content, puis lui recommanda
l'État et la personne du roi futur. Entre sa com-
munion et l'extrême-onction et cette conversation,
il n'y eut pas une demi-heure ; il ne pouvoit avoir
oublié les étranges dispositions qu'on lui avoit ar-
rachées avec tant de peine, et il venoit de retoucher
dans l'entre-deux son codicille si fraîchement fait,
qui mettoit le couteau dans la gorge à M. le duc
d'Orléans, dont il livroit le manche en plein au duc
du Maine. Le rare est que le bruit de ce particulier,
le premier que le roi eût encore eu avec M. le duc
d'Orléans, fit courir le bruit qu'il venoit d'être déclaré
régent.
Dès qu'il se fut retiré, le duc du Maine, qui étoit
284 SAINT-SIMON :
dans le cabinet, fut appelé. Le roi lui parla plus d'un
quart d'heure, puis fit appeler le comte de Toulouse
qui étoit aussi dans le cabinet, lequel fut un autre
quart d'heure en tiers avec le roi et le duc du Maine.
II n'y avoit que peu de valets des plus nécessaires dans
la chambre avec Mme de Maintenon. Elle ne s'ap-
procha point tant que le roi parla à M. le duc d'Orléans.
Pendant tout ce temps-là, les trois bâtards du roi, les
deux fils de Mme la Duchesse et le prince de Conti
a voient eu le temps d'arriver dans le cabinet. Après
que le roi eut fini avec le duc du Maine et le comte
de Toulouse, il fit appeler les princes du sang, qu'il
avoit aperçus sur la porte du cabinet, dans sa
chambre, et ne leur dit que peu de chose ensemble,
et point en particulier ni bas. Les médecins s'avan-
cèrent presque en même temps pour panser sa jambe.
Les princes sortirent, il ne demeura que le pur né-
cessaire et Mme de Maintenon. Tandis que tout cela
se passoit, le chancelier prit à part M. le duc d'Or-
léans dans le cabinet du conseil, et lui montra le
codicille. Le roi pansé sut que les princesses étoient
dans le cabinet ; il les fit appeler, leur dit deux mots
tout haut, et, prenant occasion de leurs larmes, les
pria de s'en aller, parce qu'il vouloit reposer. Elles
sorties avec le peu qui étoit entré, le rideau du lit
fut un peu tiré ; et Mme de Maintenon passa dans
les arrière-cabinets.
Le lundi 26 août la nuit ne fut pas meilleure. Il
fut pansé, puis entendit la messe. Il y avoit le pur
nécessaire dans la chambre, qui sortit après la messe.
Le roi fit demeurer les cardinaux de Rohan et de
Bissy. Mme de Maintenon resta aussi comme elle
demeuroit toujours, et avec elle le maréchal de
Villeroy, le P. Tellier et le chancelier. Il appela les
deux cardinaux, protesta qu'il mouroit dans la foi et
la soumission à l'Église, puis ajouta en les regardant
LA COUR DE LOUIS XIV 285
qu'il étoit fâché de laisser les affaires de l'Église
en l'état où elles étoient, qu'il y étoit parfaitement
ignorant ; qu'ils savoient, et qu'il les en attestoit,
qu'il n'y a voit rien fait que ce qu'ils a voient voulu ;
qu'il y avoit fait tout ce qu'ils avoient voulu ; que
c' étoit donc à eux à répondre devant Dieu pour lui
de tout ce qui s'y étoit fait, et du trop ou du trop
peu ; qu'il protestoit de nouveau qu'il les en chargeoit
devant Dieu, et qu'il en avoit la conscience nette,
comme un ignorant qui s' étoit abandonné absolu-
ment à eux dans toute la suite de l'affaire. Quel
affreux coup de tonnerre ! mais les deux cardi-
naux n'étoient pas pour s'en épouvanter, leur calme
étoit à toute épreuve. Leur réponse ne fut que
sécurité et louanges ; et le roi à répéter que, dans
son ignorance, il avoit cru ne pouvoir mieux faire
pour sa conscience que de se laisser conduire en
toute confiance par eux, par quoi il étoit déchargé
devant Dieu sur eux. Il ajouta que, pour le cardinal
de Noailles, Dieu lui étoit témoin qu'il ne le haïssoit
point, et qu'il avoit toujours été fâché de ce qu'il
avoit cru devoir faire contre lui. A ces dernières
paroles Bloin, Fagon, tout baissé et tout courtisan
qu'il étoit, et Maréchal qui étoient en vue, et assez
près du roi, se regardèrent et se demandèrent entre
haut et bas si on laisseroit mourir le roi sans voir
son archevêque, sans marquer par là réconciliation
et pardon, que c'étoit un scandale nécessaire à le-
ver. Le roi, qui les entendit, reprit la parole aussitôt,
et déclara que non-seulement il ne s'y sentoit point
de répugnance, mais qu'il le désiroit.
Ce mot interdit les deux cardinaux bien plus que
la citation que le roi venoit de leur faire devant
Dieu à sa décharge. Mme de Maintenon en fut
effrayée ; le P. Tellier en trembla. Un retour de
confiance dans le roi, un autre de générosité et de
286 SAINT-SIMON :
vérité dans le pasteur, les intimidèrent. Ils redoutèrent
les moments où le respect et la crainte fuient si loin
devant des considérations plus prégnantes. Le si-
lence régnoit dans ce terrible embarras. Le roi le
rompit par ordonner au chancelier d'envoyer sur-le-
champ chercher le cardinal de Noailles, si ces mes-
sieurs, en regardant les cardinaux de Rohan et de
Bissy, jugeoient qu'il n'y eût point d'inconvénient.
Tous deux se regardèrent, puis s'éloignèrent jusque
vers la fenêtre, avec le P. Tellier, le chancelier et
Mme de Maintenon. Tellier cria tout bas et fut ap-
puyé de Bissy. fMme de Maintenon trouva la chose
dangereuse ; Rohan, plus doux et plus politique
sur le futur, ne dit rien ; le chancelier non plus.
La résolution enfin fut de finir la scène comme ils
l'avoient commencée et conduite jusqu'alors, en trom-
pant le roi et se jouant de lui. Ils s'en rapprochèrent
et lui firent entendre, avec force louanges, qu'il ne
falloit pas exposer la bonne cause au triomphe de
ses ennemis, et à ce qu'ils sauraient tirer d'une dé-
marche qui ne partoit que de la bonne volonté du
roi et d'un excès de délicatesse de conscience ;
qu'ainsi ils approuvoient bien que le cardinal de
Noailles eût l'honneur de le voir, mais à condition
qu'il accepterait la constitution, et qu'il en donnerait
sa parole. Le roi encore en cela se soumit à leur avis,
mais sans raisonner, et dans le moment le chan-
celier écrivit conformément, et dépêcha au cardinal
de Noailles.
Dès que le roi eut consenti, les deux cardinaux le
flattèrent de la grande œuvre qu'il alloit opérer
(tant leur frayeur fut grande qu'il ne revînt à le
vouloir voir sans condition, dont le piège étoit si
misérable et si aisé à découvrir), ou en ramenant
le cardinal de Noailles, ou en manifestant par son
refus et son opiniâtreté invincible à troubler l'É-
LA COUR DE LOUIS XIV 287
glise, et son ingratitude consommée pour un roi
à qui il devoit tout, et qui lui tendoit ses bras mou-
rants. Le dernier arriva. Le cardinal de Noailles fut
pénétré de douleur de ce dernier comble de l'artifice.
Il avoit tort ou raison devant tout parti sur l'affaire
de la constitution ; mais quoi qu'il en fût, l'événe-
ment de la mort instante du roi n'opéroit rien sur la
vérité de cette matière, ni ne pou voit opérer, par
conséquent, aucun changement d'opinion. Rien de
plus touchant que la conjoncture, mais rien de plus
étranger à la question, rien aussi de plus odieux
que ce piège qui, par rapport au roi, de l'état du-
quel ils achevèrent d'abuser si indignement, et par
rapport au cardinal de Noailles qu'ils voulurent
brider ou noircir si grossièrement. Ce trait énorme
émut tout le public contre eux, avec d'autant plus
de violence, que l'extrémité du roi rendit la liberté
que sa terreur avoit si longtemps retenue captive.
Mais quand on en sut le détail, et l'apostrophe du
roi aux deux cardinaux, sur le compte qu'ils auroient
à rendre pour lui de tout ce qu'il avoit fait sur la
constitution et le détail de ce qui là même s'étoit
passé, tout de suite sur le cardinal de Noailles,
l'indignation générale rompit les digues, et ne se con-
traignit plus ; personne au contraire qui blâmât le
cardinal de Noailles, dont la réponse au chancelier
fut en peu de mots un chef-d'œuvre de religion, de
douleur et de sagesse.
Ce même lundi, 26 août, après que les deux car-
dinaux furent sortis, le roi dîna dans son lit en
présence de ce qui avoit les entrées. Il les fit ap-
procher comme on desservoit, et leur dit ces paroles
qui furent à l'heure même recueillies : « Messieurs,
je vous demande pardon du mauvais exemple que
je vous ai donné. J'ai bien à vous remercier de la
manière dont vous m'avez servi, et de l'attachement
288 SAINT-SIMON :
et de la fidélité que vous m'avez toujours marqués.
Je suis bien fâché de n'avoir pas fait pour vous ce
que j'aurois bien voulu faire. Les mauvais temps en
sont cause. Je vous demande pour mon petit-fils la
même application et la même fidélité que vous avez
eue pour moi. C'est un enfant qui pourra essuyer
bien des traverses. Que votre exemple en soit un
pour tous mes autres sujets. Suivez les ordres que
mon neveu vous donnera, il va gouverner le royaume.
J'espère qu'il le fera bien ; j'espère aussi que vous
contribuerez tous à l'union, et que si quelqu'un s'en
écartoit, vous aideriez à le ramener. Je sens que je
m'attendris, et que je vous attendris aussi. Je vous
en demande pardon. Adieu, messieurs, je compte
que vous vous souviendrez quelquefois de moi. »
Un peu après que tout le monde fut sorti, le roi
demanda le maréchal de Villeroy, et lui dit ces mêmes
paroles qu'il retint bien, et qu'il a depuis rendues :
« Monsieur le maréchal, je vous donne une nouvelle
marque de mon amitié et de ma confiance en mourant.
Je vous fais gouverneur du Dauphin, qui est l'emploi
le plus important que je puisse donner. Vous saurez
par ce qui est dans mon testament ce que vous
aurez à faire à l'égard du duc du Maine. Je ne
doute pas que vous ne me serviez après ma mort
avec la même fidélité que vous l'avez fait pendant
ma vie. J'espère que mon neveu vivra avec vous
avec la considération et la confiance qu'il doit avoir
pour un homme que j'ai toujours aimé. Adieu, mon-
sieur le maréchal, j'espère que vous vous souvien-
drez de moi. »
Le roi, après quelque intervalle, fit appeler M. le
Duc et M. le prince de Conti, qui étoient dans les
cabinets ; et sans les faire trop approcher, il leur
recommanda l'union désirable entre les princes, et
de ne pas suivre les exemples domestiques sur les
LA COUR DE LOUIS XIV 289
troubles et les guerres. Il ne leur en dit pas davantage ;
puis entendant des femmes dans le cabinet, il com-
prit bien qui elles étoient, et tout de suite^'leur
manda d'entrer. C'étoit Mme la duchesse de Berry,
Madame, Mme la duchesse d'Orléans, et les princesses
du sang qui crioient, et à qui le roi dit qu'il ne falloit
point crier ainsi. Il leur fit des amitiés courtes, dis-
tingua Madame, et finit par exhorter Mme la duchesse
d'Orléans et Mme la Duchesse de se raccommoder.
Tout cela fut court, et il les congédia. Elles se re-
tirèrent par les cabinets pleurant et criant fort, ce
qui fit croire au dehors, parce que les fenêtres du ca-
binet étoient ouvertes, que le roi étoit mort, dont
le bruit alla à Paris, et jusque dans les provinces.
Quelque temps après il manda à la duchesse de
Ventadour de lui amener le Dauphin. Il le fit ap-
procher et lui dit ces paroles devant Mme de Main-
tenon et le très-peu des plus intimement privilégiés
ou valets nécessaires qui les recueillirent : « Mon
enfant, vous allez être un grand roi ; ne m'imitez
pas dans le goût que j'ai eu pour les bâtiments, ni
dans celui que j'ai eu pour la guerre ; tâchez, au
contraire, d'avoir la paix avec vos voisins. Rendez
à Dieu ce que vous lui devez ; reconnoissez les obli-
gations que vous lui avez, faites-le honorer par vos
sujets. Suivez toujours les bons conseils, tâchez de
soulager vos peuples ; ce que je suis assez mal-
heureux pour n'avoir pu faire. N'oubliez point la
reconnoissance que vous avez à Mme de Ventadour.
Madame, s'adressant à elle, que je l'embrasse, et
en l'embrassant, lui dit : Mon cher enfant, je vous
donne ma bénédiction de tout mon cœur. » Comme
on eut ôté le petit prince de dessus le lit du roi, il le
redemanda, l'embrassa de nouveau, et, levant les
mains et les yeux au ciel, le bénit encore. Ce spec-
tacle fut extrêmement touchant ; la duchesse de
10
290 SAINT-SIMON :
Ventadour se hâta d'emporter le Dauphin et de le
remener dans son appartement.
Après une courte pause, le roi fit appeler le duc du
Maine et le comte de Toulouse, fit sortir tout ce peu
qui étoit dans sa chambre et fermer les portes. Ce
particulier dura assez longtemps. Les choses remises
dans leur ordre accoutumé, quand il eut fait avec
eux, il envoya chercher M. le duc d'Orléans qui
étoit chez lui. Il lui parla fort peu de temps et le
rappela comme il sortoit pour lui dire encore quel-
que chose qui fut fort court. Ce fut là qu'il lui or-
donna de faire conduire, dès qu'il seroit mort, le roi
futur à Vincennes, dont l'air est bon, jusqu'à ce que
toutes les cérémonies fussent finies à Versailles et le
château bien nettoyé après, avant de le ramener à
Versailles, où il destinoit son séjour. Il en avoit ap-
paremment parlé auparavant au duc du Maine
et au maréchal de Villeroy, car après que M. le
duc d'Orléans fut sorti, il donna ses ordres pour
aller meubler Vincennes, et mettre ce lieu en état
de recevoir incessamment son successeur. Mme du
Maine, qui jusqu'alors n'avoit pas pris la peine de
bouger de Sceaux, avec ses compagnies et ses passe-
temps, étoit arrivée à Versailles, et fit demander au
roi la permission de le voir un moment après ces
ordres donnés. Elle étoit déjà dans l'antichambre :
elle entra et sortit un moment après.
Le mardi 27 août personne n'entra dans la
chambre du roi que le P. Tellier, Mme de Maintenon,
et pour la messe seulement le cardinal de Rohan et
les deux aumôniers de quartier. Sur les deux heures,
il envoya chercher le chancelier, et, seul avec lui
et Mme de Maintenon, lui fit ouvrir deux cassettes
pleines de papiers, dont il lui fit brûler beaucoup, et
lui donna ses ordres pour ce qu'il voulut qu'il fît
des autres. Sur les six heures du soir, il manda
LA COUR DE LOUIS XIV 291
encore le chancelier. Mme de Maintenon ne sortit
point de sa chambre de la journée, et personne n'y
entra que les valets, et dans des moments, l'appari-
tion du service le plus indispensable. Sur le soir, il
fit appeler le P. Tellier, et presque aussitôt après
qu'il lui eut parlé, il envoya chercher Pontchar train,
et lui ordonna d'expédier aussitôt qu'il seroit mort
un ordre pour faire porter son cœur dans l'église de
la maison professe des jésuites à Paris, et l'y faire
placer vis-à-vis celui du roi son père, et de la même
manière.
Peu après, il se souvint que Cavoye, grand maré-
chal des logis de sa maison, n'avoit jamais fait les
logements de la cour à Vincennes, parce qu'il y avoit
cinquante ans que la cour n'y avoit été ; il indiqua
une cassette où on trouveroit le plan de ce château,
et ordonna de le prendre et de le porter à Cavoye.
Quelque temps après ces ordres donnés, il dit à
Mme de Maintenon qu'il avoit toujours ouï dire qu'il
et oit difficile de se résoudre à la mort ; que pour lui,
qui se trouvoit sur le point de ce moment si redou-
table aux hommes, il ne trouvoit pas que cette ré-
solution fût si pénible à prendre. Elle lui répondit
qu'elle l'étoit beaucoup quand on avoit de l'attache-
ment aux créatures, de la haine dans le cœur, des
restitutions à faire. « Ah ! reprit le roi, pour des
restitutions à faire, je n'en dois à personne comme
particulier ; mais pour celles que je dois au roy-
aume, j'espère en la miséricorde de Dieu. » La nuit
qui suivi fut fort agitée. On lui voyoit à tous
moments joindre les mains, et on l'entendoit dire
les prières qu'il avoit accoutumées en santé, et se
frapper la poitrine au Confiteor.
Le mercredi 28 août, il fit le matin une amitié à
Mme de Maintenon qui ne lui plut guère, et à laquelle
elle ne répondit pas un mot. Il lui dit que ce qui le
292 SAINT-SIMON :
consoloit de la quitter étoit l'espérance, à l'âge où
elle étoit, qu'ils se rejoindraient bientôt. Sur les
sept heures du matin, il fit appeler le P. Tellier, et
comme il lui parloit de Dieu, il vit dans le miroir
de sa cheminée deux garçons de sa chambre assis au
pied de son lit qui pleuroient. II leur dit : « Pourquoi
pleurez- vous ? est-ce que vous m'avez cru immortel ?
Pour moi, je n'ai point cru l'être, et vous avez dû,
à l'âge où je suis, vous préparer à me perdre. »
Une espèce de manant provençal, fort grossier,
apprit l'extrémité du roi en chemin de Marseille à
Paris, et vint ce matin-ci à Versailles avec un remède,
qui, disoit-il, guérissoit la gangrène. Le roi étoit si
mal, et les médecins tellement à bout, qu'ils y con-
sentirent sans difficulté en présence de Mme de
Maintenon et du duc du Maine. Fagon voulut dire
quelque chose ; ce manant, qui se nommoit Le
Brun, le malmena fort brutalement, dont Fagon,
qui avoit accoutumé de malmener les autres et
d'en être respecté jusqu'au tremblement, demeura
tout abasourdi. On donna donc au roi dix gouttes
de cet élixir dans du vin d'Alicante, sur les onze
heures du matin. Quelque temps après il se trouva
plus fort, mais le pouls étant retombé et devenu fort
mauvais, on lui en présenta une autre prise sur les
quatre heures, en lui disant que c'étoit pour le
rappeler à la vie. Il répondit en prenant le verre où
cela étoit : « A la vie ou à la mort ! tout ce qui plaira
à Dieu. »
Mme de Maintenon venoit de sortir de chez le roi,
ses coiffes baissées, menée par le maréchal de Ville-
roy par-devant chez elle sans y entrer, jusqu'au bas
du grand degré où elle leva ses coiffes. Elle em-
brassa le maréchal d'un œil fort sec, en lui disant :
« Adieu, monsieur le maréchal ! » monta dans un
carrosse du roi qui la servoit toujours, dans lequel
'
LA COUR DE LOUIS XIV 293
Mme de Caylus l'attendoit seule, et s'en alla à
Saint-Cyr, suivie de son carrosse où étoient ses
femmes. Le soir le duc du Maine fit chez lui une
gorge chaude fort plaisante de l'aventure de Fagon
avec Le Brun. On reviendra ailleurs à parler de sa
conduite, et de celle de Mme de Maintenon et du P.
Tellier en ces derniers jours de la vie du roi. Le
remède de Le Brun fut continué comme il voulut,
et il le vit toujours prendre au roi. Sur un bouillon
qu'on lui proposa de prendre, il répondit qu'il ne
falloit pas lui parler comme à un autre homme ;
que ce n'étoit pas un bouillon qu'il lui falloit, mais
son confesseur ; et il le fit appeler. Un jour qu'il
revenoit d'une perte de connoissance, il demanda
l'absolution générale de ses péchés au P. Tellier, qui
lui demanda s'il souffroit beaucoup. « Eh ! non,
répondit le roi, c'est ce qui me fâche, je voudrois
souffrir davantage pour l'expiation de mes péchés. »
Le jeudi 29 août dont la nuit et le jour précédents
avoient été si mauvais, l'absence des tenants qui
n'avoient plus à besogner au delà de ce qu'ils avoient
fait, laissa l'entrée de la chambre plus libre aux
grands officiers qui en avoient toujours été exclus.
Il n'y avoit point eu de messe la veille, et on ne
comptoit plus qu'il y en eût. Le duc de Charost, le
capitaine des gardes, qui s'étoit aussi glissé dans la
chambre, le trouva mauvais avec raison, et fit de-
mander au roi par un des valets familiers, s'il ne
seroit pas bien aise de l'entendre. Le roi dit qu'il le
désiroit ; sur quoi on alla quérir les gens et les
choses nécessaires, et on continua les jours suivants.
Le matin de ce jeudi, il parut plus de force, et quel-
que rayon de mieux qui fut incontinent grossi, et
dont le bruit courut de tous côtés. Le roi mangea
même deux petits biscuits dans un peu de vin d' Ali-
cante avec une sorte d'appétit. J'allai ce jour-là sur
294 SAINT-SIMON :
les deux heures après midi chez M. le duc d'Orléans,
dans les appartements duquel la foule étoit au point
depuis huit jours, et à toute heure, qu'exactement
parlant, une épingle n'y seroit pas tombée à terre.
Je n'y trouvai qui que ce soit. Dès qu'il me vit, il
se mit à rire et à me dire que j' et ois le premier
homme qu'il eût encore vu chez lui de la journée,
qui, jusqu'au soir fut entièrement déserte chez lui.
Voilà le monde.
Je pris ce temps de loisir pour lui parler de bien
des choses. Ce fut où je reconnus qu'il n' étoit plus
le même pour la convocation des états généraux,
et qu'excepté ce que nous avions arrêté sur les
conseils, qui a été expliqué ici en son temps, il n'y
avoit pas pensé depuis, ni à bien d'autres choses,
dont je pris la liberté de lui dire fortement mon
avis. Je le trouvai toujours dans la même réso-
lution de chasser Desmare ts et Pontchartrain, mais
d'une mollesse sur le chancelier qui m'engagea à
le presser et à le forcer de s'expliquer. Enfin il
m'avoua avec une honte extrême que Mme la du-
chesse d'Orléans, que le maréchal de Villeroy étoit
allé trouver en secret même de lui, l' avoit pressé de
le voir et de s'accommoder avec lui sur des choses
fort principales auxquelles il vouloit bien se prêter
sous un grand secret, et qui l'embarrasseroient péril-
leusement s'il refusoit d'y entrer, s'excusant de s'en
expliquer davantage sur le secret qu'elle avoit pro-
mis au maréchal, et sans lequel il ne se seroit pas
ouvert à elle ; qu'après avoir résisté à le voir, il* y
avoit consenti ; que le maréchal étoit venu chez
lui ; il y avoit quatre ou cinq jours, en grand mys-
tère, et pour prix de ce qu'il vouloit bien lui ap-
prendre et faire, il lui avoit demandé sa parole de
conserver le chancelier dans toutes ses fonctions"
de chancelier et de garde des sceaux, moyennant
LA COUR DE LOUIS XIV 295
la parole qu'il avoit du chancelier, dont il demeu-
roit garant, de donner sa démission de la charge de
secrétaire d'État, dès qu'il l'en feroit rembourser
en entier ; qu'après une forte dispute, et la parole
donnée pour le chancelier, le maréchal lui avoit dit
que M. du Maine étoit surintendant de l'éducation,
et lui gouverneur avec toute autorité ; qu'il lui
avoit appris après le codicille et ce qu'il portoit, et
que ce que le maréchal vouloit bien faire étoit de
n'en point profiter dans toute son étendue ; que
cela avoit produit une dispute fort vive sans être
convenus de rien, quant au maréchal, mais bien
quant au chancelier, qui là-dessus l'en avoit remercié
dans le cabinet du roi, confirmé la parole de sa dé-
mission de secrétaire d'État aux conditions susdites,
et pour marque de reconnoissance lui avoit là même
montré le codicille.
J'avoue que je fus outré d'un commencement si
foible et si dupe, et que je ne le cachai pas à M. le
duc d'Orléans, dont l'embarras avec moi fut ex-
trême. Je lui demandai ce qu'il avoit fait de son dis-
cernement, lui qui n'avoit jamais mis de différence
entre M. du Maine et Mme la duchesse d'Orléans,
dont il m' avoit tant de fois recommandé de me
défier et de me cacher, et si souvent répété par rap-
port à elle que nous étions dans un bois. S'il n'avoit
pas vu le jeu joué entre M. du Maine et Mme la
duchesse d'Orléans pour lui faire peur par le maré-
chal de Villeroy, découvrir ce qu'ils auroient à faire,
en découvrant comme il prendroit la proposition et
la confidence de ce qui n'alloit à rien moins qu'à
l'égorger, et ne hasardant rien à tenter de conserver
à si bon marché leur créature abandonnée, et l'instru-
ment pernicieux de tout ce qui s' étoit fait contre lui,
et dans une place aussi importante dans une régence
dont ils prétendoient bien ne lui laisser que l'ombre.
296 SAINT-SIMON :
Cette matière se discuta longuement entre nous
deux ; mais la parole étoit donnée. Il n'avoit pas
eu la force de résister ; et avec tant d'esprit, il avoit
été la dupe de croire faire un bon marché par une
démission, en remboursant, marché que le chan-
celier faisoit bien meilleur en s' assurant du rem-
boursement entier d'une charge qu'il sentoit bien
qu'il ne se pouvoit jamais conserver, et qui lui va-
loit la sûreté de demeurer dans la plus importante
place, tandis que le moindre ordre suffisoit pour lui
faire rendre les sceaux, l'exiler où on auroit voulu,
et lui supprimer une charge qui, comme on l'a vu,
ne lui coûtoit plus rien depuis que le roi lui en avoit
rendu ce qu'elle avoit été payée, lui qui sentoit tout
ce qu'il méritoit de M. le duc d'Orléans, et qui avec
la haine et le mépris de la cour, et du militaire, qu'il
s'étoit si bien et si justement acquis, n'avoit plus
ni de bouclier ni de protection après le roi, du mo-
ment que son testament seroit tacitement cassé,
comme lui-même n'en doutoit pas. Aux choses faites,
il n'y a plus de remède ; mais je conjurai M. le
duc d'Orléans d'apprendre de cette funeste leçon
à être en garde désormais contre les ennemis de
toute espèce, contre la duperie, la facilité, la foi-
blesse surtout de sentir l'affront et le péril du
codicille, s'il en souffroit l'exécution en quoi que ce
pût être.
Jamais il ne me put dire à quoi il en étoit là-
dessus avec le maréchal de Villeroy. Seulement étoit-
il constant qu'il n'avoit été question de rien par
rapport au duc du Maine, qui par conséquent se
comptoit demeurer maître absolu et indépendant
de la maison du roi civile et militaire, ce qui sub-
sistant, peu importoit de la cascade du maréchal de
Villeroy, sinon au maréchal, mais qui faisoit du duc
du Maine un maire du palais, et de M. le duc d'Or-
LA COUR DE LOUIS XIV 297
léans un fantôme de régent impuissant et ridicule,
et une victime sans cesse sous le couteau du maire
du palais. Ce prince, avec tout son génie, n'en avoit
pas tant vu. Je le laissai fort pensif et fort repen-
tant d'une si lourde faute. Il reparla si ferme à Mme
la duchesse d'Orléans qu'ils eurent peur qu'il ne
tînt rien pour avoir trop promis. Le maréchal mandé
par elle fila doux, et ne songea qu'à bien serrer ce
qu'il avoit saisi, en faisant entendre qu'à son égard
il ne disputeroit rien qui pût porter ombrage ; mais
la mesure de la vie du roi se serroit de si près qu'il
échappa aisément à plus d'éclaircissements, et que,
par ce qu'il s'étoit passé dans le cabinet du roi, du
chancelier et de M. le duc d'Orléans immédiatement,
la bécasse demeura bridée à son égard, si j'ose me
servir de ce misérable mot.
Le soir fort tard ne répondit pas à l'applaudis-
sement qu'on avoit voulu donner à la journée, pen-
dant laquelle il [le roi] avoit dit au curé de Ver-
sailles, qui avoit profité de la liberté d'entrer, qu'il
n' étoit pas question de sa vie, sur [ce] qu'il lui disoit
que tout étoit en prières pour la demander, mais
de son salut pour lequel il falloit bien prier. Il lui
échappa ce même jour, en donnant des ordres,
d'appeler le Dauphin le jeune roi. Il vit un mouve-
ment dans ce qui étoit autour de lui. « Eh pourquoi ?
leur dit-il, cela ne me fait aucune peine. » Il prit sur
les huit heures du soir de l'élixir de cet homme de
Provence. Sa tête parut embarrassée ; il dit lui-
même qu'il se sent oit fort mal. Vers onze heures
du soir sa jambe fut visitée. La gangrène se trouva
dans tout le pied, dans le genou, et la cuisse fort
enflée. Il s'évanouit pendant cet examen. Il s'étoit
aperçu avec peine de l'absence de Mme de Main-
tenon, qui ne comptoit plus revenir. Il la demanda
plusieurs fois dans la journée ; on ne lui put cacher
298 SAINT-SIMON :
son départ. Il l'envoya chercher à Saint-Cyr ; elle
revint le soir.
Le vendredi 30 août, la journée fut aussi fâcheuse
qu'avoit été la nuit, un grand assoupissement, et
dans les intervalles la tête embarrassée. Il prit de
temps en temps un peu de gelée et de l'eau pure,
ne pouvant plus souffrir le vin. Il n'y eut dans sa
chambre que les valets les plus indispensables pour
le service, et la médecine, Mme de Maintenon et
quelques rares apparitions du P. Tellier, que Bloin
ou Maréchal envoyoient chercher. Il se tenoit peu
même dans les cabinets, non plus que M. du Maine.
Le roi revenoit aisément à la piété quand Mme de
Maintenon ou le P. Tellier trouvoient les moments
où sa tête étoit moins embarrassée ; mais ils étoient
rares et courts. Sur les cinq heures du soir, Mme de
Maintenon passa chez elle, distribua ce qu'elle avoit
de meubles dans son appartement à son domestique,
et s'en alla à Saint-Cyr pour n'en sortir jamais.
Le samedi 31 août la nuit et la journée furent
détestables. Il n'y eut que de rares et de courts in-
stants de connoissance. La gangrène avoit gagné le
genou et toute la cuisse. On lui donna du remède
du feu abbé Aignan, que la duchesse du Maine avoit
envoyé proposer, qui étoit un excellent remède
pour la petite vérole. Les médecins consentoient à
tout, parce qu'il n'y avoit plus d'espérance. Vers
onze heures du soir on le trouva si mal qu'on lui
dit les prières des agonisants. L'appareil le rappela
à lui. Il récita des prières d'une voix si forte qu'elle
se faisoit entendre à travers celle du grand nombre
d'ecclésiastiques et de tout ce qui étoit entré. A la
fin des prières, il reconnut le cardinal de Rohan, et
lui dit : « Ce sont là les dernières grâces de l'Église. »
Ce fut le dernier homme à qui il parla. Il répéta
plusieurs fois : Nunc et in hora mortis, puis dit :
LA COUR DE LOUIS XIV 299
« O mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me
secourir ! » Ce furent ses dernières paroles. Toute
la nuit fut sans connoissance, et une longue ago-
nie, qui finit le dimanche Ier septembre 1715, à
huit heures un quart du matin, trois jours avant
qu'il eût soixante-dix-sept ans accomplis, dans la
soixante-douzième année de son règne.
Il se maria à vingt-deux ans, en signant la fa-
meuse paix des Pyrénées en 1660. Il en avoit vingt-
trois, quand la mort délivra la France du cardinal
Mazarin ; vingt-sept, lorsqu'il perdit la reine sa
mère en 1666. Il devint veuf à quarante-quatre ans
en 1683, perdit Monsieur à soixante-trois ans en
1701, et survécut tous ses fils et petits-fils, excepté
son successeur, le roi d'Espagne, et les enfants de
ce prince. L'Europe ne vit jamais un si long règne,
ni la France un roi si âgé.
Par l'ouverture de son corps qui fut faite par Maré-
chal, son premier chirurgien, avec l'assistance et les
cérémonies accoutumées, on lui trouva toutes les
parties si entières, si saines et tout si parfaitement
conformé, qu'on jugea qu'il auroit vécu plus d'un
siècle sans les fautes dont il a été parlé qui lui
mirent la gangrène dans le sang. On lui trouva
aussi la capacité de l'estomac et des intestins double
au moins des hommes de sa taille ; ce qui est fort
extraordinaire, et ce qui et oit cause qu'il étoit si
grand mangeur et si égal.
Ce fut un prince à qui on ne peut refuser beau-
coup de bon, même de grand, en qui on ne peut
méconnoître plus de petit et de mauvais, duquel
il n'est pas possible de discerner ce qui étoit de lui
ou emprunté ; et dans l'un et dans l'autre rien de
plus rare que des écrivains qui en aient été bien in-
formés, rien de plus difficile à rencontrer que des
gens qui l'aient connu par eux-mêmes et par ex-
300 SAINT-SIMON :
périence et capables d'en écrire, en même temps
assez maîtres d'eux-mêmes pour en parler sans
haine ou sans flatterie, de n'en rien dire que dicté
par la vérité nue en bien et en mal. Pour la première
partie on peut ici compter sur elle ; pour l'autre on'
tâchera d'y atteindre en suspendant de bonne foi
toute passion.
XXXV. — COMMENCEMENTS DE
LOUIS XIV
Il ne faut point parler ici des premières années [de
Louis XIV]. Roi presque en naissant, étouffé par
la politique d'une mère qui vouloit gouverner, plus
encore par le vif intérêt d'un pernicieux ministre,
qui hasarda mille fois l'État pour son unique gran-
deur, et asservi sous ce joug tant que vécut son
premier ministre, c'est autant de retranché sur le
règne de ce monarque. Toutefois il pointoit sous
ce joug. Il sentit l'amour, il comprenoit l'oisiveté
comme l'ennemie de la gloire; il avoit essayé de foibles
parties de main vers l'un et vers l'autre ; il eut assez
de sentiment pour se croire délivré à la mort de Ma-
zarin, s'il n'eut pas assez de force pour se délivrer
plus tôt. C'est même un des beaux endroits de sa
vie, et dont le fruit a été du moins de prendre cette
maxime, que rien n'a pu ébranler depuis, d'abhorrer
tout premier ministre, et non moins tout ecclésias-
tique dans son conseil. Il en prit dès lors une
autre, mais qu'il ne put soutenir avec la même fer-
meté, parce qu'il ne s'aperçut presque pas dans
l'effet qu'elle lui échappât sans cesse, ce fut de gou-
verner par lui-même, qui fut la chose dont il se
LA COUR DE LOUIS XIV 301
piqua le plus, dont on le loua et le flatta davantage,
et qu'il exécuta le moins.
Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais
un esprit capable de se former, de se limer, de se
raffiner, d'emprunter d'autrui sans imitation et sans
gêne, il profita infiniment d'avoir toute sa vie vécu
avec les personnes du monde qui toutes en avoient
le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et
en femmes de tout âge, de tout genre et de tous
personnages.
S'il faut parler ainsi d'un roi de vingt-trois ans,
sa première entrée dans le monde fut heureuse en
esprits distingués de toute espèce. Ses ministres au
dedans et au dehors étoient alors les plus forts de
l'Europe, ses généraux les plus grands, leurs seconds
les meilleurs, et qui sont devenus des capitaines en
leur école, et leurs noms aux uns et aux autres ont
passé comme tels à la postérité d'un consentement
unanime. Les mouvements dont l'Etat avoit été si
furieusement agité au dedans et au dehors, depuis la
mort de Louis XIII, avoient formé quantité d'hommes
qui composoient une cour d'habiles et d'illustres per-
sonnages et de courtisans raffinés.
La maison de la comtesse de Soissons, qui, comme
surintendante de la maison de la reine, logeoit à
Paris aux Tuileries, où étoit la cour, qui y régnoit
par un reste de la splendeur du feu cardinal Mazarin,
son oncle, et plus encore par son esprit et son adresse,
en étoit devenue le centre, mais fort choisi. C étoit
où se rendoit tous les jours ce qu'il y avoit de plus
distingué en hommes et en femmes, qui rendoit cette
maison le centre de la galanterie de la cour, et des
intrigues et des menées de l'ambition, parmi les-
quelles la parenté influoit beaucoup, autant comptée,
prisée et respectée lors qu'elle est maintenant oubliée.
Ce fut dans cet important et brillant tourbillon où
302 SAINT-SIMON :
le roi se jeta d'abord, et où il prit cet air de politesse
et de galanterie qu'il a toujours su conserver toute
sa vie, qu'il a si bien su allier avec la décence et la
majesté. On peut dire qu'il étoit fait pour elle, et
qu'au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son
port, les grâces, la beauté, et la grande mine qui
succéda à la beauté, jusqu'au s n de sa voix et à
l'adresse et la grâce naturelle et majestueuse de toute
sa personne, le faisoient distinguer jusqu'à sa mort
comme le roi des abeilles ; et que, s'il ne fût né
que particulier, il auroit eu également le talent des
fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus
grands désordres d'amour. Heureux s'il n'eût eu que
des maîtresses semblables à Mme de La Vallière,
arrachée à elle-même par ses propres yeux, honteuse
de l'être, encore plus des fruits de son amour re-
connus et élevés malgré elle, modeste, désintéressée,
douce, bonne au dernier point, combattant sans cesse
contre elle-même, victorieuse enfin de son désordre
par les plus cruels effets de l'amour et de la jalousie,
qui furent tout à la fois son tourment et sa ressource,
qu'elle sut embrasser assez au milieu de ses douleurs
pour s'arracher enfin, et se consacrer à la plus dure
et la plus sainte pénitence ! Il faut donc avouer que
le roi fut plus à plaindre que blâmable de se livrer
à l'amour, et qu'il mérite louange d'avoir su s'en
arracher par intervalles en faveur de la gloire.
Les intrigues et les aventures que, tout roi qu'il
étoit, il essuya dans ce tourbillon de la comtesse de
Soissons, lui firent des impressions qui devinrent fu-
nestes, pour avoir été plus fortes que lui. L'esprit,
la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter,
avoir le cœur haut, être instruit, tout cela lui devint
suspect et bientôt haïssable. Plus il avança en âge,
plus il se confirma dans cette aversion. Il la poussa
jusque dans ses généraux et dans ses ministres,
LA COUR DE LOUIS XIV 303
laquelle dans eux ne fut contre-balancée que par le
besoin, comme on le verra dans la suite. Il vouloit
régner par lui-même. Sa jalousie là-dessus alla sans
cesse jusqu'à la foiblesse. Il régna en effet dans le
petit ; dans le grand il ne put y atteindre ; et jusque
dans le petit il fut souvent gouverné. Son premier
saisissement des rênes de l'empire fut marqué au coin
d'une extrême dureté, et d'une extrême duperie.
Fouquet fut le malheureux sur qui éclata la pre-
mière ; Colbert fut le ministre de l'autre en saisissant
seul toute l'autorité des finances, et lui faisant ac-
croire qu'elle passoit toute entre ses mains, par les
signatures dont il l'accabla à la place de celles que
faisoit le surintendant, dont Colbert supprima la
charge à laquelle il ne pouvoit aspirer.
La préséance solennellement cédée par l'Espagne,
et la satisfaction entière qu'elle fit de l'insulte faite
à cette occasion par le baron de Vatteville, au comte
depuis maréchal d'Estrades, ambassadeur des deux
couronnes à Londres, et l'éclatante raison tirée de
l'insulte faite au duc de Créqui, ambassadeur de
France, par le gouvernement de Rome, par les pa-
rents du pape et par les Corses de sa garde, furent
les prémices de ce règne par soi-même.
XXXVI. — APOGÉE DU RÈGNE
Bientôt après, la mort du roi d'Espagne fit saisir
à ce jeune prince avide de gloire une occasion de
guerre, dont les renonciations si récentes, et si soi-
gneusement stipulées dans le contrat de mariage de
la reine, ne purent le détourner. Il marcha en Flandre;
ses conquêtes y furent rapides ; le passage du Rhin
304 SAINT-SIMON :
fut signalé ; la triple alliance de l'Angleterre, la
Suède et la Hollande, ne fit que l'animer. Il alla pren-
dre en plein hiver toute la» Franche-Comté, qui lui
servit à la paix d'Aix-la-Chapelle à conserver des
conquêtes de Flandre en rendant la Franche-Comté.
Tout et oit florissant dans l'État, tout y étoit riche.
Colbert avoit mis les finances, la marine, le com-
merce, les manufactures, les lettres même, au plus
haut point ; et ce siècle, semblable à celui d'Auguste,
produisoit à l'envi des hommes illustres en tout
genre, jusqu'à ceux même qui ne sont bons que pour
les plaisirs.
Le Tellier et Louvois son fils, qui avoient le dé-
partement de la guerre, frémissoient des succès et
du crédit de Colbert, et n'eurent pas de peine à
mettre en tête au roi une guerre nouvelle, dont les
succès causèrent une telle frayeur à l'Europe que la
France ne s'en a pu remettre, et qu'après y avoir
pensé succomber longtemps depuis, elle en sentira
longtemps le poids et les malheurs. Telle fut la véri-
table cause de cette guerre de Hollande à laquelle
le roi se laissa pousser, et que son amour pour Mme
de Montespan rendit si funeste à son État et à sa
gloire. Tout conquis, tout pris, et Amsterdam prête
à lui envoyer ses clefs, le roi cède à son impatience,
quitte l'armée, vole à Versailles, et détruit en un
instant tout le succès de ses armes. Il répara cette
flétrissure par une seconde conquête de la Franche-
Comté, en personne, qui pour cette fois est demeurée
à la France.
En 1676, le roi retourna en Flandre, prit Condé ;
et Monsieur, Bouchain. Les armées du roi et du
prince d'Orange s'approchèrent si près et si subite-
ment qu'elles se trouvèrent en présence, et sans
séparation, auprès de la censé d'Heurtebise. Il fut
donc question de décider si on donneroit bataille, et
LA COUR DE LOUIS XIV 305
de prendre son parti sur-le-champ. Monsieur n'avoit
pas encore joint de Bouchain, mais le roi et oit sans
cela supérieur à l'armée ennemie. Les maréchaux de
Schomberg, Humières, La Feuillade, Lorges, etc.,
s'assemblèrent à cheval autour du roi, avec quelques-
uns des plus distingués d'entre les officiers généraux
et des principaux courtisans, pour tenir une espèce
de conseil de guerre. Toute l'armée crioit au combat,
et tous ces messieurs voyoient bien ce qu'il y avoit
à faire, mais la personne du roi les embarrassoit, et
bien plus Louvois, qui connoissoit son maître, et qui
cabaloit depuis deux heures que l'on commençoit
d'apercevoir où les choses en pourroient venir. Lou-
vois, pour intimider la compagnie, parla le premier
en rapporteur pour dissuader la bataille. Le maré-
chal d' Humières, son ami intime et avec une grande
dépendance, et le maréchal de Schomberg, qui le
ménageoit fort, furent de son avis. Le maréchal de
La Feuillade, hors de mesure avec Louvois, mais
favori qui ne connoissoit pas moins bien de quel
avis il falloit être, après quelques propos douteux,
conclut comme eux. M. de Lorges, inflexible pour la
vérité, touché de la gloire du roi, sensible au bien
de l'État, mal avec Louvois comme le neveu favori
de M. de Turenne tué l'année précédente, et qui
venoit d'être fait maréchal de France, malgré ce
ministre, et capitaine des gardes du corps, opina de
toutes ses forces pour la bataille, et il en déduisit
tellement les raisons, que Louvois même et les
maréchaux demeurèrent sans repartie. Le peu de
ceux de moindre grade c[ui parlèrent après osèrent
encore moins déplaire à Louvois ; mais, ne pouvant
affaiblir les raisons de M. le maréchal de Lorges, ils
ne rirent que balbutier. Le roi, qui écoutoit tout, prit
encore les avis, ou plutôt simplement les voix, sans
faire répéter ce qui avoit été dit par chacun, puis,
3o6 SAINT-SIMON :
avec un petit mot de regret de se voir retenu par de
si bonnes raisons, et du sacrifice qu'il faisoit de ses
désirs à ce qui étoit de l'avantage de l'État, tourna
bride, et il ne fut plus question de bataille.
Le lendemain, et c'est de M. le maréchal de Lorges
que je le tiens, qui étoit la vérité même, et à qui
je l'ai ouï raconter plus d'une fois et jamais sans
dépit, le lendemain, dis-je, il eut occasion d'envoyer
un trompette aux ennemis qui se retiroient. Ils le
gardèrent un jour ou deux en leur armée. Le prince
d'Orange le voulut voir, et le questionna fort sur ce
qui avoit empêché le roi de l'attaquer, se trouvant
le plus fort, les deux armées en vue si fort l'une
de l'autre, et en rase campagne, sans quoi que ce soit
entre-deux. Après l'avoir fait causer devant tout le
monde, il lui dit avec un sourire malin, pour montrer
qu'il étoit tôt averti, et pour faire dépit au roi, qu'il
ne manquât pas de dire au maréchal de Lorges qu'il
avoit grande raison d'avoir voulu, et si opiniâtre-
ment soutenu la bataille ; que jamais lui ne l' avoit
manqué si belle, ni été si aise que de s'être vu hors
de portée de la recevoir ; qu'il étoit battu sans res-
source et sans le pouvoir éviter s'il avoit été attaqué,
dont il se mit en peu de mots à déduire les raisons.
Le trompette, tout glorieux d'avoir eu avec le prince
d'Orange un si long et si curieux entretien, le débita
non-seulement à M. le maréchal de Lorges, mais au
roi, qui à la chaude le voulut voir, et de là aux
maréchaux, aux généraux et à qui le voulut en-
tendre, et augmenta ainsi le dépit de l'armée et en
fit un grand à Louvois. Cette faute, et ce genre de
faute, ne fit que trop d'impression sur les troupes, et
partout excita de cruelles railleries parmi le monde
et dans les cours étrangères. Le roi ne demeura
guère à l'armée depuis, quoiqu'on ne fût qu'au mois
de mai. Il s'en revint trouver sa maîtresse.
LA COUR DE LOUIS XIV 307
L'année suivante il retourna en Flandre, il prit
Cambrai ; et Monsieur fit cependant le siège de
Saint-Omer. Il fut au-devant du prince d'Orange
qui venoit secourir la place, lui donna bataille près
de Cassel et remporta une victoire complète, prit
tout de suite Saint-Omer, puis alla rejoindre le roi.
Ce contraste fut si sensible au monarque que jamais
depuis il ne donna d'armée à commander à Monsieur.
Tout l'extérieur fut parfaitement gardé, mais dès ce
moment la résolution fut prise, et toujours depuis
bien tenue.
L'année d'après le roi fit en personne le siège de
Gand, dont le projet et l'exécution fut le chef-d'œuvre
de Louvois. La paix de Nimègue mit fin cette année
à la guerre avec la Hollande, l'Espagne, etc. ; et au
commencement de l'année suivante, avec l'empereur
et l'empire. L'Amérique, l'Afrique, l'Archipel, la Si-
cile ressentirent vivement la puissance de la France ;
et en 1684 Luxembourg fut le prix des retardements
des Espagnols à satisfaire à toutes les conditions de
la paix. Gênes bombardée se vit forcée à venir de-
mander la paix par son doge en personne accompagné
de quatre sénateurs, au commencement de l'année
suivante. Depuis, jusqu'en 1688, le temps se passa
dans le cabinet moins en fêtes qu'en dévotion et en
contrainte. Ici finit l'apogée de ce règne, et ce comble
de gloire et de prospérité. Les grands capitaines, les
grands ministres au dedans et au dehors n'étoient
plus, mais il en restoit les élèves. Nous en allons voir
le second âge qui ne répondra guère au premier, mais
qui en tout fut encore plus différent du dernier.
La guerre de 1688 eut une étrange origine, dont
l'anecdote, également certaine et curieuse, est si
propre à caractériser le roi et Louvois son ministre
qu'elle doit tenir place ici. Louvois, à la mort de
Colbert, avoit eu sa surintendance des bâtiments.
3o8 SAINT-SIMON :
Le petit Trianon de porcelaine, fait autrefois pour
Mme de Montespan, ennuyoit le roi, qui vouloit
partout des palais. Il s'amusoit fort à ses bâtiments.
Il avoit aussi le compas dans l'œil pour la justesse,
les proportions, la symétrie, mais le goût n'y répon-
doit pas, comme on le verra ailleurs. Ce château ne
faisoit presque que sortir de terre, lorsque le roi
s'aperçut d'un défaut à une croisée qui s'achevoit
de former, dans la longueur du rez-de-chaussée.
Louvois, qui naturellement étoit brutal, et de plus
gâté jusqu'à souffrir difficilement d'être repris par
son maître, disputa fort et ferme, et maintint que
la croisée étoit bien. Le roi tourna le dos, et s'alla
promener ailleurs dans le bâtiment.
Le lendemain il trouve Le Nôtre, bon architecte,
mais fameux par le goût des jardins qu'il a com-
mencé à introduire en France, et dont il a porté la
perfection au plus haut point. Le roi lui demanda
s'il avoit été à Trianon. Il répondit que non. Le roi
lui expliqua ce qui l'avoit choqué, et lui dit d'y
aller. Le lendemain même question, même réponse ;
le jour d'après autant. Le roi vit bien qu'il n'osoit
s'exposer à trouver qu'il eût tort, ou à blâmer
Louvois. Il se fâcha, et lui ordonna de se trouver le
lendemain à Trianon lorsqu'il y iroit, et où il feroit
trouver Louvois aussi. Il n'y eut plus moyen de
reculer.
Le roi les trouva le lendemain tous deux à Trianon.
Il y fut d'abord question de la fenêtre. Louvois dis-
puta, Le Nôtre ne disoit mot. Enfin le roi lui ordonna
d'aligner, de mesurer, et de dire après ce qu'il auroit
trouvé. Tandis qu'il y travailloit, Louvois, en furie
de cette vérification, grondoit tout haut, et soutenoit
avec aigreur que cette fenêtre était en tout pareille
aux autres. Le roi se taisoit et attendoit, mais il
soufïroit. Quand tout fut bien examiné, il demanda
LA COUR DE LOUIS XIV 309
à Le Nôtre ce qui en étoit ; et Le Nôtre à balbutier.
Le roi se mit en colère, et lui commanda de parler
net. Alors Le Nôtre avoua que le roi avoit raison, et
dit ce qu'il avoit trouvé de défaut. Il n'eut pas
plutôt achevé que le roi, se tournant à Louvois, lui
dit qu'on ne pouvoit tenir à ses opiniâtretés, que
sans la sienne à lui, on auroit bâti de travers, et
qu'il auroit fallu tout abattre aussitôt que le bâti-
ment auroit été achevé. En un mot, il lui lava forte-
ment la tête.
Louvois, outré de ïa sortie, et de ce que courtisans,
ouvriers et valets en avoient été témoins, arrive chez
lui furieux. Il y trouva Saint-Pouange, Villacerf, le
chevalier de Nogent, les deux Tilladet, quelques
autres féaux intimes, qui furent bien alarmés de le
voir en cet état. « C'en est fait, leur dit-il, je suis
perdu avec le roi, à la façon dont il vient de me
traiter pour une fenêtre. Je n'ai de ressource qu'une
guerre qui le détourne de ses bâtiments et qui me
rende nécessaire, et par.... il l'aura. » En effet, peu de
mois après il tint parole, et malgré le roi et les autres
puissances il la rendit générale. Elle ruina la France
au dedans, ne l' étendit point au dehors, malgré la
prospérité de ses armes, et produisit au contraire des
événements honteux.
Celui de tous qui porta le plus à plomb sur le roi
fut sa dernière campagne qui ne dura pas un mois.
Il avoit en Flandre deux armées formidables, supé-
rieures du double au moins à celle de l'ennemi, qui
n'en avoit qu'une. Le prince d'Orange étoit campé à
l'abbaye de Parc, le roi n'en étoit qu'à une lieue,
et M. de Luxembourg avec l'autre armée à une demi-
lieue de celle du roi, et rien entre les trois armées.
Le prince d'Orange se trouvoit tell ment enfermé
qu'il s'estimoit sans ressource dans les retranche-
ments, qu'il fit relever à la hâte autour de son camp,
3io SAINT-SIMON :
et si perdu qu'il le manda à Vaudemont, son ami
intime, à Bruxelles, par quatre ou cinq fois, et qu'il
ne voyoit nulle sorte d'espérance de pouvoir échapper,
ni sauver son armée. Rien ne la séparoit de celle du
roi que ces mauvais retranchements, et rien de plus
aisé ni de plus sûr que de le forcer avec l'une des deux
armées, et de poursuivre la victoire avec l'autre toute
fraîche, et qui toutes deux étoient complètes, indé-
pendamment l'une de l'autre, en équipages de vivres
et d'artillerie à profusion.
On étoit aux premiers jours de juin ; et que ne
promettoit pas une telle victoire au commencement
d'une campagne ! Aussi l'étonnement fut-il extrême
et général dans toutes les trois armées, lorsqu'on y
apprit que le roi se retiroit, et faisoit deux gros
détachements de presque toute l'armée qu'il com-
mandoit en personne : un pour l'Italie, l'autre pour
l'Allemagne sous Monseigneur. M. de Luxembourg
qu'il manda le matin de la veille de son départ pour
lui apprendre ces nouvelles dispositions, se jeta à
genoux, et tint les siens longtemps embrassés pour
l'en détourner, et pour lui remontrer la facilité, la
certitude et la grandeur du succès, en attaquant le
prince d'Orange. Il ne réussit qu'à importuner, d'au-
tant plus sensiblement, qu'il n'y eut pas un mot à
lui opposer. Ce fut une consternation dans les deux
armées qui ne se peut représenter. On a vu que j'y
étois. Jusqu'aux courtisans, si aises d'ordinaire de
retourner chez eux, ne purent contenir leur douleur.
Elle éclata partout aussi librement que la surprise,
et à l'une et à l'autre succédèrent de fâcheux raison-
nements.
Le roi paitit le lendemain pour aller rejoindre
Mme de Maintenon et les dames, et retourna avec
elles à Versailles, pour ne plus revoir la frontière ni
d'armées que pour le plaisir en temps ne paix.
LA COUR DE LOUIS XIV 311
La victoire de Neerwinden, que M. de Luxembourg
remporta six semaines après sur le prince d'Orange,
que la nature, prodigieusement aidée de l'art en une
seule nuit avoit furieusement retranché, renouvela
d'autant plus les douleurs et les discours, qu'il s'en
falloit tout que le poste de l'abbaye de Parc ressem-
blât à celui de Neerwinden ; presque tout que nous
eussions lès mêmes forces, et plus que tout que,
faute de vivres et d'équipages suffisants d'artillerie,
cette victoire pût être poursuivie.
Pour achever ceci tout à la fois, on sut que le
prince d'Orange, averti du départ du roi, avoit
mandé à Vaudemont qu'il en avoit l'avis d'une main
toujours bien avertie, et qui ne lui en avoit jamais
donné de faux, mais que pour celui-là il ne pouvoit
y ajouter foi, ni se livrer à l'espérance : et par un
second courrier, que l'avis étoit vrai, que le roi partoit,
que c'étoit à son esprit de vertige et d'aveuglement
qu'il devoit uniquement une si inespérée délivrance.
Le rare est que Vaudemont, établi longtemps depuis
en notre cour, l'a souvent conté à ses amis, même à
ses compagnies, et jusque dans le salon de Marly.
La paix qui suivit cette guerre, et après laquelle
le roi et l'Etat aux abois soupiroient depuis long-
temps, fut honteuse. Il fallut en passer par où M.
de Savoie voulut, pour le détacher de ses alliés,
et reconnoître enfin le prince d'Orange pour roi
d'Angleterre, après une si longue suite d'efforts,
de haine et de mépris personnels, et recevoir en-
core Portland, son ambassadeur, comme une es-
pèce de divinité. Notre précipitation nous coûta
Luxembourg ; et l'ignorance militaire de nos pléni-
potentiaires, qui ne fut point éclairée du cabinet,
donna aux ennemis de grands avantages pour for-
mer leur frontière. Telle fut la paix de Ryswick,
conclue en septembre 1697.
312 SAINT-SIMON :
Le repos des armes ne fut guère que de trois
ans, et on sentit cependant toute la douleur des
restitutions de pays et de places que nous avions
conquis, avec le poids de tout ce que la guerre
avoit coûté. Ici se termine le second âge de ce règne.
Le troisième s'ouvrit par un comble de gloire et
de prospérité inouïe. Le temps en fut momentané.
Il enivra et prépara d'étranges malheurs, dont l'is-
sue a été une espèce de miracle. D'autres sortes
de malheurs accompagnèrent et conduisirent le roi
au tombeau, heureux s'il n'eût survécu que peu de
mois à l'avènement de son petit-fils à la totalité
de la monarchie d'Espagne, dont il fut d'abord en
possession sans coup férir. Cette dernière époque est
encore si proche de ce temps qu'il n'y a pas lieu de
s'y étendre. Mais ce qui a été retracé du règne du
feu roi étoit nécessaire pour mieux faire entendre
ce qu'on va dire de sa personne, en se souvenant
toutefois de ce qui s'en trouve épars dans ces Mé-
moires, et ne se dégoûtant pas s'il s'y en trouve
quelques redites, nécessaires pour mieux rassembler
et former un tout.
XXXVII. — CARACTÈRE DE LOUIS XIV
Il faut encore le dire. L'esprit du roi étoit au-
dessous du médiocre, mais très-capable de se former.
Il aima la gloire, il voulut l'ordre et la règle. Il étoit
né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements
et de sa langue ; le croira-t-on ? il étoit né bon et
juste, et Dieu lui en avoit donné assez pour être un
bon roi, et peut-être même un assez grand roi.
Tout le mal lui vint d'ailleurs. Sa première éduca-
tion fut tellement abandonnée, que personne n'osoit
LA COUR DE LOUIS XIV 313
approcher de son appartement. On lui a souvent
ouï parler de ces temps avec amertume, jusque-là
qu'il racontoit qu'on le trouva un soir tombé dans
le bassin du Palais- Royal à Paris, où la cour de-
meurait alors.
Dans la suite, sa dépendance fut extrême. A peine
lui apprit-on à lire et à écrire, et il demeura telle-
ment ignorant, que les choses les plus connues d'his-
toire, d'événements, de fortunes, de conduites, de
naissance, de lois, il n'en sut jamais un mot. Il
tomba, par ce défaut, et quelquefois en public,
dans les absurdités les plus grossières.
M. de La Feuillade plaignant exprès devant lui
le marquis de Resnel, qui fut tué depuis lieutenant
général et mestre de camp général de la cavalerie,
de n'avoir pas été chevalier de l'ordre en 1661, le
roi passa, puis dit avec mécontentement qu'il fal-
loit aussi se rendre justice. Resnel étoit Clermont-
Gallerande ou d'Amboise, et le roi, qui depuis n'a
été rien moins que délicat là-dessus, le croyoit un
homme de fortune. De cette même maison étoit
Monglat, maître de sa garde-robe, qu'il traitoit bien
et qu'il fit chevalier de l'ordre en 1661, qui a laissé
de très-bons Mémoires. Monglas avoit épousé la
fille du fils du chancelier de Cheverny. Leur fils
unique porta toute sa vie le nom de Cheverny, dont
il avoit la terre. Il passa sa vie à la cour, et j'en ai
parlé quelquefois, ou dans les emplois étrangers.
Ce nom de Cheverny trompa le roi, il le crut peu
de chose ; il n'avoit point de charge, et ne put être
chevalier de l'ordre. Le hasard détrompa le roi à
la fin de sa vie. Saint-Herem avoit passé la sienne
grand louvetier, puis gouverneur et capitaine de
Fontainebleau, il ne put être chevalier de l'ordre.
Le roi, qui le sa voit beau-frère de Courtin, con-
seiller d'Etat, qu'il connoissoit, le crut par là fort
3i4 SAINT-SIMON :
Deu de chose. II étoit Montmorin, et le roi ne le sut
que fort tard par M. de La Rochefoucauld. Encore
lui fallut-il expliquer quelles et oient ces maisons,
que leur nom ne lui apprenoit pas.
Il sembleroit à cela que le roi auroit aimé la
grande noblesse, et ne lui en vouloit. pas égaler
d'autre ; rien moins. L'éloignement qu'il avoit pris
de celle des sentiments, et sa foi blesse pour ses
ministres, qui haïssoient et rabaissoient, pour s'é-
lever, tout ce qu'ils n'étoient pas et ne pouvoient
pas être, lui avoit donné le même éloignement pour
la naissance distinguée. Il la craignoit autant que
l'esprit ; et si ces deux qualités se trouvoient unies
dans un même sujet et qu'elles lui fussent con-
nues, c'en étoit fait.
Ses ministres, ses généraux, ses maîtresses, ses
courtisans s'aperçurent, bientôt après qu'il fut le
maître, de son foible plutôt que de son goût pour
la gloire. Ils le louèrent à l'envi et le gâtèrent. Les
louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisoit à
tel point, que les plus grossières étoient bien reçues,
les plus basses encore mieux savourées. Ce n'étoit
que par là qu'on s'approchoit de lui, et ceux qu'il
aima n'en furent redevables qu'à heureusement
rencontrer, et à ne se jamais lasser en ce genre.
C'est ce qui donna tant d'autorité à ses ministres,
par les occasions continuelles qu'ils avoient de l'en-
censer, surtout de lui attribuer toutes choses, et de
les avoir apprises de lui. La souplesse, la bassesse,
l'air admirant, dépendant, rampant, plus que tout
l'air de néant sinon par lui, étoient les uniques voies
de lui plaire. Pour peu qu'on s'en écartât, on n'y
revenoit plus, et c'est ce qui acheva la ruine de
Louvois.
Ce poison ne fit que s'étendre. Il parvint jusqu'à
un comble incroyable dans un prince qui n'étoit
LA COUR DE LOUIS XIV 315
pas dépourvu d'esprit et qui avoit de l'expé-
rience. Lui-même, sans avoir ni voix ni musique,
chantoit dans ses particuliers, les endroits les plus
à sa louange des prologues des opéras. On l'y voyoit
baigné, et jusqu'à ses soupers publics au grand
couvert, où il y avoit quelquefois des violons, il
chantonnoit entre ses dents les mêmes louanges
quand on jouoit des airs qui étoient faits dessus.
De là ce désir de gloire qui l'arrachoit par inter-
valles à l'amour ; de là cette facilité à Louvois de
l'engager en de grandes guerres, tantôt pour cul-
buter Colbert, tantôt pour se maintenir ou s'ac-
croître, et de lui persuader en même temps qu'il
étoit plus grand capitaine qu'aucun de ses géné-
raux, et pour les projets et pour les exécutions, en
quoi les généraux l'aidoient eux-mêmes pour plaire
au roi. Je dis les Condé, les Turenne, et à plus forte
raison tous ceux qui leur ont succédé. Il s'approprioit
tout avec une facilité et une complaisance admirable
en lui-même, et se croyoit tel qu'ils le dépeignoient
en lui parlant. De là ce goût de revues, qu'il poussa
si loin, que ses ennemis Tappeloient « le roi des
revues, » ce goût des sièges pour y montrer sa bra-
voure à bon marché, s'y faire retenir à force, étaler
sa capacité, sa prévoyance, sa vigilance, ses fatigues,
auxquelles son corps robuste et admirablement con-
formé, étoit merveilleusement propre, sans souffrir
de la faim, de la soif, du froid, du chaud, de la pluie,
ni d'aucun mauvais temps. Il étoit sensible aussi à
entendre admirer, le long des camps, son grand air
et sa grande mine, son adresse à cheval et tous ses
travaux. C'étoit de ses campagnes et de ses troupes
qu'il entretenoit le plus ses maîtresses, quelquefois
ses courtisans. Il parloit bien, en bons termes, avec
justesse ; il faisoit un conte mieux qu'homme du
monde, et aussi bien un récit. Ses discours les plus
3i6 SAINT-SIMON :
communs n' et oient jamais dépourvus d'une natu-
relle et sensible majesté.
Son esprit, naturellement porté au petit, se plut
en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans
les derniers sur les troupes : habillements, arme-
ments, évolutions, exercices, disciplines, en un mot,
toutes sortes de bas détails. Il ne s'en occupoit pas
moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses ex-
traordinaires de bouche ; il croyoit toujours ap-
prendre quelque chose à ceux qui en ces genres-là
en sa voient le plus, qui de leur part recevoient en
novices des leçons qu'ils sa voient par cœur il y
avoit longtemps. Ces pertes de temps, qui parois-
soient au roi avec tout le mérite d'une application
continuelle, étoient le triomphe de ses ministres,
qui avec un peu d'art et d'expérience à le tourner,
faisoient venir comme de lui ce qu'ils vouloient
eux-mêmes et qui conduisoient le grand selon leurs
vues et trop souvent selon leur intérêt, tandis
qu'ils s'applaudissoient de le voir se noyer dans
ces détails.
La vanité et l'orgueil, qui vont toujours crois-
sant, qu'on nourrissoit et qu'on augmentoit en lui
sans cesse, sans même qu'il s'en aperçût, et jusque
dans les chaires par les prédicateurs en sa présence,
devinrent la base de l'exaltation de ses ministres par-
dessus toute autre grandeur. Il se persuadoit par
leur adresse que la leur n' et oit que la sienne, qui,
au comble en lui, ne se pouvoit plus mesurer, tandis
qu'en eux elle l'augmentoit d'une manière sensible,
puisqu'ils n'étoient rien par eux-mêmes, et utile
en rendant plus respectables les organes de ces
commandements, qui les faisoient mieux obéir. De
là les secrétaires d'État et les ministres successive-
ment à quitter le manteau, puis le rabat, après
l'habit noir, ensuite l'uni, le simple, le modeste,
LA COUR DE LOUIS XIV 317
afin de s'habiller comme des gens de qualité ; de
là à en prendre les manières, puis les avantages, et
par échelons admis à manger avec le roi ; et leurs
femmes, d'abord sous des prétextes personnels,
comme Mme Colbert longtemps avant Mme de Lou-
vois, enfin, des années après elle, toutes à titre de
droit des places de leur mari, manger et entrer dans
les carrosses, et n'être en rien différentes des femmes
de la première qualité.
De ce degré, Louvois, sous divers prétextes, ôta
les honneurs civils et militaires dans les places et
dans les provinces à ceux à qui on ne les avoit
jamais disputés, et [en vint] à cesser d'écrire mon-
seigneur aux mêmes, comme il avoit toujours été
pratiqué. Le hasard m'a conservé trois [lettres] de
M. Colbert, lors contrôleur général, ministre d'Etat
et secrétaire d'État, à mon père à Blaye, dont la
suscription et le dedans le traitent de monseigneur,
et que Mgr le duc de Bourgogne, à qui je les mon-
trai, vit avec grand plaisir M. de Turenne, dans
l'éclat où il étoit alors, sauva le rang de prince de
l'écriture, c'est-à-dire sa maison qui l'avoit eu par
le cardinal Mazarin, et conséquemment les maisons
de Lorraine et de Savoie, car les Rohan ne l'ont
jamais pu obtenir, et c'est peut-être la seule chose
où ait échoué la beauté de Mme de Soubise. Ils
ont été plus heureux depuis. M. de Turenne sauva
aussi les maréchaux de France pour les honneurs
militaires ; ainsi pour sa personne il conserva les
deux. Incontinent après, Louvois s'attribua ce qu'il
venoit d'ôter à bien plus grand que lui, et le com-
muniqua aux autres secrétaires d'État. Il usurpa
les honneurs militaires, que ni les troupes, ni qui
que ce soit, n'osa refuser à sa puissance d'élever et
de perdre qui bon lui sembloit ; et il prétendit que
tout ce qui n'étoit point duc et officier de la cou-
318 SAINT-SIMON :
ronne, ou ce qui n'avoit point le rang de prince
étranger ni le tabouret de grâce, lui écrivît mon-
seigneur, et lui leur épondre dans la souscription :
très-humble et très-affectionné serviteur, tandis que le
dernier maître des requêtes, ou conseiller au par-
lement, lui écrivoit monsieur, sans qu'il ait jamais
prétendu changer cet usage.
Ce fut d'abord un grand bruit : les gens de la
première qualité, les chevaliers de l'ordre, les gou-
verneurs et les lieutenants généraux des provinces, et,
à leur suite, les gens de moindre qualité, et lieute-
nants généraux des armées se trouvèrent infiniment
offensés d'une nouveauté si surprenante et si étrange.
Les ministres avoient su persuader au roi l'abaisse-
ment de tout ce qui étoit élevé, et que leur refuser
ce traitement, c'étoit mépriser son autorité et son
service, dont ils et oient les organes, parce que d'ail-
leurs, et par eux-mêmes, ils n' et oient rien. Le roi,
séduit par ce reflet prétendu de grandeur sur lui-même,
s'expliqua si durement à cet égard, qu'il ne fut plus
question que de ployer sous ce nouveau style, ou
de quitter le service, et de tomber en même temps,
ceux qui quittoient, et ceux qui ne ser voient pas
même, dans la disgrâce marquée du roi, et sous la
persécution des ministres, dont les occasions se ren-
controient à tous moments.
Plusieurs gens distingués qui ne servoient point,
et plusieurs gens de guerre du premier mérite et
des premiers grades, aimèrent mieux renoncer à
tout et perdre leur fortune, et la perdirent en effet,
et la plupart pis encore ; et dans la suite assez
prompte, peu à peu personne ne fit plus aucune
difficulté là-dessus.
De là l'autorité personnelle et particulière des mi-
nistres montée au comble, jusqu'en ce qui ne re-
gardoit ni les ordres ni le service du roi, sous l'ombre
LA COUR DE LOUIS XIV 319
que c'étoit la sienne ; de là ce degré de puissance
qu'ils usurpèrent ; de là leurs richesses immenses,
et les alliances qu'ils firent tous à leur choix.
Quelque ennemis qu'ils fussent les uns des autres,
l'intérêt commun les rallioit chaudement sur ces
matières, et cette splendeur usurpée sur tout le
reste de l'État dura autant que dura le règne de
Louis XIV. Il en tiroit vanité, il n'en étoit pas moins
jaloux qu'eux ; il ne vouloit de grandeur que par
émanation de la sienne. Toute autre lui étoit devenue
odieuse. Il avoit sur cela des contrariétés qui ne se
comprenoient pas, comme si les dignités, les charges,
les emplois avec leurs fonctions, leurs distinctions,
leurs prérogatives n'émanoient pas de lui comme
les places de ministres et les charges de secrétaire
d'État qu'il comptoit seules de lui, lesquelles pour
cela il portoit au faîte, et abattoit tout le reste sous
leurs pieds.
Une autre vanité personnelle l'entraîna encore
dans cette conduite. Il sentoit bien qu'il pouvoit
accabler un seigneur sous le poids de sa disgrâce,
mais non pas l'anéantir, ni les siens, au lieu qu'en
précipitant un secrétaire d'État de sa place, ou un
autre ministre de la même espèce, il le replongeoit
lui et tous les siens dans la profondeur du néant
d'où cette place l'avoit tiré, sans que les richesses
qui lui pourraient rester le pussent relever de ce
non-être. C'est là ce qui le faisoit se complaire à
faire régner ses ministres sur les plus élevés de
ses sujets, sur les princes de son sang en autorité
comme sur les autres, et sur tout ce qui n'avoit ni
rang ni office de la couronne, en grandeur comme
en autorité au-dessus d'eux. C'est aussi ce qui éloi-
gna toujours du ministère tout homme qui pouvoit
y ajouter du sien ce que le roi ne pouvoit ni dé-
truire ni lui conserver, ce qui lui auroit rendu un
320 SAINT-SIMON :
ministre de cette sorte en quelque façon redoutable
et continuellement à charge, dont l'exemple du
duc de Beauvilliers fut l'exception unique dans
tout le cours de son règne, comme il a été remarqué
en parlant de ce duc, le seul homme noble qui ait
été admis dans son conseil depuis la mort du car-
dinal Mazarin jusqu'à la sienne, c'est-à-dire pen-
dant cinquante-quatre ans ; car, outre ce qu'il y
auroit à dire sur le maréchal de Villeroy, le peu
de mois qu'il y a été depuis la mort du duc de
Beauvilliers jusqu'à celle du roi ne peut pas être
compté, et son père n'a jamais entré dans le conseil
d'État.
De là encore la jalousie si précautionnée des mi-
nistres, qui rendit le roi si difficile à écouter tout
autre qu'eux, tandis qu'il s'applaudissoit d'un
accès facile, et qu'il croyoit qu'il y alloit de sa
grandeur, de la vénération et de la crainte dont il
se complaisoit d'accabler les plus grands, de se
laisser approcher autrement qu'en passant. Ainsi
le grand seigneur comme le plus subalterne de tous
états, parloit librement au roi en allant ou revenant
de la messe, en passant d'un appartement à un
autre, or. allant monter en carrosse ; les plus dis-
tingués, même quelques autres, à la porte de son
cabinet, mais sans oser l'y suivre. C'est à quoi se
bornoit la facilité de son accès. Ainsi on ne pouvoit
s'expliquer qu'en deux mots, d'une manière fort
incommode, et toujours entendu de plusieurs qui
environnoient le roi, ou, si on étoit plus connu de
lui, dans sa perruque, ce qui n'étoit guère plus avan-
tageux. La réponse sûre étoit un je verrai, utile à
la vérité pour s'en donner le temps, mais souvent
bien peu satisfaisante, moyennant quoi tout passoit
nécessairement 7 ar les ministres, sans qu'il pût y
avoir jamais d'éclaircissement, ce qui les rendoit
LA COUR DE LOUIS XIV 321
les maîtres de tout, et le roi le vouloit bien, ou ne
s'en aperce voit pas.
D'audiences à en espérer dans son cabinet, rien
n'étoit plus rare, même pour les affaires du roi dont
on avoit été chargé. Jamais, par exemple, à ceux
qu'on envoyoit ou qui revenoient d'emplois étrangers,
jamais à pas un officier général, si on en excepte
certains cas très-singuliers, et encore, mais très-
rarement, quelqu'un de ceux qui étoient chargés
de ces détails de troupes où le roi se plaisoit tant ;
de courtes aux généraux d'armée qui part oient, et
en présence du secrétaire d'État de la guerre, de
plus courtes à leur retour, quelquefois ni en partant,
ni en revenant. Jamais de lettres d'eux qui allassent
directement au roi sans passer auparavant par le
ministre, si on en excepte quelques occasions in-
finiment rares et momentanées, et le seul M. de
Turenne sur la fin, qui, ouvertement brouillé avec
Louvois, et brillant de gloire et de la plus haute
considération, adressoit ses dépêches au cardinal de
Bouillon, qui les remettoit directement au roi, qui
n'en étoient pas moins vues après par le ministre,
avec lequel les ordres et les réponses étoient con-
certés.
La vérité est pourtant, que, quelque gâté que
fût le roi sur sa grandeur et sur son autorité qui
avoient étouffé toute autre considération en lui, il
y avoit à gagner dans ses audiences, quand on pou-
voit tant faire que de les obtenir, et qu'on savoit
s'y conduire avec tout le respect qui étoit dû à la
royauté et à l'habitude. Outre ce que j'en ai su
d'ailleurs, j'en puis parler par expérience. On a vu
en leur temps ici que j'ai obtenu, et même usurpé
[des audiences], et forcé le roi fort en colère contre
moi, et toujours sorti, lui persuadé et content de
moi, et le marquer après et à moi et à d'autres,
il
322 SAINT-SIMON :
Je puis donc aussi parler de ces audiences qu'on
en avoit quelquefois, par ma propre expérience.
Là, quelque prévenu qu'il fût, quelque mécontente-
ment qu'il crût avoir lieu de sentir, il écoutoit avec
patience, avec bonté, avec envie de s'éclaircir et
de s'instruire ] il n'interrompoit que pour y par-
venir. On y découvroit un esprit d'équité et de
désir de connoître la vérité, et cela quoique en
colère quelquefois, et cela jusqu'à la fin de sa vie.
Là, tout se pouvoit dire, pourvu encore une fois
que ce fût avec cet air de respect, de soumission,
de dépendance, sans lequel on se seroit encore plus
perdu que devant, mais avec lequel aussi, en disant
vrai, on interrompoit le roi à son tour, on lui nioit
crûment des faits qu'il rapportoit, on élevoit le ton
au-dessus du sien en lui parlant, et tout cela non-
seulement sans qu'il le trouvât mauvais, mais se
louant après de l'audience qu'il avoit donnée, et
de celui qui l 'avoit eue, se défaisant des préjugés
qu'il avoit pris, ou des faussetés qu'on lui avoit
imposées, et le marquant après par ses traitements.
Aussi les ministres avoient-ils grand soin d'inspirer
au roi l'éloignement d'en donner, à quoi ils réus-
sirent comme dans tout le reste.
C'est ce qui rendoit les charges qui approchoient
de la personne du roi si considérables, et ceux qui
les possédoient si considérés, et des ministres mêmes,
par la facilité qu'ils avoient tous les jours de parler
au roi, seuls, sans l'effaroucher d'une audience qui
et oit toujours sue, et de l'obtenir sûrement, et sans
qu'on s'en aperçût, quand ils en avoient besoin.
Surtout les grandes entrées par cette même raison
étoient le comble des grâces, encore plus que de la
distinction, et c'est ce qui, dans les grandes récom-
penses des maréchaux de Boufflers et de Villars, les
fit mettre de niveau à la pairie et à la survivance de
LA COUR DE LOUIS XIV 323
leurs gouvernements à leurs enfants tous jeunes,
dans le temps que le roi n'en donnoit plus à personne.
C'est donc avec grande raison qu'on doit déplorer
avec larmes l'horreur d'une éducation uniquement
dressée pour étouffer l'esprit et le cœur de ce prince,
le poison abominable de la flatterie la plus insigne
que le déifia dans le sein même du christianisme, et
la cruelle politique de ses ministres qui l'enferma,
et qui pour leur grandeur, leur puissance et leur
fortune l'enivrèrent de son autorité, de sa grandeur,
de sa gloire jusqu'à le corrompre, et à étouffer en lui,
sinon toute la bonté, l'équité, le désir de connoître
la vérité que Dieu lui avoit donné, au moins l'émous-
sèrent presque entièrement, et empêchèrent sans
cesse qu'il fît aucun usage de ces vertus, dont son
royaume et lui-même furent les victimes.
De ces sources étrangères et pestilentielles lui vint
cet orgueil [tel] que ce n'est point trop de dire que,
sans la crainte du diable que Dieu lui laissa jusque
dans ses plus grands désordres, il se seroit fait adorer
et auroit trouvé des adorateurs ; témoin entre autres
ces monuments si outrés, pour en parler même sobre-
ment : sa statue de la place des Victoires, et sa
païenne dédicace où j'étois, où il prit un plaisir si
exquis ; et de cet orgueil tout le reste qui le perdit,
dont on vient de voir tant d'effets funestes, et dont
d'autres plus funestes encore se vont retrouver.
XXXVIII. — INFLUENCE DE LOUVOIS
Ce même orgueil, que Louvois sut si bien manier,
épuisa le royaume par des guerres et par des fortifi-
cations innombrables. La guerre des Pays-Bas, à
324 SAINT-SIMON :
l'occasion de la mort de Philippe IV et des droits
de la reine sa fille, forma la triple alliance. La guerre
de Hollande, en 1670, effraya toute l'Europe pour
toujours par le succès que le roi y eut, et qu'il
abandonna pour l'amour. Elle fit revivre le parti du
prince d'Orange, perdit le parti républicain, donna
aux Provinces-Unies le chef le plus dangereux par sa
capacité, ses vues, sa suite, ses alliances, qui, par le
superbe refus qu'il fit de l'aînée et de la moins hon-
teuse des bâtardes du roi, le piqua au plus vif, jusqu'à
n'avoir jamais pu se l'adoucir dans la suite par la
longue continuité de ses respects, de ses désirs, de
ses démarches, qui, par le désespoir de ce mépris,
devint son plus personnel et son plus redoutable
ennemi, et qui sut en tirer de si prodigieux avan-
tages, quoique toujours malheureux à la guerre
contre lui.
Son coup d'essai fut la fameuse ligue d'Augsbourg,
qu'il sut former de la terreur de la puissance de
la France, qui nourrissoit chez elle un plus cruel en-
nemi. C'étoit Louvois, l'auteur et l'âme de toutes ces
guerres, parce qu'il en avoit le département, et parce
que, jaloux de Colbert, il le vouloit perdre en épui-
sant les finances, et le mettant à bout. Colbert, trop
foible pour pouvoir détourner la guerre, ne voulut
pas succomber ; ainsi à bout d'une administration
sage, mais forcée, et de toutes les ressources qu'il
avoit pu imaginer, il renversa enfin ses anciennes et
vénérables barrières, dont la ruine devint nécessaire-
ment celle de l'État, et l'a peu à peu réduit aux
malheurs qui ont tant de fois épuisé les particuliers,
après avoir ruiné le royaume. C'est ce qu'opérèrent
ces places et ces troupes sans nombre qui accablè-
rent d'abord les ennemis, mais qui leur apprirent
enfin à avoir des armées aussi nombreuses que les
nôtres, et que l'Allemagne et le nord étoient inépui-
LA COUR DE LOUIS XIV 325
sables d'hommes, tandis que la France s'en dé-
peupla.
Ce fut la même jalousie qui écrasa la marine dans
un royaume flanqué des deux mers, parce qu'elle
étoit florissante sous Colbert et son fils, et qui
empêcha l'exécution du sage projet d'un port à la
Hogue, pour s'assurer d'une retraite dans la Manche,
faute énorme qui bien des années après coûta à la
France, au même lieu de la Hogue, la perte d'une
nombreuse flotte qu'elle avoit enfin remise en mer
avec tant de dépense, qui anéantit la marine, et ne
lui laissa pas le temps, après avoir été si chèrement
relevée, de rétablir son commerce éteint dès la
première fois par Louvois, qui est la source des
richesses et pour ainsi dire l'âme d'un Etat dans
une si heureuse position entre les deux mers.
Cette même jalousie de Louvois contre Colbert
dégoûta le roi des négociations dont le cardinal de
Richelieu estimoit l'entretien continuel si nécessaire,
aussi bien que la marine et le commerce, parce que
tous les trois étoient entre les mains de Colbert et
de Croissy, son frère, à qui Louvois ne destinoit pas
la dépouille du sage et de l'habile Pomponne, quand
il se réunit à Colbert pour le faire chasser.
Ce fut donc dans cette triste situation intérieure
que la fenêtre de Trianon fit la guerre de 1688 ;
que Louvois détourna d'abord le roi de rien croire
des avis de d'Avaux, ambassadeur en Hollande, et de
bien d'autres qui mandoient de la Haye positive-
ment, et de bien d'autres endroits, le projet et les
préparatifs de la révolution d'Angleterre, et nos
armes de dessus les Provinces-Unies par la Flandre
qui en auroient arrêté l'exécution pour les porter
sur le Rhin, et par là embarquer sûrement la guerre.
Louvois frappa ainsi deux coups à la fois pour ses
vues personnelles : il s'assura par cette expresse
326 SAINT-SIMON :
négligence d'une longue et forte guerre avec la Hol-
lande et l'Angleterre, où il étoit bien assuré que la
haine invétérée du roi pour la personne du prince
d'Orange ne souffriroit jamais sa grandeur et son
établissement sur les ruines de la religion catholique
et de Jacques II son ami personnel, tant qu'il pour-
roit espérer de renverser l'un et de rétablir l'autre ;
et en même temps il profitoit de la mort de l'électeur
de Cologne, qui ouvroit la dispute de l'élection en sa
place, entre le prince Clément de Bavière son neveu
et le cardinal de Furstemberg son coadjuteur, portés
ouvertement chacun par l'empereur et par la France,
et sous ce prétexte persuade au roi d'attaquer
l'empereur et l'empire par le siège de Philippsbourg,
etc. ; et pour rendre cette guerre plus animée et
plus durable, fait brûler Worms, Spire, et tout le
Palatinat jusqu'aux portes de Mayence dont il fait
emparer les troupes du roi. Après ce subit début, et
certain par là de la plus vive guerre avec l'empereur,
l'empire, l'Angleterre et la Hollande, l'intérêt par-
ticulier de la faire durer lui fit changer le plan de
son théâtre.
Pousser sa pointe en Allemagne dénuée de places
et pleine de princes dont les médiocres États dépour-
vus n' auraient pu la soutenir, le menaçoit de ce
côté d'une paix trop prompte, malgré la fureur qu'il
y avoit allumée par ses cruels incendies. La Flandre,
au contraire, étoit hérissée de places, où, après une
déclaration de guerre il n' étoit pas aisé de péné-
trer. Ce fut donc de la Flandre dont il persuada au
roi de faire le vrai théâtre de la guerre, et rien en
Allemagne qu'une guerre d'observation et de sub-
sistance. Il le flatta de conquérir des places en per-
sonne, et de châtier une autre fois les Hollandois
qui venoient de mettre le prince d'Orange sur le
trône du roi Jacques, réfugié en France avec sa
LA COUR DE LOUIS XIV 327
famille, et engagea ainsi une guerre à ne point finir ;
tandis qu'elle eût été courte au moins avec l'em-
pereur et l'empire, en portant brusquement la guerre
dans le milieu de l'Allemagne, et demeurant sur
la défensive en Flandre, où les Hollandois, contents
de leurs succès d'Angleterre, n'auroient pas songé
à faire des progrès parmi tant de places.
Mais ce ne fut pas tout. Louvois voulut être
exact à sa parole : la guerre qu'il venoit d'allumer
ne lui suffit pas : il la veut contre toute l'Europe.
L'Espagne inséparable de l'empereur, et même des
Hollandois, à cause de la Flandre espagnole, s'étoit
déclarée : ce fut un prétexte pour des projets sur la
Lombardie, et ces projets en servirent d'un autre
pour faire déclarer le duc de Savoie. Ce prince ne
désiroit que la neutralité, et comme le plus foible,
de laisser passer à petites troupes limitées, avec ordre
et mesure, ce qu'on auroit voulu par son pays en
payant. Cela étoit bien difficile à refuser ; aussi Ca-
tinat, déjà sur la frontière avec les troupes destinées
à ce passage, eut-il ordre d'entrer en négociation.
Mais, à mesure qu'elle avançoit, Louvois demandoit
davantage et envoyoit d'un courrier à l'autre des
ordres si contradictoires que M. de Savoie ni Catinat
même n'y comprenoient rien. M. de Savoie prit le
parti d'écrire au roi pour lui demander ses volontés
à lui-même et s'y conformer.
Ce n'étoit pas le compte de Louvois qui vouloit
forcer ce prince à la guerre. Il osa supprimer la
lettre au roi, et faire à son insu des demandes si
exorbitantes, que les accorder et livrer tous ses États
à la discrétion de la France étoit la même chose. Le
duc de Savoie se récria, et offensé déjà du mépris
de ne recevoir point de réponse du roi, à lui directe,
il se plaignit fort haut. Louvois en prit occasion
de le traiter avec insolence, de le forcer par mille
328 SAINT-SIMON :
affronts à plus que de simples plaintes, et là-dessus
fit agir Catinat hostilement, qui ne pouvoit com-
prendre le procédé du ministre, qui, sans guerre avec
la Savoie, obtenoit au delà de ce qu'il se pouvoit
proposer.
Pendant cette étrange manière de négocier, l'em-
pereur, le prince d'Orange et les Hollandois qui re-
gardoient avec raison la jonction du duc de Savoie
avec eux comme une chose capitale, surent en pro-
fiter. Ce prince se ligua donc avec eux par force et
de dépit, et devint par sa situation l'ennemi de la
France le plus coûteux et le plus redoutable, et c'est
ce que Louvois vouloit, et qu'il sut opérer.
Tel fut l'aveuglement du roi, telle fut l'adresse,
la hardiesse, la formidable autorité d'un ministre le
plus éminent pour les projets et pour les exécutions,
mais le plus funeste pour diriger en premier ; qui,
sans être premier ministre, abattit tous les autres,
sut mener le roi où et comme il voulut, et devint en
effet le maître. Il eut la joie de survivre à Colbert
et à Seignelay, ses ennemis et longtemps ses rivaux.
Elle fut de courte durée.
XXXIX. — DISGRACE DE LOUVOIS
L'épisode de la disgrâce et de la fin d'un si célèbre
ministre est trop curieuse pour devoir être oubliée,
et ne peut être mieux placée qu'ici. Quoique je ne
fisse que poindre lorsqu'elle arriva, et poindre encore
dans le domestique, j'en ai été si bien informé depuis
que je ne craindrai pas de raconter ici ce que j'en ai
appris des sources, et dans la plus exacte vérité,
parce qu'elles n'y étoient en rien intéressées.
LA COUR DE LOUIS XIV 329
La fenêtre de Trianon a montré un échantillon de
l'humeur de Louvois ; à cette humeur qu'il ne pou-
voit contraindre se joignoit un ardent désir de la
grandeur et de la prospérité du roi et de sa gloire,
qui étoit le fondement et la plus assurée protection
de sa propre fortune, et de son énorme autorité. Il
avoit gagné la confiance du roi à tel point qu'il eut
la confidence de l'étrange résolution d'épouser Mme
de Main tenon, et d'être un des deux témoins de la
célébration de cet affreux mariage. Il eut aussi le
courage de s'en montrer digne en représentant au
roi quelle seroit l'ignominie de le déclarer jamais,
et de tirer de lui sa parole royale qu'il ne le déclare-
roit en aucun temps de sa vie, et de faire donner en
sa présence la même parole à Harlay, archevêque
de Paris, qui, pour suppléer aux bans et aux formes
ordinaires, devoit aussi comme diocésain être présent
à la célébration.
Plusieurs années après, Louvois qui étoit toujours
bien informé de l'intérieur le plus intime, et qui
n'épargnoit rien pour l'être fidèlement et prompte-
ment, sut les manèges de Mme de Maintenon pour
se faire déclarer ; que le roi avoit eu la foiblesse de
le lui promettre, et que la chose alloit éclater. Il
mande à Versailles l'archevêque de Paris, et, au
sortir de dîner, prend des papiers, et s'en va chez
le roi, et comme il faisoit toujours, entre droit dans
les cabinets. Le roi, qui alloit se promener, sortoit
de sa chaise percée, et raccommodoit encore ses
chausses. Voyant Louvois à heure qu'il ne l'attendoit
pas, il lui demande ce qui l'amène. « Quelque chose
de pressé et d'important, lui répond Louvois d'un
air triste qui étonna le roi, et qui l'engagea à com-
mander à ce qui étoit toujours là de valets intérieurs
de sortir. Ils sortirent en effet ; mais ils laissèrent
les portes ouvertes, de manière qu'ils entendirent
330 SAINT-SIMON :
tout, et virent aussi tout par les glaces : c'étoit là
le grand danger des cabinets.
Eux sortis, Louvois ne feignit point de dire au
roi ce qui l'amenoit. Ce monarque étoit souvent faux ;
mais il n'étoit pas au-dessus du mensonge. Surpris
d'être découvert, il s'entortilla de foibles et trans-
parents détours, et, pressé par son ministre, se mit
à marcher pour gagner l'autre cabinet, où étoient
les valets, et se délivrer de la sorte ; mais Louvois,
qui l'aperçoit, se jette à ses genoux et l'arrête, tire
de son côté une petite épée de rien qu'il portoit, en
présente la garde au roi, et le prie de le tuer sur-le-
champ s'il veut persister à déclarer son mariage, lui
manquer de parole ou plutôt à soi-même, et se cou-
vrir aux yeux de toute l'Europe d'une infamie qu'il
ne veut pas voir. Le roi trépigne, pétille, dit à Louvois
de le laisser. Louvois le serre de plus en plus par les
jambes, de peur qu'il ne lui échappe ; lui représente
l'horrible contraste de sa couronne, et de la gloire
personnelle qu'il y a jointe, avec la honte de ce
qu'il veut faire, dont il mourra après de regret et de
confusion, en un mot fait tant qu'il tire une seconde
fois parole du roi qu'il ne déclarera j amais ce mariage.
L'archevêque de Paris arrive le soir ; Louvois lui
conte ce qu'il a fait. Le prélat courtisan n'en auroit
pas été capable, et en effet ce fut une action qui se
peut dire sublime, de quelque côté qu'elle puisse être
considérée, surtout dans un ministre tout-puissant,
qui tenoit si fort à son autorité et à sa place, et, par
cela même qu'il faisoit, sentoit tout le poids de celle
de Mme de Main tenon, conséquemment tout celui de
sa haine, s'il étoit découvert, comme il avoit trop
de connoissances pour se flatter que son action lui
demeurât cachée. L'archevêque, qui n'eut qu'à con-
firmer le roi dans sa parole commune à Louvois et
à lui, et qui venoit d'être réitérée à ce ministre, n'osa
LA COUR DE LOUIS XIV 331
lui refuser une démarche si honorable et sans danger.
Il parla donc le lendemain matin au roi, et il en tira
aisément le renouvellement de cette parole.
Celle du roi à Mme de Maintenon n'avoit point
mis de délai ; elle s'attendoit à tous moments d'être
déclarée. Au bout de quelques jours, inquiète de ce
que le roi ne lui parloit de rien là-dessus, elle se
hasarda de lui en toucher quelque chose. L'embarras
où elle mit le roi la troubla fort. Elle voulut faire
effort ; le roi coupa court sur les réflexions qu'il
avoit faites, les assaisonna comme il put, mais il
finit par la prier de ne plus penser à être déclarée et
à ne lui en parler jamais. Apres le premier boule-
versement que lui causa la perte d'une telle espérance,
et si près d'être mise à effet, son premier soin fut de
rechercher à qui elle en étoit redevable. Elle n'étoit
pas de son côté moins bien avertie que Louvois.
Elle apprit enfin ce qui s' étoit passé, et quel jour,
entre le roi et son ministre.
On ne sera pas surpris après cela si elle jura sa
perte et si elle ne cessa de la préparer, jusqu'à ce
qu'elle en vint à bout ; mais le temps n'y étoit pas
propre. Il falloit laisser vieillir l'affaire avec un roi
soupçonneux, et se donner le loisir des conjectures
pour miner peu à peu son ennemi, qui avoit toute
la confiance de- son maître, et que la guerre lui ren-
doit si nécessaire.
Le personnage qu'avoit fait l'archevêque de Paris
ne lui échappa pas non plus, quelque léger qu'il eût
été, et même après coup ; et c'est, pour le dire en
passant, ce qui creusa peu à peu la disgrâce qui
s'augmenta toujours, dont les dégoûts continuels qui
succédèrent à une faveur si déclarée et si longue,
abrégèrent peut-être ses jours, qui néanmoins sur-
passèrent de trois ans ceux de Louvois.
A l'égard de ce ministre, dont la sultane manquée
332 SAINT-SIMON :
avoit plus de hâte de se délivrer, elle ne manqua
aucune occasion d'y préparer les voies. Celle de ces
incendies du Palatinat lui fut d'un merveilleux usage.
Elle ne manqua pas d'en peindre au roi toute la
cruauté ; elle n'oublia pas de lui en faire naître les
plus grands scrupules, car le roi en étoit lors plus
susceptible qu'il ne l'a été depuis. Elle s'aida aussi
de la haine qui en retomboit à plomb sur lui, non
sur son ministre, et des dangereux effets qu'elle
pouvoit produire. Elle en vint à bout d'aliéner fort
le roi et de le mettre de mauvaise humeur contre
Louvois.
Celui-ci, non content des terribles exécutions du
Palatinat, voulut encore brûler Trêves. Il le pro-
posa au roi comme plus nécessaire encore que ce
qui avoit été fait à Worms et à Spire, dont les
ennemis auroient fait leurs places d'armes, et qui
en feroient une à Trêves, dans une position à notre
égard bien plus dangereuse. La dispute s'échauffa
sans que le roi pût ou voulût être persuadé. On
peut juger que Mme de Maintenon après n'adoucit
pas les choses.
A quelques jours de là, Louvois, qui avoit le
défaut de l'opiniâtreté, et en qui l'expérience avoit
ajouté de ne douter pas d'emporter toujours ce
qu'il vouloit, vint à son ordinaire travailler avec
le roi chez Mme de Maintenon. A la fin du travail,
il lui dit qu'il avoit bien senti que le scrupule étoit
la seule raison qui l'eût retenu de consentir à une
chose aussi nécessaire à son service que l'étoit le
brûlement de Trêves ; qu'il croyoit lui en rendre
un essentiel de l'en délivrer en s'en chargeant lui-
même ; et que, pour cela, sans lui en avoir voulu
reparler, il avoit dépêché un courrier avec l'ordre
de brûler Trêves à son arrivée.
Le roi fut à l'instant, et contre son naturel, si
LA COUR DE LOUIS XIV 333
transporté de colère, qu'il se jeta sur les pincettes
de la cheminée, et en alloit charger Louvois sans
Mme de Maintenon, qui se jeta aussitôt entre-deux,
en s' écriant : « Ah ! sire, qu'allez- vous faire ? » et
lui ôta les pincettes des mains. Louvois cependant
gagnoit la porte. Le roi cria après lui pour le rap-
peler, et lui dit, les yeux étincelants : « Dépêchez
un courrier tout à cette heure avec un contre-ordre,
et qu'il arrive à temps, et sachez que votre tête
en répond, si on brûle une seule maison. » Louvois,
plus mort que vif, s'en alla sur-le-champ.
Ce n' et oit pas dans l'impatience de dépêcher le
contre-ordre ; il s' et oit bien gardé de laisser partir
le premier courrier. Il lui avoit donné ses dépêches
portant l'ordre de l'incendie ; mais il lui avoit or-
donné de l'attendre tout botté au retour de son
travail. Il n'avoit osé hasarder cet ordre après la
répugnance et le refus du roi d'y consentir, et il
crut par cette ruse que le roi pourroit être fâché, mais
que ce seroit tout. Si la chose se fût passée ainsi par
ce piège, il faisoit partir le courrier en revenant chez
lui. II fut assez sage pour ne pas commettre à le
dépêcher auparavant, et bien lui en prit. Il n'eut
que la peine de reprendre ses dépêches et de faire
débotter le courrier. Il passa toujours auprès du
roi pour parti, et le second pour être arrivé assez à
temps pour empêcher l'exécution.
Après une aussi étrange aventure, et aussi nou-
velle au roi, Mme de Maintenon eut beau jeu con-
tre le ministre. Une seconde action, louable encore,
acheva sa perte. Il fit, dans l'hiver de 1690 à 1691,
le projet de prendre Mons à l'entrée du printemps,
et même auparavant. Comme tout ne se mesure
que par comparaison, les finances, abondantes alors
eu égard à ce qu'elles ont été depuis, mais fort
courtes par l'habitude précédente d'y nager, en-
334 SAINT-SIMON :
gagèrent Louvois de proposer au roi de faire le
voyage de Mons sans y mener les dames. Chamlay,
qui étoit de tous les secrets militaires, même avec
le roi, avertit Louvois de prendre garde à une pro-
position qui offenseroit Mme de Maintenon, qui
déjà ne l'aimoit pas, et qui avoit assez de crédit
pour le perdre. Louvois trouva tant de dépense et
tant d'embarras au voyage des dames, qu'il pré-
féra le bien de l'État et la gloire du roi à son propre
danger, et le siège se fit par le roi, qui prit la place,
et les dames demeurèrent à Versailles, où le roi les
revint trouver aussitôt qu'il eut pris Mons. Mais
comme c'est la dernière goutte d'eau qui fait ré-
pandre le verre, un rien arrivé à ce siège consomma
la perte de Louvois.
Le roi, qui se piquoit de savoir mieux que per-
sonne jusqu'aux moindres choses militaires, se
promenant autour de son camp, trouva une garde
ordinaire de cavalerie mal placée, et lui-même la
replaça autrement. Se promenant encore le même
jour l'après-dînée, le hasard fit qu'il repassa de-
vant cette même garde, qu'il trouva placée ailleurs.
Il en fut surpris et choqué. Il demanda au capitaine
qui l'avoit mis où il le voyoit, qui répondit que
c'étoit Louvois qui avoit passé par là. « Mais, reprit
le roi, ne lui avez- vous pas dit que c'étoit moi qui
vous a vois placé ? — Oui, sire, » répondit le capi-
taine. Le roi piqué se tourne vers sa suite et dit :
« N'est-ce pas là le métier de Louvois ? il se croit
un grand homme de guerre et savoir tout ; » et tout
de suite replaça le capitaine avec sa garde où il l'avoit
mis le matin. C'étoit en effet sottise et insolence de
Louvois, et le roi avoit dit vrai sur son compte. Mais
il en fut si blessé qu'il ne put le lui pardonner, et
qu'après sa mort, ayant rappelé Pomponne dans
son conseil d'État, il lui conta cette aventure,
LA COUR DE LOUIS XIV 335
piqué encore de la présomption de Louvois, et je
la tiens de l'abbé de Pomponne.
De retour de Mons, l'éloignement du roi pour lui
ne fit qu'augmenter, et à tel point que ce ministre
si présompteux, et qui au milieu de la plus grande
guerre se comptoit si indispensablement nécessaire,
commença à tout appréhender. La maréchale de
Rochefort, qui étoit demeurée son amie intime,
étant allée avec Mme de Blansac, sa fille, dîner
avec lui à Meudon, qui me l'ont conté toutes les
deux, il les mena à la promenade. Ils n'étoient
qu'eux trois dans une petite calèche légère qu'il
menoit. Elles l'entendirent se parler à lui-même,
rêvant profondément, et se dire à diverses reprises :
«Le feroit-il ? Le lui fera-t-on faire? non; mais
cependant... non, il n'oseroit. » Pendant ce mono-
logue il alloit toujours, et la mère et la fille se tai-
soient, et se poussoient, quand tout à coup la maré-
chale vit les chevaux sur le dernier rebord d'une
pièce d'eau, et n'eut que le temps de se jeter en
avant sur les mains de Louvois pour arrêter les
rênes, criant qu'il les menoit noyer. A ce cri et ce
mouvement, Louvois se réveilla comme d'un pro-
fond sommeil, recula quelques pas, et tourna,
disant qu'en effet il revoit et ne pensoit pas à la
voiture.
Dans cette perplexité, il se mit à prendre des
eaux les matins à Trianon. Le 16 juillet j'étois à
Versailles pour une affaire assez sauvage, dont le
roi avoit voulu donner tout l'avantage à mon père,
qui étoit à Blaye avec ma mère, contre Sourdis, qui
commandoit en chef en Guyenne, et que Louvois
avoit inutilement soutenu. Ce nonobstant, je fus
conseillé de l'aller remercier, et j'en reçus autant
de compliments et de politesses que s'il avoit bien
servi mon père. Ainsi va la cour. Je ne lui avois
336 SAINT-SIMON :
jamais parlé. Sortant le même jour du dîner du roi,
je le rencontrai au fond d'une très-petite pièce qui
est entre la grande salle des gardes et ce grand salon
qui donne sur la petite cour des princes. M. de Mar-
san lui parloit, et il ail oit travailler chez Mme de
Maintenon avec le roi, qui de voit se promener après
dans les jardins à Versailles à pied, où les gens de
la cour avoient la liberté de le suivre. Sur les quatre
heures après midi du même jour, j'allai chez Mme
de Châteauneuf, où j'appris qu'il s'étoit trouvé un
peu mal chez Mme de Maintenon, que le roi l'avoit
forcé de s'en aller, qu'il étoit retourné à pied chez
lui, où le mal avoit subitement augmenté ; qu'on
s'étoit hâté de lui donner un lavement qu'il avoit
rendu aussitôt, et qu'il étoit mort en le rendant,
et demandant son fils Barbezieux, qu'il n'eut pas
le temps de voir, quoiqu'il accourût de sa chambre.
On peut juger de la surprise de toute la cour.
Quoique je n'eusse guère que quinze ans, je voulus
voir la contenance du roi à un événement de cette
qualité. J'allai l'attendre, et le suivis toute sa pro-
menade. Il me parut avec sa majesté accoutumée,
mais avec je ne sais quoi de leste et de délivré, qui
me surprit assez pour en parler après, d'autant
plus que j'ignorois alors, et longtemps depuis, les
choses que je viens de décrire. Je remarquai encore
qu'au lieu d'aller voir ses fontaines et de diversi-
fier sa promenade, comme il faisoit toujours, dans
ces jardins, il ne fit jamais qu'aller et venir le long
de la balustrade de l'orangerie, et d'où il voyoit,
en revenant vers le château, le logement de la sur-
intendance où Louvois venoit de mourir, qui ter-
minoit l'ancienne aile du château sur le flanc de
l'orangerie, et vers lequel il regarda sans cesse
toutes les fois qu'il revenoit vers le château.
Jamais le nom de Louvois ne fut prononcé, ni
LA COUR DE LOUIS XIV 337
pas un mot de cette mort si surprenante et si sou-
daine, qu'à l'arrivée d'un officier que le roi d'Angle-
terre envoya de Saint-Germain, qui vint trouver le
roi sur cette terrasse, et qui lui rit de sa part un
compliment sur la perte qu'il venoit de faire. « Mon-
sieur, lui répondit le roi d'un air et d'un ton plus
que dégagés, faites mes compliments et mes remer-
cîments au roi et à la reine d'Angleterre, et dites-
leur de ma part que mes affaires et les leurs n'en
iront pas moins bien. » L'officier fit une révérence,
et se retira, l'étonnement peint sur le visage et dans
tout son maintien. J'observai curieusement tout cela,
et que les principaux de ce qui étoit à sa promenade
s'interrogeoient des yeux sans proférer une parole.
Barbezieux avoit eu la survivance de secrétaire
d'État dès 1685, qu'il n'avoit pas encore dix-huit
ans, lorsque son père la fit ôter à Courtenvaux son
aîné, qu'il en jugea incapable. Ainsi Barbezieux, à
la mort de Louvois, l'avoit faite sous lui en ap-
prenti commis près de six ans, et en avoit vingt-quatre
à sa mort, et cette mort arriva bien juste pour sau-
ver un grand éclat. Louvois étoit, quand il mourut,
tellement perdu qu'il devoit être arrêté le lende-
main et conduit à la Bastille. Quelles en eussent
été les suites ? C'est ce que sa mort a scellé dans
les ténèbres, mais le fait de cette résolution prise
et arrêtée par le roi est certain, je l'ai su depuis par
des gens bien informés ; mais ce qui demeure sans
réplique, c'est que le roi même l'a dit à Chamillart,
lequel me i'a conté. Or voilà ce qui explique, je
pense, ce désinvolte du roi le jour de la mort de ce
ministre, qui se trouvoit soulagé de l'exécution réso-
lue pour le lendemain, et de toutes ses importunes
suites.
Le roi, en rentrant de la promenade chez lui,
envoya chercher Chamlay, et lui voulut donner la
338 SAINT-SIMON :
charge de secrétaire d'État de Louvois, à laquelle
est attaché le département de la guerre. Chamlay
remercia, et refusa avec persévérance. Il dit au roi
qu'il avoit trop d'obligation à Louvois, à son ami-
tié, à sa confiance, pour se revêtir de ses dépouilles
au préjudice de son fils, qui en avoit la survivance.
Il parla de toute sa force en faveur de Barbezieux,
s'offrit de travailler sous lui à tout ce à quoi on vou-
droit l'employer, et à lui communiquer tout ce que
l'expérience lui auroit appris, et conclut par dé-
clarer que, si Barbezieux avoit le malheur de n'être
pas conservé dans sa charge, il aimoit mieux la voir
en quelques mains que ce fût qu'entre les siennes,
et qu'il n'accepteroit jamais celle de Louvois et de
son fils.
Chamlay étoit un fort gros homme, blond et
court, l'air grossier et paysan, même rustre, et
rétoit de naissance, avec de l'esprit, de la poli-
tesse, un grand et respectueux savoir-vivre avec
tout le monde, bon, doux, affable, obligeant, désin-
téressé, avec un grand sens et un talent unique à
connoître les pays, et n'oublier jamais la position
des moindres lieux, ni le cours et la nature du plus
petit ruisseau. Il avoit longtemps servi de maréchal
des logis des armées, où il fut toujours estimé des
généraux et fort aimé de tout le monde. Un grand
éloge pour lui est que M. de Turenne ne put et ne
voulut jamais s'en passer jusqu'à sa mort, et que,
malgré tout l'attachement qu'il conserva pour sa
mémoire, M. de Louvois le mit dans toute sa con-
fiance. M. de Turenne, qui l'a voit fort vanté au roi,
l'en avoit fait connoître. II étoit déjà entré dans les
secrets militaires ; M. de Louvois ne lui cacha rien,
et y trouva un grand soulagement pour les dispo-
sitions et les marches des troupes qu'il destinoit
secrètement aux projets qu'il vouloit exécuter.
LA COUR DE LOUIS XIV 339
Cette capacité, jointe à sa probité et à la facilité
de son travail, de ses expédients, de ses res-
sources, le mirent de tout avec le roi, qui l'employa
même en des négociations secrètes et en des
voyages inconnus. Il lui fit du bien et lui donna
la grand' croix de Saint-Louis. Sa modestie ne se
démentit jamais, jusque-là qu'il fut surpris et hon-
teux de l'applaudissement que reçut la belle action
qu'il venoit de faire, que le roi ne cacha pas, et que
Barbezieux, à qui elle valut sa charge, prit plaisir
de publier.
On sera moins surpris dans la suite, quand le roi
et Mme de Maintenon seront plus développés, de
leur voir confier à un homme de vingt-quatre ans
une charge si importante, au milieu d'une guerre
générale avec toute l'Europe, et au fils de ce mi-
nistre qu'ils alloient envoyer à la Bastille lorsque sa
mort les prévint. Je joins ici le roi et Mme de Main-
tenon ensemble, parce que ce fut elle qui perdit
le père, elle qui fit donner la charge au fils. Le roi,
à son ordinaire, passa chez elle après la conversa-
tion de Chamlay, et ce fut ce soir-là même que la
résolution fut prise en faveur de Barbezieux.
La soudaineté du mal et de la mort de Louvois
fit tenir bien des discours, bien plus encore quand
on sut par l'ouverture de son corps qu'il avoit été
empoisonné. Il étoit grand buveur d'eau, et en
avoit toujours un pot sur la cheminée de son cabinet,
à même duquel il bu voit. On sut qu'il en avoit bu
ainsi en sortant pour aller travailler avec le roi, et
qu'entre sa sortie de dîner avec bien du monde, et
son entrée dans son cabinet pour prendre les papiers
qu'il vouloit porter à son travail avec le roi, un
frotteur du logis étoit entré dans ce cabinet, et y
étoit resté quelques moments seul. Il fut arrêté et
mis en prison. Mais à peine y eut-il demeuré quatre
340 SAINT-SIMON :
jours, et la procédure commencée, qu'il fut élargi
par ordre du roi, ce qui avoit déjà été fait jeté au
feu, et défense de faire aucune recherche. Il devint
même dangereux de parler là-dessus, et la famille de
Louvois étouffa tous ces bruits, d'une manière à ne
laisser aucun doute que l'ordre très-précis n'en eût
été donné.
Ce fut avec le même soin que l'histoire du méde-
cin, qui éclata peu de mois après, fut aussi étouffée,
mais dont le premier cri ne se put effacer. Le hasard
me l'a très-sincèrement apprise ; elle est trop singu-
lière pour s'en tenir à ce mot, et pour ne pas finir
par elle tout le curieux et l'intéressant qui vient
d'être raconté sur un ministre aussi principal que
l'a été M. de Louvois.
Mon père avoit depuis plusieurs années un écuyer
qui étoit un gentilhomme de Périgord, de bon lieu,
de bonne mine, fort apparenté et fort homme d'hon-
neur, qui s'appeloit Clérand. Il crut faire quelque
fortune chez M. de Louvois ; il en parla à mon
père qui lui vouloit du bien, et qui trouva bon qu'il
le quittât pour être écuyer de Mme de Louvois,
deux ou trois ans avant la mort de ce ministre.
Clérand conserva toujours son premier attachement,
et nous notre amitié pour lui, et il venoit au logis le
plus souvent qu'il pouvoit. Il m'a conté, étant tou-
jours à Mme de Louvois depuis la mort de son mari,
que Séron, médecin domestique de ce ministre, et
qui l'étoit demeuré de M. de Barbezieux, logé dans
sa même chambre au château de Versailles, dans la
surintendance que Barbezieux avoit conservée quoi-
qu'il n'eût pas succédé aux bâtiments, s'étoit barri-
cadé dans cette chambre, seul, quatre ou cinq mois
après la mort de Louvois ; qu'aux cris qu'il y fit on
étoit accouru à sa porte, qu'il ne voulut jamais
ouvrir ; que ces cris durèrent presque toute la jour-
LA COUR DE LOUIS XIV 341
née, sans qu'il voulût ouïr parler d'aucun secours
temporel ni spirituel, ni qu'on pût venir à bout
d'entrer dans sa chambre ; que sur la fin on l'enten-
dit s'écrier qu'il n'avoit que ce qu'il méritoit, que
ce qu'il a voit fait à son maître ; qu'il et oit un
misérable indigne de tout secours ; et qu'il mourut
de la sorte en désespéré au bout de huit ou dix
heures, sans avoir jamais parlé de personne, ni pro-
noncé un seul nom.
A cet événement les discours se réveillèrent ' à
l'oreille, il n'étoit pas sûr d'en parler. Qui a fait faire
le coup ? c'est ce qui est demeuré dans les plus
épaisses ténèbres. Les amis de Louvois ont cru
l'honorer en soupçonnant des puissances étrangères ;
mais elles auroient attendu bien tard à s'en défaire,
si quelqu'une avoit conçu ce détestable dessein. Ce
qui est certain, c'est que le roi en étoit entièrement
incapable, et qu'il n'est entré dans l'esprit de qui
que ce soit de l'en soupçonner. Revenons mainte-
nant à lui.
XL. —LOUIS XIV APRÈS LA PAIX
DE RYSWICK
La paix de Ryswick sembloit enfin devoir laisser
respirer la France ; si chèrement achetée, si néces-
sairement désirée après de si grands et de si longs
efforts. Le roi avoit soixante ans, et il avoit, à son
avis, acquis toute sorte de gloire. Ses grands mi-
nistres étoient morts et ils n'avoient point laissé
d'élèves. Les grands capitaines non-seulement l'é-
t oient aussi, mais ceux qu'ils avoient formés a voient
passé de même, ou n' étoient plus en âge ni en santé
d'être comptés pour une nouvelle guerre ; et Louvois,
342 SAINT-SIMON :
qui avoit gémi avec rage sous le poids de ces anciens
chefs, avoit mis bon ordre à ce qu'il ne s'en formât
plus à l'avenir dont le mérite pût lui porter ombrage.
Il n'en laissa s'élever que de tels qu'ils eussent toujours
besoin de lui pour se soutenir. Il n'en put recueillir le
fruit; mais l'État en porta toute la peine, et de main
en main la porte encore aujourd'hui.
A peine étoit-on en paix, sans avoir eu encore le
temps de la goûter, que l'orgueil du roi voulut éton-
ner l'Europe par la montre de sa puissance qu'elle
croyoit abattue, et l'étonna en effet. Telle fut la
cause de ce fameux camp de Compiègne où, sous
prétexte de montrer aux princes ses petits-fils l'image
de la guerre, il étala une magnificence et dans sa
cour et dans toutes ses nombreuses troupes incon-
nue aux plus célèbres tournois, et aux entrevues des
rois les plus fameuses. Ce fut un nouvel épuisement
au sortir d'une si longue et rude guerre. Tous les corps
s'en sentirent longues années, et il se trouva vingt
ans après des régiments qui en étoient encore obérés ;
on ne touche ici qu'en passant ce camp trop célèbre.
On s'y est étendu en son temps. On ne tarda pas
d'avoir lieu de regretter une prodigalité si immense
et si déplacée, et encore plus la guerre de 1688 qui
venoit de finir, au lieu d'avoir laissé le royaume se
repeupler, et se refaire par un long soulagement,
remplir cependant les coffres du roi avec lenteur, et
les magasins de toute espèce, réparer la marine et
le commerce, laisser par les années refroidir les
haines et les frayeurs, séparer peu à peu des alliés
si unis, et si formidables étant ensemble, et donner
lieu avec prudence, en profitant des divers événe-
ments entre eux, à la dissolution radicale d'une
ligue qui avoit été si fatale, et qui pouvoit devenir
funeste. L'état de la santé de deux princes y con-
vioit déjà puissamment : dont l'un par la profondeur
LA COUR DE LOUIS XIV 343
de sa sagesse, de sa politique, de sa conduite, s'étoit
acquis assez d'autorité et de confiance en Europe
pour y donner le branle à tout ; et l'autre souverain
de la plus vaste monarchie, qui n'avoit ni oncles,
ni tantes, ni frères, ni sœurs, ni postérité. En effet,
moins de quatre ans après la paix de Ryswick, le
roi d'Espagne mourut, et le roi Guillaume n'en pou-
voit presque plus, et ne le survécut guère.
Ce fut alors que la vanité du roi mit à deux doigts
de sa perte ce grand et beau royaume, dans les
suites de ce grand événement qui fit reprendre les
armes à toute l'Europe. C'est ce qu'il faut reprendre
de plus loin.
On a dit que le roi craignoit l'esprit, les talents,
l'élévation des sentiments, jusque dans ses géné-
raux et dans ses ministres. C'est ce qui ajouta à l'au-
torité de Louvois un moyen si aisé d'écarter des
élévations militaires tout mérite qui lui pût être
suspect, et d'empêcher, avec l'adresse qu'on expli-
quera plus bas, qu'il se formât des sujets pour
remplacer les généraux.
A considérer ceux qui depuis que le roi se fut
rendu suspect l'esprit et le mérite au temps et à
l'occasion qui ont été rapportés, on ne trouvera
qu'un bien petit nombre de courtisans en qui l'esprit
n'ait pas été un obstacle à la faveur, si on en excepte
ceux qui, personnages ou simples courtisans, l'avoient
dompté par l'âge, et par l'habitude dans les premiers
temps qui suivirent la mort du cardinal Mazarin,
et qu'il n'avoit pas choisis ni approchés de lui-même.
M. de Vivonne, avec infiniment d'esprit, l'amusoit
sans se pouvoir faire craindre. Le roi en faisoit
volontiers encore cent contes plaisants. D'ailleurs
il étoit frère de Mme de Montespan, et c'étoit un
grand titre, quelque opposé que le frère parût à la
conduite de la sœur, et de plus le roi l'avoit trouvé
344 SAINT-SIMON :
premier gentilhomme de sa chambre. Il trouva de
même M. de Créqui dans la même charge, qui le
soutint, et dont la vie tout occupée de plaisir, de
bonne chère, du plus gros jeu, rassuroit le roi, dans
l'habitude de familiarité qu'il avoit prise avec lui
de jeunesse. Le duc du Lude, aussi premier gentil-
homme de la chambre de ces premiers temps, tenoit
par les modes, le bel air, la galanterie, la chasse ;
et au fond, pas un des trois n' avoit rien qui pût se
faire craindre par le genre de leur esprit, quoiqu'ils
en eussent beaucoup, qui ne passa jamais celui de
bons courtisans. La catastrophe de M. de Lauzun,
dont l'esprit étoit d'une autre trempe, vengea le roi
de l'exception ; et la brillante singularité de son
retour ne lui réconcilia jamais qu'en apparence,
comme on l'a vu par ce que le roi en dit, lors de son
mariage, à M. le maréchal de Lorges. Des ducs de
Chevreuse et de Beauvilliers, on en a parlé en leur
lieu. Pour tous les autres, ils lui pesèrent tellement
à la fin chacun, qu'il le fit sentir à la plupart, et
qu'il se réjouit de leur mort comme d'une délivrance.
Il ne put s'empêcher de s'en expliquer sur M. de La
Feuillade, et sur M. de Paris, Harlay, et tout retenu
et mesuré qu'il étoit, il lui échappa de parler à
Marly à table, et tout haut, où entre autres dames
étoient les duchesses de Chevreuse et de Beau-
villiers, de la mort de Seignelay, leur frère, et de
celle de Louvois, comme d'un des grands soulage-
ments qu'il eût reçus de sa vie.
Depuis ceux-là, il n'en eut que deux d'un esprit
supérieur : le chancelier de Pontchartrain, qui long-
temps avant sa retraite n'en étoit supporté qu'avec
peine, et dont au fond, quoi qu'il en voulût montrer,
il étoit aisé de voir qu'il fut ravi d'en être défait ;
et Barbezieux, dont la mort si prompte, à la fleur de
l'âge et de la fortune, fit pitié à tout le monde. On
LA COUR DE LOUIS XIV 345
a vu en son lieu que dès le soir même le roi n'en put
contenir sa joie, à son souper public à Marly.
Il avoit été fatigué de la supériorité d'esprit et
de mérite de ses anciens ministres, de ses anciens
généraux, de ce peu d'espèces de favoris qui en
avoient beaucoup. Il vouloit primer par l'esprit, par
la conduite dans le cabinet et dans la guerre, comme
il dominoit partout ailleurs. Il sentoit qu'il ne l'avoit
pu avec ceux dont on vient de parler ; c'en fut assez
pour sentir tout le soulagement de ne les avoir plus,
et pour se bien garder d'en choisir en leur place qui
pussent lui donner la même jalousie. C'est ce qui
le rendit si facile sur les survivances de secrétaire
d'État, tandis qu'il s'étoit fait une loi de n'en accorder
de pas une autre charge, et qu'on a vu des novices
et des enfants même, exercer, et quelquefois en chef,
ces importantes fonctions, tandis que pour celles des
moindres emplois, ou pour ceux-là mêmes qui n'a-
voient que le titre, il n'y avoit point d'espérance.
C'est ce qui fit que, lorsque les emplois de secrétaires
d'État et ceux de ministres étoient à remplir, il ne
consulta que son goût, et qu'il affecta de choisir des
gens fort médiocres. Il s'en applaudissoit même jus-
que-là qu'il lui échappoit souvent de dire qu'il les
prenoit pour les former, et qu'il se piquoit en effet
de le faire.
Ces nouveaux venus lui plaisoient même à titre
d'ignorance, et s'insinuoient d'autant plus auprès
de lui qu'ils la lui avouoient plus souvent, qu'ils
affectoient de s'instruire de lui jusque des plus
petites choses. Ce fut par là que Chamillart entra si
avant dans son cœur qu'il fallut tous les malheurs
de l'État et la réunion des plus redoutables cabales
pour forcer le roi à s'en priver, toutefois sans cesser
de l'aimer toujours, et de lui en donner des marques
en toute occasion le reste de sa vie. Il fut sur le
346 SAINT-SIMON :
choix de ses généraux comme sur celui de ses minis-
tres. Il s'applaudissoit de les conduire de son cabinet ;
il vouloit qu'on crût que, de son cabinet, il comman-
doit toutes ses armées. Il se garda bien d'en perdre
la jalouse habitude, que Louvois lui avoit inspirée,
comme on le verra bientôt, et pourquoi, dont il ne
put que pour des moments bien rares se résoudre
d'en sacrifier la vanité aux inconvénients continuels
qui sautoient aux yeux de tout le monde.
Tels étoient la plupart des ministres et tous les
généraux à l'ouverture de la succession d'Espagne.
L'âge du roi, son expérience, cette supériorité, non
d'esprit ni de capacité ou de lumières, mais de poids,
et de poids immense, sur des conseillers et des exé-
cuteurs de cette sorte, l'habitude et le poison du
plus mortel encens, confondit dès l'entrée tous les
miracles de la fortune. La monarchie entière d'Es-
pagne tomba sans coup férir entre les mains de son
petit-fils ; et Puységur, si tard devenu maréchal de
France en 1735, eut la gloire du projet et de l'exécu-
tion de l'occupation de toutes les places espagnoles
des Pays-Bas, toutes au même instant, toutes sans
brûler une amorce, toutes en se saisissant et dé-
sarmant les troupes hollandoises, qui en formoient
presque toutes les garnisons.
Le roi, dans l'ivresse d'une prospérité si surpre-
nante, se souvint mal à propos du reproche que lui
avoit attiré l'injustice de ses guerres ; et que, de la
frayeur qu'il avoit causée à l'Europe s' étoient formées
ces grandes unions sous lesquelles il avoit pensé
succomber. Il voulut éviter ces inconvénients ; et
au lieu de profiter de l'étourdissement où ce grand
événement avoit jeté toutes les puissances, priver
les Hollandois de tant de troupes de ces nombreuses
garnisons, les retenir prisonniers, forcer les armes
à la main toutes ces puissances désarmées, et non
LA COUR DE LOUIS XIV 347
encore unies, à reconnoître par des traités formels
le duc d'Anjou pour l'héritier légitime de tous les
États que possédoit le feu roi d'Espagne, et dont dès
lors le nouveau roi se trouvoit entièrement nanti,
il se piqua de la folle générosité de laisser aller ces
troupes hollandoises, et se reput de l'espérance in-
sensée que les traités, sans les armes, feroient le
même effet. Il se laissa amuser tant qu'il convint à
ses ennemis de le faire, pour se donner le temps
d'armer et de s'unir étroitement, après quoi il ne fut
plus question que de guerre ; et le roi, bien surpris,
se vit réduit à la soutenir partout, après s'être si
grossièrement mécompte.
Il l'entama par une autre lourdise où un enfant
ne seroit pas tombé. Il la dut à Chamillart, au maré-
chal de Villeroy et à la puissante intrigue des deux
filles de Mme de Lislebonne. Ce fut l'entière confiance
en Vaudemont, leur oncle, l'ennemi personnel du
roi, autant que la distance le pouvoit permettre, de
l'insolence duquel, en Espagne et en Italie, le roi
n'avoit pas dédaigné autrefois de se montrer très-
offensé, et jusqu'à l'en faire sortir, l'ami confident
du roi Guillaume, le plus ardent et le plus personnel
de tous les ennemis que le roi s'étoit faits, et gou-
verneur du Milanois par ce même roi Guillaume et
par la plus pressante sollicitation de l'empereur
Léopold auprès du roi d'Espagne Charles II, enfin
père d'un fils unique, qui se trouva, dès la première
hostilité en Italie, la seconde personne de l'armée
de l'empereur, et qui y est mort.
Il n'y avoit celui qui ne vît clairement qu'il étoit
averti de tout par son père. La trahison dura même
après que ce fils fut mort, et tant qu'elle fut utile à
Vaudemont, même avec grossièreté. Jamais le roi,
son ministre, ni Villeroy, son général, n'en soup-
çonnèrent la moindre chose ; jamais la faveur, la
348 SAINT-SIMON :
confiance, les préférences pour Vaudemont ne dimi-
nuèrent ; jamais personne assez hardi pour oser
ouvrir les yeux là-dessus au roi, ni à son ministre.
Catinat, trahi par Vaudemont et par M. de Savoie,
y flétrit ses lauriers, et le maréchal de Villeroy,
envoyé en héros pour réparer ses fautes, tomba
lourdement dans leurs filets. Le duc de Vendôme,
arrivé comme le réparateur, n'épargna pas M. de
Savoie, mais il avoit de trop fortes raisons de ne
toucher pas à Vaudemont ; volonté ou duperie,
peut-être tous les deux, de franc dessein de ne rien
apercevoir.
La foiblesse du roi pour plaire à Chamillart sur La
Feuillade, son gendre, duquel il avoit été si éloigné,
et dont il avoit voulu empêcher le mariage, le fit tout
d'un coup général d'armée, et lui .confia le siège
de Turin, c'est-à-dire la plus importante affaire de
l'État. Tallard, si fait pour la cour, et si peu pour
tout ce qui passe la petite intrigue, fut défait à
Hochstedt, sans presque aucune perte que de ceux
qui voulurent bien se rendre. Du fond de l'empire
une armée entière, et les trois quarts de l'autre fut
rechassée au deçà du Rhin, où tout de suite elles
virent prendre Landau. Ce malheur avoit été pré-
cédé de la délivrance du maréchal de Villeroy, que
le roi se piqua de remettre en honneur. Il se fit
battre à Ramillies, où, sans perte à peine de deux
mille hommes, il fut rechassé du fond des Pays-Bas
dans le milieu des nôtres, sans que rien le pût arrêter.
Restoit l'espérance de l'Italie, où M. le duc d'Or-
léans fut enfin relever Vendôme, mandé pour sau-
ver les débris de la Flandre. Mais le neveu du roi
fut muni d'un tuteur, sans l'avis duquel il ne pou-
voit rien faire, et ce tuteur et oit une linotte qui
lui-même auroit eu grand besoin d'en avoir un. Il
n'eut jamais devant les yeux que la crainte de La
LA COUR DE LOUIS XIV 349
Feuillade et de son beau-père. On a vu dans son
lieu à quels excès ces ménagements le portèrent,
les malheurs prévus et disputés par le jeune prince,
dépité à la fin jusqu'à ne vouloir plus se mêler de rien,
et la catastrophe qui suivit de si près.
Ainsi, après de prodigieux succès de toutes les
sortes, l'infatigable faveur de Villeroy, celle de
Tallard, la constante confiance en Vaudemont, les
folles et ignorantes opiniâtretés de La Feuillade,
le tremblant respect de Marsin pour lui jusqu'au
bout, coûtèrent l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie
en trois batailles, qui, toutes les trois ensemble, ne
coûtèrent pas elles-mêmes quatre mille morts.
L'engouement pour Vendôme et ses perverses vues
acheva de tout perdre en Flandre.
En 1706, Tessé, par la levée du siège de Barcelone
dans la même année que les défaites de Ramillies
et de Turin, avoit réduit le roi d'Espagne à traverser
du Roussillon en Navarre par la France, et à voir
l'archiduc proclamé dans Madrid en personne. Le
duc de Berwick y rétablit les affaires, M. le duc
d'Orléans ensuite. Elles s'y perdirent de nouveau
par la perte de la bataille de Saragosse, qui ébranla
une autre fois le trône de Philippe V, tandis qu'on
nous enlevoit les places en Flandre, et que la fron-
tière s'y réduisoit à rien. Qu'il y avoit loin des portes
d'Amsterdam et des conquêtes des Pays-Bas espa-
gnols et hollandois à cette situation terrible !
Comme un malade qui change de médecins, le roi
avoit changé ses ministres, donné les finances à
Desmarets, enfin la guerre à Voysin. Comme les
malades aussi, il ne s'en trouvoit pas mieux. La
situation des affaires étoit alors si extrême, que le
roi ne pouvoit plus soutenir la guerre, ni parvenir
à être reçu à faire la paix. Il consentoit à tout ;
abandonner l'Espagne, céder sur ses frontières tout
350 SAINT-SIMON :
ce qu'on voudrait exiger. Ses ennemis se jouoient
de sa mine, et ne négocioient que pour se moquer.
Enfin on a vu en son lieu le roi aux larmes dans son
conseil, et Torcy très-légèrement parti pour aller
voir par lui-même à la Haye, si, et de quoi on pouvoit
se flatter. On a vu aussi les tristes et les honteux
succès de cette tentative, et l'ignominie des con-
férences de Gertruydenberg qui suivirent, où sans
parler des plus que très-étranges restitutions, on
n'exigeoit pas moins du roi que de donner passage
aux armées ennemies au travers de la France pour
aller chasser son petit-fils d'Espagne, avec encore
quatre places de sûreté en France entre leurs mains,
dont Cambrai, Metz, la Rochelle, et je crois Bayonne,
si le roi n'aimoit mieux le détrôner lui-même à force
ouverte, et encore dans un temps limité. Voilà où
conduisit l'aveuglement des choix, l'orgueil de tout
faire, la jalousie des anciens ministres et capitaines,
la vanité d'en choisir de tels qu'on ne pût leur rien
attribuer, pour ne partager la réputation de grand
avec personne, la clôture exacte qui, fermant tout
accès, jeta dans les affreux panneaux de Vaudemont,
puis de Vendôme, enfin toute cette déplorable façon
de gouverner qui précipita dans le plus évident péril
d'une perte entière, et qui jeta dans le dernier
désespoir ce maître de la paix et de la guerre, ce
distributeur des couronnes, ce châtieur des nations,
ce conquérant, ce grand par excellence, cet homme
immortel pour qui on épuisoit le marbre et le bronze,
pour qui tout étoit à bout d'encens.
Conduit ainsi jusqu'au dernier bord du précipice
avec l'horrible loisir d'en reconnoître toute la pro-
fondeur, la toute-puissante main qui n'a posé que
quelques grains de sable pour bornes aux plus furieux
orages de la mer, arrêta tout d'un coup la dernière
ruine de ce roi si présomptueux et si superbe, après
LA COUR DE LOUIS XIV 351
lui avoir fait goûter à longs traits sa foiblesse, sa
misère, son néant. Des grains de sable d'un autre
genre, mais grains de sable par leur ténuité, opé-
rèrent ce chef-d'œuvre. Une querelle de femme chez
la reine d'Angleterre pour des riens ; de là une
intrigue, puis un désir vague et informe en faveur
de son sang, détachèrent l'Angleterre de la grande
alliance. L'excès du mépris du prince Eugène pour
nos généraux donna lieu à ce qui se peut appeler
pour la France la délivrance de Denain, et ce combat
si peu meurtrier eut de telles suites qu'on eut enfin
la paix, et une paix si différente de celle qu'on auroit
ardemment embrassée, si les ennemis avoient daigné
y entendre avant cet événement ; événement dans
lequel on ne put méconnoître la main de Dieu, qui
élève, qui abat, qui délivre, comme et quand il lui
plaît.
Mais toutefois cette paix qui coûta bien cher à
la France, et à l'Espagne la moitié de sa monarchie,
ce fut le fruit de ce qui a été exposé, et depuis
encore, de n'avoir jamais voulu se faire justice à soi-
même dans les commencements de la décadence de
nos affaires, avoir toujours compté les rétablir, et
n'avoir jamais voulu alors, comme je l'ai rapporté
en son lieu, céder un seul moulin de toute la mo-
narchie d'Espagne ; autre folie dont on ne tarda
guère à se bien repentir, et de gémir sous un poids
qui se fait encore sentir, et se sentira encore long-
temps par ses suites.
Ce peu d'historique, eu égard à un règne si long
et si rempli, est si lié au personnel du roi qu'il ne se
pouvoit omettre pour bien représenter ce monarque
tel qu'il a véritablement été. On l'a vu, grand, riche,
conquérant, arbitre de l'Europe, redouté, admiré
tant qu'ont duré les ministres et les capitaines qui
ont véritablement mérité ce nom. A leur fin, la ma-
352 SAINT-SIMON :
chine a roulé quelque temps encore, d'impulsion,
et sur leur compte. Mais tôt après, le tuf s'est
montré, les fautes, les erreurs se sont multipliées, la
décadence est arrivée à grands pas, sans toutefois
ouvrir les yeux à ce maître despotique si jaloux de
tout faire et de tout diriger par lui-même, et qui
sembloit se dédommager des mépris du dehors par
le tremblement que sa terreur redoubloit au dedans.
Prince heureux s'il en fut jamais, en figure unique,
en force corporelle, en santé égale et ferme, et presque
jamais interrompue, en siècle si fécond et si libéral
pour lui en tous genres qu'il a pu en ce sens être
comparé au siècle d'Auguste ; en sujets adorateurs
prodiguant leurs biens, leur sang, leurs talents, la
plupart jusqu'à leur réputation, quelques-uns même
leur honneur, et beaucoup trop leur conscience et
leur religion pour le servir, souvent même seulement
pour lui plaire. Heureux surtout en famille s'il n'en
avoit eu que de légitime ; en mère contente des
respects et d'un certain crédit ; en frère dont la vie
anéantie par de déplorables goûts, et d'ailleurs futile
par elle-même, se noyoit dans la bagatelle, se con-
tent oit d'argent, se retenoit par sa propre crainte et
par celle de ses favoris, et n'étoit guère moins bas
courtisan que ceux qui vouloient faire leur fortune ;
une épouse vertueuse, amoureuse de lui, infatigable-
ment patiente, devenue véritablement Françoise,
d'ailleurs absolument incapable ; un fils unique
toute sa vie à la lisière, qui à cinquante ans ne savoit
encore que gémir sous le poids de la contrainte et
du discrédit, qui, environné et éclairé de toutes
parts, n'osoit que ce qui lui étoit permis, et qui
absorbé dans la matière ne pouvoit causer la plus
légère inquiétude ; en petit-fils dont l'âge et l'ex-
emple du père, les brassières dans lesquelles ils
étoient scellés, rassuroient contre les grands talents
LA COUR DE LOUIS XIV 353
de l'aîné, sur la grandeur du second qui de son
trône reçut toujours la loi de son aïeul dans une
soumission parfaite, et sur les fougues de l'enfance
du troisième qui ne tinrent rien de ce dont elles
avoient inquiété ; un neveu qui, avec des pointes
de débauches, trembloit devant lui, en qui son
esprit, ses talents, ses velléités légères et les fous
propos de quelques débordés qu'il ramassoit, dis-
paroissoient au moindre mot, souvent au moindre
regard. Descendant plus bas, des princes du sang de
même trempe, à commencer par le grand Condé,
devenu la frayeur et la bassesse même, jusque
devant les ministres, depuis son retour à la paix des
Pyrénées ; M. le Prince son fils, le plus vil et le
plus prostitué de tous les courtisans, M. le Duc avec
un courage plus élevé, mais farouche, féroce, par cela
même le plus hors de mesure de pouvoir se faire
craindre, et avec ce caractère, aussi timide que pas
un des siens, à l'égard du roi et du gouvernement ;
des deux princes de Conti si aimables, l'aîné mort
sitôt, l'autre avec tout son esprit, sa valeur, ses
grâces, son savoir, le cri public en sa faveur jusqu'au
milieu de la cour, mourant de peur de tout, accablé
sous la haine du roi, dont les dégoûts lui coûtèrent
enfin la vie.
Les plus grands seigneurs lassés et ruinés des
longs troubles, et assujettis par nécessité. Leurs
successeurs séparés, désunis, livrés à l'ignorance, au
frivole, aux plaisirs, aux folles dépenses, et pour
ceux qui pensoient le moins mal, à la fortune, et dès
lors à la servitude et à l'unique ambition de la cour.
Des parlements subjugués à coups redoublés, appau-
vris, peu à peu l'ancienne magistrature éteinte avec
la doctrine et la sévérité des mœurs, farcis en la
place d'enfants de gens d'affaires, de sots du bel air,
ou d'ignorants pédants, avares, usuriers, aimant le
12
354 SAINT-SIMON :
sac, souvent vendeurs de la justice, et de quelques
chefs glorieux jusqu'à l'insolence, d'ailleurs vides de
tout. Nul corps ensemble, et par laps de temps,
presque personne qui osât même à part soi avoir
aucun dessein, beaucoup moins s'en ouvrir à qui
que ce soit. Enfin jusqu'à la division des familles les
plus proches parmi les considérables, l'entière mécon-
noissance des parents et des parentes, si ce n'est à
porter les deuils les plus éloignés, peu à peu tous
les devoirs absorbés par un seul que la nécessité
fit, qui fut de craindre et de tâcher à plaire. De là
cette intérieure tranquillité jamais troublée que par
la folie momentanée du chevalier de Rohan, frère
du père de M. de Soubise, qui la paya incontinent de
sa tête, et par ce mouvement des fanatiques des
Cévennes qui inquiéta plus qu'il ne valut, dura peu
et fut sans aucune suite, quoique arrivé en pleine
et fâcheuse guerre contre toute l'Europe.
De là cette autorité sans bornes qui put tout ce
qu'elle voulut, et qui trop souvent voulut tout ce
qu'elle put, et qui ne trouva jamais la plus légère
résistance, si on excepte des apparences plutôt que
des réalités sur des matières de Rome, et en dernier
lieu sur la constitution. C'est là ce qui s'appelle
vivre et régner ; mais il faut convenir en même
temps qu'en glissant sur la conduite du cabinet et
des armées jamais prince ne posséda l'art de régner
à un si haut point. L'ancienne cour de la reine sa
mère, qui excelloit à la savoir tenir, lui avoit im-
primé une politesse distinguée, une gravité jusque
dans l'air de galanterie, une dignité, une majesté
partout qu'il sut maintenir toute sa vie, et lors
même que vers sa fin il abandonna la cour à ses
propres débris.
Mais cette dignité, il ne la vouloit que pour lui,
et que par rapport à lui ; et celle-là même relative,
LA COUR DE LOUIS XIV 355
il la sapa presque toute pour mieux achever de
ruiner toute autre et de la mettre peu à peu, comme
il fit, à l'unisson, en retranchant tant qu'il put toutes
les cérémonies et les distinctions dont il ne retint
que l'ombre, et certaines trop marquées pour les
détruire, en semant même dans celles-là des zizanies
qui les rendoient en partie à charge et en partie
ridicules. Cette conduite lui servit encore à séparer,
à diviser, à affermir la dépendance en la multipli-
ant par des occasions sans nombre, et très-intéres-
santes, qui, sans cette adresse, seroient demeurées
dans les règles, et sans produire de disputes, et de
recours à lui. Sa maxime encore n'étoit que de les
prévenir, hors des choses bien marquées, et ne les
point juger ; il s'en sa voit bien garder pour ne pas
diminuer ces occasions qu'il se croyoit si utiles.
Il en usoit de même à cet égard pour les provinces ;
tout y devint sous lui litigieux et en usurpations, et
par là il en tira les mêmes avantages.
XLI. — DÉSORGANISATION MILITAIRE
Peu à peu il réduisit tout le monde à servir et à
grossir sa cour, ceux-là mêmes dont il faisoit le moin-
dre cas. Qui et oit d'âge à servir n'osoit différer
d'entrer dans le service. Ce fut encore une autre
adresse pour ruiner les seigneurs, et les accoutumer
à l'égalité, et à rouler pêle-mêle avec tout le monde.
Cette invention fut due à lui et à Louvois, qui
vouloit régner aussi sur toute seigneurie, et la
rendre dépendante de lui, en sorte que les gens nés
pour commander aux autres demeurèrent dans les
idées et ne se trouvèrent plus dans aucune réalité.
356 SAINT-SIMON :
Sous prétexte que tout service militaire est hono-
rable, et qu'il est raisonnable d'apprendre à obéir
avant que de commander, il assujettit tout, sans
autre exception que des seuls princes du sang, à
débuter par être cadets dans ses gardes du corps,
et à faire tout le même service des simples gardes
du corps, dans les salles des gardes, et dehors, hiver
et été, et à l'armée. Il changea depuis cette pré-
tendue école en celle des mousquetaires, quand la
fantaisie de ce corps lui prit, école qui n'étoit pas
plus réelle que l'autre, et où, comme dans la première,
il n'y avoit dans la vérité rien du tout à apprendre
qu'à se gâter, et à perdre du temps ; mais aussi on
s'y ployoit par force à y être confondu avec toute
sorte de gens et de toutes les espèces, et c'étoit là
tout ce que le roi prétendoit en effet de ce noviciat,
où il f alloit demeurer une année entière dans la plus
exacte régularité de tout cet inutile et pédantesque
service, après laquelle il falloit essuyer encore une
seconde école, laquelle au moins en pouvoit être une.
C'étoit une compagnie de cavalerie pour ceux qui
vouloient servir dans la cavalerie, et pour ceux qui
se destinoient à l'infanterie, une lieutenance dans
le régiment du roi, duquel le roi se mêloit immédi-
atement, comme un colonel, et qu'il avoit exprès
fort distingué de tous les autres.
C'étoit une autre station subalterne où le roi
retenoit plus ou moins longtemps avant d'accorder
l'agrément d'acheter un régiment qui lui donnoit,
et à son ministre, plus ou moins lieu d'exercer grâce
ou rigueur, selon qu'il vouloit traiter les jeunes
gens sur les témoignages qu'il en recevoit, et plus
sous main qu'autrement, ou leurs parents encore,
desquels la façon d'être avec lui, ou avec son mi-
nistre, influoit entièrement là-dessus. Outre l'ennui
et le dépit de cet état subalterne, et la naturelle
LA COUR DE LOUIS XIV 357
jalousie les uns des autres à en sortir le plus tôt,
c'est qu'il étoit peu compté pour obtenir un régi-
ment, et non limité, et pour rien du tout en soi-même,
parce qu'il fut établi que la première date d'où
l'avancement dans les grades militaires seroit
compté étoit celle de la commission de mestre de
camp ou de colonel.
Au moyen de cette règle, excepté des occasions
rares et singulières, comme d'action distinguée, de
porter une grande nouvelle de guerre, etc., il fut
établi que quel qu'on pût être, tout ce qui servoit
demeuroit, quant au service et aux grades, dans
une égalité entière.
Cela rendit l'avancement ou le retardement d'avoir
un régiment bien plus sensible, parce que de là
dépendoit tout le reste des autres avancements,
qui ne se firent plus que par promotions suivant
l'ancienneté, qu'on appela V ordre du tableau ; de là
tous les seigneurs dans la foule de tous les officiers
de toute espèce ; de là cette confusion que le roi
désiroit ; de là peu à peu cet oubli de tous, et,
dans tous, de toute différence personnelle et d'ori-
gine, pour ne plus exister que dans cet état de service
militaire devenu populaire, tout entier sous la main
du roi, beaucoup plus sous celle de son ministre, et
même de ses commis, lequel ministre avoit des occa-
sions continuelles de préférer et de mortifier qui il
vouloit, dans le courant, et qui ne manquoit pas d'en
préparer avec adresse les moyens d'avancer ses pro-
tégés, malgré l'ordre du tableau, et d'en reculer de
même ceux que bon lui sembloit.
Si d'ennui, de dépit, ou par quelque dégoût on
quittoit le service, la disgrâce étoit certaine ; c'étoit
merveille si après des années redoublées de rebuts
on parvenoit à revenir sur l'eau. A l'égard de ce
qui n'étoit point de la cour, et même du commun,
358 SAINT-SIMON :
outre que le roi y tenoit l'oeil lui-même, le ministre
de la guerre en faisoit son étude particulière, et de
ceux-là, qui quittoit, étoit assuré lui et sa famille
d'essuyer dans sa province ou dans sa ville toutes
les mortifications, et souvent les persécutions dont
on pou voit s'aviser, dont on rendoit les intendants
des provinces responsables, et qui très-ordinaire-
ment influoient sur les terres et sur les biens.
Grands et petits, connus et obscurs, furent donc
forcés d'entrer et de persévérer dans le service,
d'y être un vif peuple en toute égalité, et dans la
plus soumise dépendance du ministre de la guerre,
et même de ses commis.
J'ai vu Le Guerchois, mort conseiller d'État, lors
intendant d'AIençon, me montrer, à la Ferté, un ordre
de faire recherche des gentilshommes de sa géné-
ralité qui avoient des enfants en âge de servir et
qui n'étoient pas dans le service, de les presser de
les y mettre, de les menacer même, et de doubler
et tripler à la capitation ceux qui n'obéiroient pas,
et de leur faire toutes les sortes de vexations dont
ils seroient susceptibles. Ce fut à l'occasion d'un
gentilhomme qui étoit dans le cas, et pour qui
j'avois de l'amitié, et que j'envoyai chercher, en
effet, pour le résoudre. Le Guerchois fut depuis in-
tendant à Besançon, et il fut fait conseiller d'État
dans les commencements de la régence.
Avant de finir ce qui regarde cette politique mili-
taire, il faut voir à quel point Louvois abusa de cette
misérable jalousie du roi de tout faire et de tout
mettre dans sa dépendance immédiate, pour ranger
tout lui-même sous sa propre autorité, et comment
sa pernicieuse ambition a tari la source des capi-
taines en tout genre, et a réduit la France en ce
point à n'en trouver plus chez elle, et à n'en pou-
voir plus espérer parce que des écoliers ne peuvent
LA COUR DE LOUIS XIV 359
apprendre que sous des maîtres, et qu'il faut que
cette soumission se suive et se continue de main
en main, attendu que la capacité ne se crée point
par les hommes.
On a déjà vu les funestes obligations de la France
à ce pernicieux ministre. Des guerres sans mesure
et sans fin pour se rendre nécessaire, pour sa gran-
deur, pour son autorité, pour sa toute-puissance.
Des troupes innombrables, qui ont appris à nos
ennemis à en avoir autant, qui, chez eux, sont in-
épuisables, et qui ont dépeuplé le royaume, enfin
la ruine des négociations et de la marine, de notre
commerce, de nos manufactures, de nos colonies,
par sa jalousie de Colbert, de son frère et de son
fils, entre les mains desquels étoit le département
de ces choses, et le dessein trop bien exécuté de
ruiner la France riche et florissante pour culbuter
Colbert. Reste à voir comment il a, pour être pleine-
ment maître, arraché les dernières racines des capi-
taines en France, et l'a mise radicalement hors de
moyen d'en plus porter.
Louvois, désespéré du joug de M. le Prince, et
de M. de Turenne, non moins impatient du poids
de leurs élèves, résolut de se garantir de celui de
leurs successeurs, et d'énerver ces élèves mêmes.
Il persuada au roi le danger de ne tenir pas par les
cordons les généraux de ses armées, qui, ignorant
les secrets du cabinet, et préférant leur réputation
à toutes choses, pouvoient ne s'en pas tenir au plan
convenu avec eux avant leur départ, profiter des
occasions, faire des entreprises dont le bon succès
troubleroit les négociations secrètes, et les mauvais
feroient un plus triste effet ; que c' étoit à l'expé-
rience et à la capacité du roi de régler non-seule-
ment les plans de campagne de toutes ses armées,
mais d'en conduire le cours de son cabinet, et de ne
36o SAINT-SIMON :
pas abandonner le sort de ses affaires à la fantaisie
de ses généraux, dont aucun n'avoit la capacité,
l'acquit ni la réputation de M. le Prince et de M. de
Turenne, leurs maîtres.
Louvois surprit ainsi l'orgueil du roi, et, sous pré-
texte de le soulager, fit les plans des diverses cam-
pagnes, qui devinrent les lois des généraux d'armée,
et qui peu à peu ne furent plus reçus à en contre-
dire aucun. Par même adresse, il les tint tous en
brassière pendant le cours des campagnes jusqu'à
n'oser profiter d'aucune occasion, sans en avoir
envoyé demander la permission qui s'échappoit
presque toujours avant d'en avoir reçu la réponse.
Par là Louvois devint le maître de porter ou non
le fort de la guerre où il voulut, et de lâcher ou
retenir la bride aux généraux d'armée à sa volonté,
par conséquent de les faire valoir ou les dépriser
à son gré.
Cette gêne, qui justement dépita les généraux
d'armée, causa la perte des plus importantes occa-
sions, et souvent des plus sûr*es, et une négligence
qui en fit manquer beaucoup d'autres.
Ce grand pas fait, Louvois inspira au roi cet
ordre funeste du tableau, et ces promotions nom-
breuses par l'ancienneté, qui flatta cette superbe
du roi de rendre toute condition simple peuple,
mais qui fit aussi à la longue que toute émulation
se perdit, parce que, dès qu'il fut établi qu'on ne
montoit plus qu'à son rang à moins d'événements
presque uniques auxquels encore il falloit que la
faveur fût jointe, personne ne se soucia plus de se
fatiguer et de s'instruire, également sûr de n'avancer
point hors de son rang, et d'avancer aussi par sa
date, sans une disgrâce qu'on se contentoit à bon
marché de ne pas encourir.
Cet ordre du tableau, établi comme on l'a vu, et
LA COUR DE LOUIS XIV 361
par les raisons qui ont été expliquées, n'en demeura
pas là. Sous prétexte que dans une armée les offi-
ciers généraux prennent jour à leur tour, M. de
Louvois, qui vouloit s'emparer de tout, et barrer
toute autre voie que la sienne de pouvoir s'avancer,
fit retomber cet ordre du tableau sur les généraux
des armées. Jusqu'alors ils étoient en liberté et en
usage de donner à qui bon leur sembloit les dé-
tachements gros ou petits de leurs armées. C'étoit
à eux, suivant la force et la destination du détache-
ment, de choisir qui ils vouloient pour le com-
mander, et nul officier général ni particulier n'étoit
en droit d'y prétendre. Si le détachement étoit im-
portant, le général prenoit ce qu'il croyoit de meil-
leur parmi ses officiers généraux pour le commander ;
s'il étoit moindre, il choisissoit un officier de moindre
grade. Parmi ces derniers, les généraux d'armée
avoient coutume d'essayer de jeunes gens qu'ils
savoient appliqués et amoureux de s'instruire. Us
voyoient comment ils s'y prenoient à mener ces
détachements, et les leur donnoient plus ou moins
gros, et une besogne plus ou moins facile, suivant
qu'ils avoient déjà montré plus ou moins de capacité.
C'est ce qui faisoit dire à M. de Turenne qu'il n'en
estimoit pas moins ceux qui avoient été battus ;
qu'au contraire on n'apprenoit bien que par là à
prendre son parti une autre fois, et qu'il falloit
l'avoir été deux ou trois fois pour pouvoir devenir
quelque chose. Si les généraux d'armée reconnois-
soient par ces expériences un sujet peu capable, ils
le laissoient doucement ; s'ils y trouvoient du ta-
lent et de la ressource, ils le poussoient. Par là ils
étoient toujours bien servis. Les officiers généraux
et particuliers sentoient que leur réputation et
leur fortune dépendoient de leur application, de
leur conduite, de leurs actions ; que la dis-
362 SAINT-SIMON :
tinction journelle y étoit attachée par la préférence
ou par le délaissement ; tout contribuoit donc
en eux à l'émulation de s'appliquer, d'apprendre,
de s'instruire ; et c'étoit parmi les jeunes à faire
leur cour à ceux qui étoient les plus employés pour
être reçus par eux à s'instruire, et à s'en laisser
accompagner dans les détachements pour les voir
faire et apprendre sous eux. Telle fut l'école qui de
plus en plus gros détachements, qui de plus en plus
de besogne importante, conduisit au grand les élèves
de ces écoles, et qui, suivant la capacité, forma cette
foule d'excellents officiers généraux, et ce petit
nombre de grands capitaines.
Les généraux d'armée qui rendoient compte
d'eux à mesure par leurs dépêches, en rendoient un
plus étendu à leur retour. Tous sentoient le besoin
qu'ils avoient de ces témoignages pour leur réputa-
tion et pour leur fortune ; tous s'empressoient donc
de les mériter, et de plaire, c'est-à-dire de se pré-
senter à tout, et de soulager et d'aider, chacun
selon sa portée, le général d'armée sous qui ils
servoient, ou l'officier général dans le corps duquel
ils se trouvoient détachés. Cela opéroit une vo-
lonté, une application, une vigilance, dont le total
servoit infiniment au général et au succès de la
campagne.
Ceux qui se distinguoient le plus cheminoient
aussi à proportion ; ils devenoient promptement
lieutenants généraux, et presque tous ceux qui sont
parvenus au bâton de maréchal de France, avant
que Louvois le procurât, y étoient parvenus avant
quarante ans. L'expérience a appris qu'ils en
étoient bien meilleurs, et suivant le cours de la na-
ture, ils avoient vingt-cinq ou trente ans à employer
leurs talents à la tête des armées. Des guerriers de
ce mérite ne ployoient pas volontiers sous Louvois ;
LA COUR DE LOUIS XIV 363
aussi les détruisit-il, et avec eux leur pépinière ;
ce fut par ce fatal ordre du tableau.
Il avoit déjà réduit les généraux d'armée à rece-
voir de sa main les projets de campagne comme
venant du roi. Il les avoit exclus d'y travailler sans
lui, et de s'expliquer de rien avec le roi, ni le roi avec
eux qu'en sa présence, tant en partant qu'en reve-
nant ; enfin il les avoit mis à la lisière peu à peu,
de plus en plus resserrée, à n'oser faire un pas, ni
presque jamais oser profiter de l'occasion la plus
glissante de la main, sans ordre ou permission, et
les avoit réduits sous les courriers du cabinet. Il
alla plus loin.
If fit entendre au roi que l'emploi de commander
une armée étoit de soi-même assez grand pour ne
devoir pas chercher à le rendre plus puissant par la
facilité de s'attacher des créatures, et même les fa-
milles de ces créatures dont ils pouvoient s'appuyer
beaucoup ; que ce choix de faire marcher qui ils
vouloient à l'armée étoit nécessaire avant ce sage
établissement de l'ordre du tableau qui mettoit tout
en la main de Sa Majesté ; mais que désormais, l'ayant
établi, il devoit s'étendre à tout, et ne plus laisser
de choix aux généraux d'armée qui devenoit même
injurieux aux officiers généraux et particuliers,
puisque c'étoit montrer une préférence qui ne pou-
voit que marquer plus de confiance, par conséquent
plus d'estime pour l'un que pour l'autre, qui n'étoit
souvent que d'éloignement ou de caprice contre l'un,
de fantaisie, d'amitié, ou de raison personnelle pour
l'autre ; qu'il falloit donc que les officiers généraux
et particuliers qui prenoient jour, ou qui étoient de
piquet, en pareil grade les uns après les autres,
suivant leur ancienneté, marchassent de même
pour les détachements, sans en intervertir l'ordre à
la volonté du général, et ôter par cet unisson tout
364 SAINT-SIMON :
lieu aux jalousies, et aux généraux de pousser et
de reculer qui bon leur sembloit.
Le goût du roi, fort d'accord avec les vues de son
ministre qu'il n'aperçut pas, embrassa aisément sa
proposition. Il en fit une règle qui a toujours depuis
été observée, de manière que si un général d'armée
a un détachement délicat à faire, il est forcé de le
donner au balourd qui est à marcher, et s'il s'en
trouve plusieurs de suite, comme cela n'arrive que
trop souvent, il faut qu'il en essuie le hasard ou qu'il
fatigue ses troupes d'autant de détachements inutiles
qu'il y a de balourds à marcher, jusqu'à celui qu'il
veut charger du détachement important ; et si encore
cela se trouvoit un peu réitéré, ce seroient des
plaintes et des cris à l'honneur et à l'injustice, dès
que cela seroit aperçu. On voit assez combien cet
inconvénient est important pour une armée, mais
l'essentiel est que cette règle est devenue la perte
de l'école de la guerre, de toute instruction, de toute
émulation. Il n'y a plus où, ni de quoi apprendre, plus
d'intérêt de plaire aux généraux, ni de leur être
d'aucune utilité par son application et sa vigilance.
Tout est également sous la loi de l'ancienneté ou de
l'ordre du tableau. On se dit qu'il n'y a qu'à dormir
et faire rie à rac son service, et regarder la liste des
dates, puisque rien n'avance que la date seule qu'il
n'y a qu'à attendre en patience et en tranquillité,
sans devoir rien à personne, ni à soi-même. Voilà
l'obligation qu'a la France à Louvois qui a sapé
toute formation de capitaines pour n'avoir plus à
compter avec le mérite, et que l'incapacité eût un
continuel besoin de sa protection : voilà ce que le
royaume doit à l'aveugle superbe de Louis XIV.
Les promotions introduites achevèrent de tout
défigurer par achever de tout confondre : mérite,
actions, naissance, contradictoire de tout cela
LA COUR DE LOUIS XIV 365
moyennant le tour de l'ancienneté, et les rares ex-
ceptions que Louvois y sut bien faire dès en les étab-
lissant, pour ceux qu'il voulut avancer, comme aussi
pour ceux qu'il voulut reculer ou dégoûter. Le pro-
digieux nombre de troupes que le roi mettoit en
campagne servit à grossir et à multiplier les pro-
motions ; et ces promotions, devenues bien plus
fréquentes et bien plus nombreuses depuis, ont
accablé les armées d'un nombre sans mesure de tous
les grades. Un autre inconvénient en est résulté :
c'est qu'à force d'officiers généraux et de brigadiers,
c'est merveille s'ils marchent chacun trois ou quatre
fois dans toute une campagne, et ce n'en est pas
une s'ils ne marchent qu'une fois ou deux. Or, sans
leçon, sans école, quel moyen reste-t-il d'apprendre
et de se former que de se trouver souvent en besogne
pour s'instruire, si l'on peut, par la besogne même,
à force de voir et de faire ? et ils n'y sont jamais, et
ils n'y peuvent être.
Une autre chose a mis le comble à ce désordre et
à l'ignorance de la guerre : ce sont les troupes d'élite.
J'appelle ainsi dans l'infanterie les régiments des
gardes françoises et suisses, et le régiment du roi ;
dans la cavalerie, la maison du roi et la gendarmerie.
Le roi, pour les distinguer, y a confondu tous les
grades, et y a fait presque dans chaque promotion
une fourmilière d'officiers généraux. Les officiers
de ces corps ne peuvent même apprendre le peu
que font les autres, parce que, tout avancés qu'ils
sont, ils ne font jamais que le service de lieutenant
ou de capitaine d'infanterie et de cavalerie, qui est
celui de l'intérieur de leurs corps. Si on les fait
servir d'officiers généraux, ils sautent immédiate-
ment à ce service sans en avoir vu ni appris quoi que
ce soit, ni du service encore des gardes qui sont
entre-deux. On laisse à penser de celui qu'ils peu-
366 SAINT-SIMON :
vent rendre, et de l'embarras que cette multiplica-
tion, qui se peut dire foule, cause dans une armée
par eux-mêmes et par leurs équipages.
Et après tout cela on est surpris d'avoir tant de
maréchaux de France, et si peu à s'en servir, et dans
une immensité d'officiers généraux un nombre si
court qui sache quelque chose, et de n'en pouvoir
discerner aucun à mettre en chef, ou le bâton de
maréchal de France à la main, qu'à titre de son an-
cienneté. De là le malheur des armées, et la honte
d'avoir recours à des étrangers fort nouveaux pour
les commander, et sans espérance d'y pouvoir former
personne. Les maîtres ne sont plus, les écoles sont
éteintes, les écoliers disparus, et avec eux tout
moyen d'en élever d'autres. Mais le pouvoir sans
bornes des secrétaires d'État de la guerre, qui tous
ont bien soutenu là-dessus les errements de Louvois,
est un dédommagement que qui y pourroit chercher
du remède trouve apparemment suffisant. Le roi a
craint les seigneurs et a voulu des garçons de bou-
tique ; quel est le seigneur qui eût pu porter un
coup si mortel à la France pour son intérêt et sa
grandeur ?
Après tant de montagnes devenues vallées sous le
poids de Louvois, il trouva encore des collines à
abattre ; un souffle de sa bouche en vint à bout.
Les régiments étoient sous la disposition de leurs
colonels dans l'infanterie, la cavalerie, les dragons.
Leur fortune dépendoit de les tenir complets, bons,
exacts dans le service, et leur honneur de les avoir
vaillants et bien composés ; leur estime d'y vivre
avec justice et désintéressement ; en bons pères de
famille ; et l'intérêt des officiers, de leur plaire et
d'acquérir leur estime, puisque leur avancement et
tout détail intérieur dépendoit d'eux. Aussi étoit-ce
aux colonels à répondre de leurs régiments en toutes
LA COUR DE LOUIS XIV 367
choses, et ils étoient punis de leurs négligences et de
leurs injustices, s'il s'en trouvoit dans leur conduite-
Cette autorité, quoique si nécessaire pour le bien du
service, si peu étendue, on peut ajouter encore si
subalterne, déplut à Louvois. Il voulut l'ôter aux
colonels et l'usurper.
Il se servit pour y réussir de ce foible du roi pour
tous les petits détails, m'entretint de ceux des troupes,
des inconvénients qu'il lui forgea de les laisser à la
discrétion des colonels, trop nombreux pour pouvoir
tenir un œil sur chacun d'eux aussi ouvert et aussi
vigilant qu'il seroit nécessaire ; enfin il lui proposa
d'établir des inspecteurs choisis parmi les colonels
les plus appliqués et les plus entendus au détail des
troupes, qui les passeroient en revue dans les dis-
tricts qui leur seroient distribués, qui examineroient
la conduite des colonels et des officiers, qui rece-
vraient leurs plaintes, et celles même des soldats
cavaliers et dragons, qui entreroient dans les détails
pécuniaires avec autorité, dans celui du mérite, du
démérite, du service de chacun, qui examineroient
et régleroient provisoirement les disputes, et ce qui
regarderoit l'habillement et l'armement sur tout le
complet ; les chevaux et leurs équipages, qui ren-
droient un compte exact de toutes ces choses deux
ou trois fois l'année au roi, c'est-à-dire à lui-même,
sur lequel on régleroit toutes choses avec connois-
sance de cause dans les régiments, et on connoîtroit
exactement le service, la conduite et le mérite, l'esprit
même des corps, des officiers qui les composoient et
des colonels, pour décider avec lumière de leur
avancement, de leurs punitions et de leurs récom-
penses.
Le roi, charmé de ces nouveaux détails et de la
connoissance qu'il alloit acquérir si facilement de
cette immensité d'officiers particuliers qui compo-
368 SAINT-SIMON :
soient toutes ses troupes, donna dans le piège, et en
rendit par là Louvois le maître immédiat et despo-
tique. Il sut choisir les inspecteurs qui lui conve-
noient; c' étoient des grâces de plus qu'il se donnoit
à répandre. Dans le peu qu'il laissa ces inspecteurs
rendre compte au roi pour l'en amuser, et les auto-
riser dans les commencements, il eut grand soin de
voir tout auparavant avec eux, et de leur faire leur
leçon, qu'ils étoient d'autant plus obligés de suivre
à la lettre, qu'il étoit toujours présent au compte
qu'ils rendoient au roi.
En même temps il usa d'une autre adresse pour
empêcher que les inspecteurs ne pussent lui échapper.
Sous prétexte de l'étendue des frontières et des
provinces où les troupes étoient répandues l'hiver,
et de l'éloignement des différentes armées, l'été, les
unes des autres, il établit un changement continuel
des mêmes inspecteurs, qui ne voyoient jamais
plusieurs fois de suite les mêmes troupes, de peur
qu'ils n'y prissent trop d'autorité, tellement qu'ils
ne furent utiles qu'à ôter toute autorité aux colonels,
et inutiles pour toute autre chose, même pour l'exé-
cution de ce qu'ils avoient ordonné ou réformé, puis-
qu'ils ne pouvoient le voir ni le suivre, et que c'étoit
à un autre inspecteur à s'en informer qui le plus
souvent y étoit trompé, ne pouvoit deviner et ordon-
noit tout différemment.
Ce fut un cri général dans les troupes. Les colonels
généraux et les mestres de camp généraux de la
cavalerie et des dragons, surtout le commissaire
général de la cavalerie, qui en étoit l'inspecteur
général, en perdirent le peu d'autorité qu'ils avoient
pu sauver des mains de Louvois qui l'a voit presque
tout anéantie, et qui par ce dernier coup en fit de
purs fantômes. Les colonels ne demeurèrent guère
autre chose ; les officiers sensés se dégoûtèrent de
LA COUR DE LOUIS XIV 369
dépendre désormais de ces espèces de passe-volants
qui ne pou voient les connoître ; d'autres par diverses
raisons furent bien aises de ne plus dépendre de leurs
colonels.
On n'osa rien dans cette primeur où Louvois, les
yeux ouverts et le fouet à la main, châtioit rude-
ment le moindre air de murmure, plus encore de
dépit. Mais après lui on commença à sentir dans les
troupes tout le faux d'un établissement qui ne fit
que s'accroître en nombre, et diminuer en con-
sidération. On crut y remédier en faisant des officiers
généraux directeurs de cavalerie et d'infanterie, avec
les inspecteurs sous eux. Ce ne fut que plus de con-
fusion dans les ordres et les détails, plus de cabales
dans les régiments, plus de négligence dans le ser-
vice. Les colonels, devenus incapables de faire ni
bien ni mal, furent peu comptés dans leurs régi-
ments, peu en état, par conséquent, d'y bien faire
faire le service, et les plus considérables peu en
volonté de se donner une peine désagréable et infruc-
tueuse. Sous prétexte de l'avis des inspecteurs, le
bureau, c'est-à-dire le ministre de la guerre, et bien
plus ses principaux commis, disposèrent peu à peu
des emplois des régiments, sans nul égard pour ceux
que les colonels proposoient, tellement que le dé-
goût, la confusion, le dérèglement, le désordre, se
glissèrent dans les troupes, où ce ne fut plus que
brigues, souplesses, souvent querelles et divisions,
toujours mécontentements et dégoûts.
C'est ce qui a comblé les désastres de nos dernières
guerres ; mais à quoi l'autorité et l'intérêt du bureau
empêchera toujours d'apporter le remède unique,
qui seroit de remettre les choses à cet égard comme
elles étoient avant cette destructive invention. Mais
elle fit passer toute l'autorité particulière et pour
ainsi dire domestique, entre les mains de Louvois.
370 SAINT-SIMON :
Il en savoit trop pour n'en avoir pas senti les funestes
conséquences, mais il ne songeoit qu'à lui, et ne
souffrit pas longtemps que les inspecteurs rendissent
compte au roi ; il se chargea bientôt de le faire seul
pour eux ; et ses successeurs ont bien su se main-
tenir dans cette possession, excepté des occasions
fort rares, momentanées, et toujours en leur pré-
sence.
Louvois imagina une autre nouveauté pour se
rendre encore plus puissant et plus l'arbitre des
fortunes militaires : ce fut le grade de brigadier,
inconnu jusqu'à lui dans nos troupes, et avec qui on
auroit pu se passer utilement de faire connoissance.
Les autres troupes de l'Europe n'en ont eu que
depuis fort peu de temps. L'ancien des colonels de
chaque brigade la commandoit ; et dans les détache-
ments, les plus anciens colonels qui s'y trouvoient
commandés y faisoient le service qui a depuis été
attribué à ce grade. Il est donc inutile et superflu,
mais il servit à retarder l'avancement de ce premier
grade au-dessus des colonels, par conséquent à
Louvois à en avoir un de plus à avancer ou à reculer
qui bon lui sembleroit, et dans la totalité des grades,
à rendre le chemin plus difficile et plus long, à
arriver plus tard à celui de lieutenant général, et à
retarder le bâton à l'âge plus que sexagénaire, où
alors on n'avoit ni l'acquis ni la force de lutter avec
le secrétaire d'État, ni de lui faire le plus léger
ombrage.
On n'en a vu depuis d'exception que le dernier
maréchal d'Estrées, pour la marine, par un hasard
heureux d'avoir eu de bonne heure la place de vice-
amiral de son père ; et par terre, le duc de Berwick,
que son mérite seul n'eût jamais avancé sans la tran-
scendance de sa qualité de bâtard. On a senti et on
sentira longtemps encore ce que valent ces gêné-
LA COUR DE LOUIS XIV 371
raux sexagénaires, et des troupes abandonnées à
elles-mêmes sous le nom des inspecteurs et sous la
férule du bureau, c'est-à-dire sous l'ignorant et l'in-
téressé despotisme du secrétaire d'État de la guerre,
et sous celui d'un roi trop véritablement muselé.
Venons maintenant à un autre genre de politique de
Louis XIV.
XLII. — COMMENCEMENT DE VERSAILLES
ET PROGRÈS DU DESPOTISME
La cour fut un autre manège de la politique du
despotisme. On vient de voir celle qui divisa, qui
humilia, qui confondit les plus grands, celle qui éleva
les ministres au-dessus de tous, en autorité et en
puissance par-dessus les princes du sang, en grandeur
même par -dessus les gens de la première qualité,
après avoir totalement changé leur état. Il faut mon-
trer les progrès en tous ge res de la même conduite
dressée sur le même point de vue.
Plusieurs choses contribuèrent à tirer pour tou-
jours la cour hors de Paris, et à la tenir sans inter-
ruption à la campagne. Les troubles de la minorité,
dont cette ville fut le grand théâtre, en avoient
imprimé au roi l'aversion, et la persuasion encore
que son séjour y et oit dangereux, et que la résidence
de la cour ailleurs rendroit à Paris les cabales moins
aisées par la distance des lieux, quelque peu éloignés
qu'ils fussent, et en même temps plus difficiles à
cacher par les absences si aisées à remarquer. Il ne
pouvoit pardonner à Paris sa sortie fugitive de cette
ville la veille des Rois (1649), ni de l'avoir rendue,
•malgré lui, témoin de ses larmes, à la première re-
traite de Mme de La Vallière. L'embarras des mai-
372 SAINT-SIMON :
tresses, et le danger de pousser de grands scandales
au milieu d'une capitale si peuplée, et si remplie de
tant de différents esprits, n'eut pas peu de part à
l'en éloigner. Il s'y trouvoit importuné de la foule
du peuple à chaque fois qu'il sortoit, qu'il rentroit,
qu'il paroissoit dans les rues ; il ne l' et oit pas moins
d'une autre sorte de foule de gens de la ville, et
qui n'étoit pas pour l'aller chercher assidûment plus
loin. Des inquiétudes aussi, qui ne furent pas plutôt
aperçues que les plus familiers de ceux qui étoient
commis à sa garde, le vieux Noailles, M. de Lauzun,
et quelques subalternes, firent leur cour de leur
vigilance, et furent accusés de multiplier exprès de
faux avis, qu'ils se faisoient donner pour avoir occa-
sion de se faire valoir et d'avoir plus souvent des
particuliers avec le roi ; le goût de la promenade et
de la chasse, bien plus commodes à la campagne
qu'à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de
promenades ; celui des bâtiments qui vint après,
et peu à peu toujours croissant, ne lui en per-
mettoit pas l'amusement dans une ville où il n'auroit
pu éviter d'y être continuellement en spectacle ;
enfin l'idée de se rendre plus vénérable en se dérobant
aux yeux de la multitude, et à l'habitude d'en être
vu tous les jours, toutes ces considérations fixèrent
le roi à Saint-Germain bientôt après la mort de la
reine sa mère.
Ce fut là où il commença à attirer le monde par
les fêtes et les galanteries, et à faire sentir qu'il
vouloit être vu souvent.
L'amour de Mme de La Vallière, qui fut d'abord
un mystère, donna lieu à de fréquentes promenades
à Versailles, petit château de cartes alors, bâti par
Louis XIII ennuyé, et sa suite encore plus, d'y avoir
souvent couché dans un méchant cabaret à rouliers-
et dans un moulin à vent, excédés de ses longues
LA COUR' DE LOUIS XIV 373
chasses dans la forêt de Saint-Léger et plus loin
encore, loin alors de ces temps réservés à son fils où
les routes, la vitesse des chiens et le nombre gagé
des piqueurs et des chasseurs à cheval a rendu les
chasses si aisées et si courtes. Ce monarque ne
couchoit jamais ou bien rarement à Versailles qu'une
nuit, et par nécessité ; le roi son fils pour être plus
en particulier avec sa maîtresse, plaisirs inconnus
au juste, au héros, digne fils de saint Louis, qui
bâtit ce petit Versailles.
Ces petites parties de Louis XIV y rirent naître
peu à peu ces bâtiments immenses qu'il y a faits ;
et leur commodité pour une nombreuse cour, si
différente des logements de Saint-Germain, y trans-
porta tout à fait sa demeure peu de temps avant la
mort de la reine. Il y fit des logements infinis, qu'on
lui faisoit sa cour de lui demander, au lieu qu'à
Saint-Germain, presque tout le monde avoit l'in-
commodité d'être à la ville, et le peu qui étoit
logé au château y étoit étrangement à l'étroit.
Les fêtes fréquentes, les promenades particulières
à Versailles, les voyages furent des moyens que le
roi saisit pour distinguer et pour mortifier en nom-
mant les personnes qui à chaque fois en dévoient
être, et pour tenir chacun assidu et attentif à lui
plaire. Il sentoit qu'il n'avoit pas à beaucoup près
assez de grâces à répandre pour faire un effet con-
tinuel. Il en substitua donc aux véritables d'idéales,
par la jalousie, les petites préférences qui se trou-
voient tous les jours, et pour ainsi dire, à tous
moments, par son art. Les espérances que ces petites
préférences et ces distinctions faisoient naître, et la
considération qui s'en tiroit, personne ne fut plus
ingénieux que lui à inventer sans cesse ces sortes
de choses. Marly, dans la suite, lui fut en cela d'un
plus grand usage, et Trianon où tout le monde, à
374 SAINT-SIMON :
la vérité, pouvoit lui aller faire sa cour, mais où
les dames avoient l'honneur de manger avec Jui, et
où à chaque repas elles étoient choisies ; le bougeoir
qu'il faisoit tenir tous les soirs à son coucher par un
courtisan qu'il vouloit distinguer, et toujours entre les
plus qualifiés de ceux qui s'y trouvoient, qu'il nommoit
tout haut au sortir de sa prière. Le justaucorps à brevet
fut une autre de ces inventions. Il et oit bleu doublé
de rouge avec les parements et la veste rouge, brodé
d'un dessin magnifique or et un peu d'argent, par-
ticulier à ces habits. Il n'y en avoit qu'un nombre,
dont le roi, sa famille, et les princes du sang étoient ;
mais ceux-ci, comme le reste des courtisans, n'en
avoient qu'à mesure qu'il en vaquoit. Les plus dis-
tingués de la cour par eux-mêmes ou par la faveur
les demandoient au roi, et c'étoit une grâce que d'en
obtenir. Le secrétaire d'État ayant la maison du roi
en son département en expédioit un brevet, et nul
d'eux n'étoit à portée d'en avoir. Ils furent imaginés
pour ceux, en très-petit nombre, qui avoient la liberté
de suivre le roi aux promenades de Saint-Germain
à Versailles sans être nommés, et depuis que cela cessa,
ces habits ont cessé aussi de donner aucun privilège,
excepté celui d'être portés quoiqu'on fût en deuil de
cour ou de famille, pourvu que le deuil ne fût pas
grand ou qu'il fût sur ses fins, et dans les temps
encore où il étoit défendu de porter de l'or et de
l'argent. Je ne l'ai jamais vu porter au roi, à Monsei-
gneur ni à Monsieur, mais très-souvent aux trois
fils de Monseigneur et à tous les autres princes ; et
jusqu'à la mort du roi, dès qu'il en vaquoit un,
c'étoit à qui l'auroit entre les gens de la cour les
plus considérables, et si un jeune seigneur l'obte-
noit c'étoit une grande distinction. Les différentes
adresses de cette nature qui se succédèrent les unes
aux autres, à mesure que le roi avança en âge,
LA COUR DE LOUIS XIV 375
et que les fêtes changeoient ou diminuoient, et les
attentions qu'il marquoit pour avoir toujours une
cour nombreuse, on ne finirait point à les expliquer.
Non-seulement il étoit sensible à la présence con-
tinuelle de ce qu'il y avoit de distingué, mais il
l' étoit aussi aux étages inférieurs. Il regardoit à
droite et à gauche à son lever, à son coucher, à ses
repas, en passant dans les appartements, dans ses
jardins de Versailles, où seulement les courtisans
avoient la liberté de le suivre ; il voyoit et remar-
quoit tout le monde, aucun ne lui échappoit, jusqu'à
ceux qui n'espéroient pas même être vus. Il distin-
guoit très-bien en lui-même les absences de ceux
qui étoient toujours à la cour, celles des passagers
qui y venoient plus ou moins souvent ; les causes
générales ou particulières de ces absences, il les
combinoit, et ne perdoit pas la plus légère occasion
d'agir à leur égard en conséquence. C'étoit un démé-
rite aux uns, et à tout ce qu'il y avoit de distingué,
de ne faire pas de la cour son séjour ordinaire, aux
autres d'y venir rarement, et une disgrâce sûre pour
qui n'y venoit jamais, ou comme jamais. Quand il
s'agissoit de quelque chose pour eux : « Je ne le con-
nois point, » répondoit-il fièrement. Sur ceux qui
se présentoient rarement : « C'est un homme que je
ne vois jamais ; » et ces arrêts-là étoient irrévocables.
C'étoit un autre crime de n'aller point à Fontaine-
bleau, qu'il regardoit comme Versailles, et pour cer-
taines gens de ne demander pas pour Marly, les uns
toujours, les autres souvent, quoique sans dessein de
les y mener, les uns toujours ni les autres souvent ;
mais si on étoit sur le pied d'y aller toujou~ s, il falloit
une excuse valable pour s'en dispenser, hommes et
femmes de même. Surtout il ne pouvoit souffrir les
gens qui se plaisoient à Paris. Il supportoit assez
aisément ceux qui aimoient leur campagne, encore
376 SAINT-SIMON :
y falloit-il être mesuré ou avoir pris ses précautions
avant d'y aller passer un temps un peu long.
Cela ne se bornoit pas aux personnes en charges,
ou familières, ou bien traitées, ni à celles que leur
âge ou leur représentation marquoit plus que les
autres. La destination seule suffisoit dans les gens
habitués à la cour. On a vu sur cela, en son lieu,
l'attention qu'eut le roi à un voyage que je fis à
Rouen pour un procès, tout jeune que j'étois, et à
m'y faire écrire de sa part par Pontchartrain pour
en savoir la raison.
Louis XIV s'étudioit avec grand soin à être bien
informé de ce qui se passoit partout, dans les lieux
publics, dans les maisons particulières, dans le com-
merce du monde, dans le secret des familles et des
liaisons. Les espions et les rapporteurs étoient infinis.
Il en avoit de toute espèce : plusieurs qui ignoraient
que leurs délations allassent jusqu'à lui, d'autres
qui le savoient, quelques-uns qui lui écrivoient
directement en faisant rendre leurs lettres par les
voies qu'il leur avoit prescrites, et ces lettres-là
n' étoient vues que de lui, et toujours avant toutes
autres choses, quelques-autres enfin qui lui parloient
quelquefois secrètement dans ces cabinets, par les
derrières. Ces voies inconnues rompirent le cou à
une infinité de gens de tous états, sans qu'ils en
aient jamais pu découvrir la cause, souvent très-
injustement, et le roi une fois prévenu ne revenoit
jamais, ou si rarement que rien ne l'étoit davantage.
Il avoit encore un défaut bien dangereux pour
les autres, et souvent pour lui-même par la privation
de bons sujets. C'est qu'encore qu'il eût la mémoire
excellente et pour reconnoître un homme du commun
qu'il avoit vu une fois, au bout de vingt ans, et pour
les choses qu'il avoit sues, et qu'il ne confondoit
point, il n'étoit pourtant pas possible qu'il se sou-
LA COUR DE LOUIS XIV 377
vînt de tout, au nombre infini de ce qui chaque jour
venoit à sa connoissance. S'il lui étoit revenu quelque
chose de quelqu'un qu'il eût oublié de la sorte, il lui
restoit imprimé qu'il y avoit quelque chose contre
lui, et c'en étoit assez pour l'exclure. Il ne cédoit
point aux représentations d'un ministre, d'un général,
de son confesseur même, suivant l'espèce de chose
ou de gens dont il s'agissoit. Il répondoit qu'il ne
savoit plus ce qui lui en 'étoit revenu, mais qu'il
étoit plus sûr d'en prendre un autre dont il ne lui
fût rien revenu du tout.
Ce fut à sa curiosité que les dangereuses fonctions
du lieutenant de police furent redevables de leur
établissement. Elles allèrent depuis toujours crois-
sant. Ces officiers ont tous été sous lui plus craints,
plus ménagés, aussi considérés que les ministres,
jusque par les ministres mêmes, et il n'y avoit per-
sonne en France, sans en excepter les princes du
sang, qui n'eût intérêt de les ménager, et qui ne le
fît. Outre les rapports sérieux qui lui revenoient par
eux, il se divertissoit d'en apprendre toutes les
galanteries et toutes les sottises de Paris. Pontchar-
train, qui avoit Paris et la cour dans son départe-
ment, lui faisoit tellement sa cour par cette voie
indigne, dont son père étoit outré, qu'elle le soutint
souvent auprès du roi, et de l'aveu du roi même,
contre de rudes atteintes auxquelles sans cela il
auroit succombé, et on l'a su plus d'une fois par Mme
de Maintenon, par Mme la duchesse de Bourgogne,
par M. le comte de Toulouse, par les valets intérieurs.
Mais la plus cruelle de toutes les voies par laquelle
le roi fut instruit bien des années, avant qu'on s'en
fût aperçu, et par laquelle l'ignorance et l'impru-
dence de beaucoup â,e gens continua toujours encore
de l'instruire, fut celle de l'ouverture des lettres.
C'est ce qui donna tant de crédit aux Pajot et aux
378 SAINT-SIMON :
Roullier qui en avoient la ferme, qu'on ne put jamais
ôter, ni les faire guère augmenter par cette raison
si longtemps inconnue, et qui s'y enrichirent si énor-
mément tous, aux dépens du public et du roi même.
On ne sauroit comprendre la promptitude et la
dextérité de cette exécution. Le roi voyoit l'extrait
de toutes les lettres où il y avoit des articles que les
chefs de la poste, puis le ministre qui la gouvernoit,
jugeoient devoir aller jusqu'à lui, et les lettres entières
quand elles en valoient la peine par leur tissu, ou par
la considération de ceux qui étoient en commerce.
Par là les gens principaux de la poste, maîtres et
commis, furent en état de supposer tout ce qu'il leur
plut et à qui il leur plut ; et comme peu de chose
perdoit sans ressource, ils n' avoient pas besoin de
forger ni de suivre une intrigue. Un mot de mépris
sur le roi ou sur le gouvernement, une raillerie, en
un mot, un article de lettre spécieux et détaché,
noyoit sans ressource, sans perquisition aucune, et
ce moyen étoit continuellement entre leurs mains.
Aussi à vrai et à faux est-il incroyable combien de
gens de toutes les sortes en furent plus ou moins
perdus. Le secret étoit impénétrable, et jamais rien
ne coûta moins au roi que de se taire profondément
et de dissimuler de même.
Ce dernier talent, il le poussa souvent jusqu'à la
fausseté, mais avec cela jamais de mensonge, et il
se piquoit de tenir parole. Aussi ne la donnoit-il
presque jamais. Pour le secret d'autrui, il le gardoit
aussi religieusement que le sien. Il étoit même flatté
de certaines confessions et de certaines confidences
et même confiance ; et il n'y avoit maîtresse, mi-
nistre ni favori qui pût y donner atteinte, quand le
secret les auroit même regardés*
On a su, entre beaucoup d'autres, l'aventure fa-
meuse d'une femme de nom, lequel a toujours été
LA COUR DE LOUIS XIV 379
pleinement ignoré et jusqu'au soupçon même, qui
séparée de lieu depuis un an d'avec son mari, se
trouvant grosse et sur le point de le voir arriver
de l'armée, à bout enfin de tous moyens, fit demander
en grâce au roi une audience secrète, dont qui que ce
soit ne put s'apercevoir, pour l'affaire du monde la
plus importante. Elle l'obtint. Elle se confia au roi
dans cet extrême besoin, et lui dit que c'étoit comme
au plus honnête homme de son royaume. Le roi lui
conseilla de profiter d'une si grande détresse pour
vivre plus sagement à l'avenir, et lui promit de re-
tenir sur-le-champ son mari sur la frontière, sous
prétexte de son service, tant et si longtemps qu'il
ne pût avoir aucun soupçon, et de ne le laisser revenir
sous aucun prétexte. En effet, il en donna l'ordre
le jour même à Louvois, et lui défendit non-seulement
tout congé, mais de souffrir qu'i s'absentât un seul
jour du poste qu'il lui assignoit pour y commander
tout l'hiver. L'officier, qui étoit distingué, et qui
n'avoit rien moins que souhaité, encore moins de-
mandé, d'être employé l'hiver sur la frontière, et
Louvois ui y a oit aussi peu pensé, furent égale-
ment surpris et fâchés. Il n'en fallut pas moins obéir
à la lettre et sans demander pourquoi, et le roi n'en
a fait l'histoire que bien des années après et que
lorsqu'il fut bien sûr que les gens que cela regardoit
ne se pouvoient plus démêler, comme en effet ils
n'ont jamais pu l'être, pas même du soupçon le plus
vague ni le plus incertain.
380 SAINT-SIMON :
XLIIL — MUNIFICENCE ET MAGNIFICENCE
DE LOUIS XIV
Jamais personne ne donna de meilleure grâce et
n'augmenta tant par là le prix de ses bienfaits. Jamais
personne ne vendit mieux ses paroles, son souris
même, jusqu'à ses regards. Il rendit tout précieux
par le choix et la majesté, à qui la rareté et la
breveté de ses paroles ajoutoit beaucoup. S'il les
adressoit à quelqu'un, ou de question, ou de choses
indifférentes, toute l'assistance le regardoit ; c'étoit
une distinction dont on s'entretenoit et qui rendit
toujours une sorte de considération. Il en étoit de
même de toutes les attentions et les distinctions, et
des préférences, qu'il donnoit dans leurs proportions.
Jamais il ne lui échappa de dire rien de désobligeant
à personne ; et s'il avoit à reprendre, à réprimander
ou à corriger, ce qui étoit fort rare, c'étoit toujours
avec un air plus oa moins de bonté, presque jamais
avec sécheresse, jamais avec colère, si on excepte
l'unique aventure de Courtenvaux, qui a été racontée
en son lieu, quoiqu'il ne fût pas exempt de colère ;
quelquefois avec un air de sévérité.
Jamais homme si naturellement poli, ni d'une
politesse si fort mesurée, si fort par degrés, ni qui
distinguât mieux l'âge, le mérite, le rang, et dans
ses réponses, quand elles passoient le « Je verrai, »
et dans ses manières. Ces étages divers se marquoient
exactement dans sa manière de saluer et de recevoir
les révérences, lorsqu'on partoit ou qu'on arrivoit.
Il étoit admirable à recevoir différemment les saluts
à la tête des lignes à l'armée ou aux revues. Mais
surtout pour les femmes rien n'étoit pareil. Jamais
il n'a passé devant la moindre coiffe sans soulever
son chapeau, je dis aux femmes de chambre, et
LA COUR DE LOUIS XIV 381
qu'il connoissoit pour telles, comme cela arrivoit
souvent à Marly. Aux dames, il ôtoit son chapeau
tout à fait, mais de plus ou moins loin ; aux gens
titrés, à demi, et le tenoit en l'air ou à son oreille
quelques instants plus ou moins marqués. Aux
seigneurs, mais qui l'étoient, il se contentoit de
mettre la main au chapeau. Il 1* ôtoit comme aux
dames pour les princes du sang. S'il abordoit des
dames, il ne se couvrait qu'après les avoir quittées.
Tout cela n'étoit que dehors, car dans la maison il
n'étoit jamais couvert. Ses révérences, plus ou moins
marquées, mais toujours légères, avoient une grâce
et une majesté incomparables, jusqu'à sa manière
de se soulever à demi à son souper pour chaque
dame assise qui arrivoit, non pour aucune autre,
ni pour les princes du sang ; mais sur les fins cela
le fatiguoit, quoiqu'il ne l'ait jamais cessé, et les
dames assises évitoient d'entrer à son souper quand
il étoit commencé. C'étoit encore avec la même
distinction qu'il recevoit le service de Monsieur, et
de M. le duc d'Orléans, des princes du sang ; à ces
derniers, il ne faisoit que marquer, à Monseigneur de
même, et à Mgrs ses fils par familiarité ; des grands
officiers, avec un air de bonté et d'attention.
Si on lui faisoit attendre quelque chose à son
habiller, c'étoit toujours avec patience. Exact aux
heures qu'il donnoit pour toute sa journée ; une
précision nette et courte dans ses ordres. Si dans les
vilains temps d'hiver qu'il ne pou voit aller dehors,
qu'il passât chez Mme de Maintenon un quart d'heure
plus tôt qu'il n'en avoit donné l'ordre, ce qui ne lui
arrivoit guère, et que le capitaine des gardes en
quartier ne s'y trouvât pas, il ne manquoit point de
lui dire après que c'étoit sa faute à lui d'avoir pré-
venu l'heure, non celle des capitaines des gardes de
l'avoir manquée. Aussi, avec cette règle qui ne
382 SAINT-SIMON :
manquent jamais, étoit-il servi avec la dernière
exactitude, et elle étoit d'une commodité infinie
pour les courtisans.
Il traitoit bien ses valets, surtout les intérieurs.
C étoit parmi eux qu'il se sentoit le plus à son aise,
et qu'il se communiquoit le plus familièrement, sur-
tout aux principaux. Leur amitié et leur aversion
a souvent eu de grands effets. Ils étoient sans cesse
à portée de rendre de bons et de mauvais offices;
aussi faisoient-ils souvenir de ces puissants affranchis
des empereurs romains, à qui le sénat et les grands
de l'empire faisoient leur cour, et ployoient sous eux
avec bassesse. Ceux-ci, dans tout ce règne, ne furent
ni moins comptés ni moins courtisés. Les ministres
même les plus puissants les ménageoient ouverte-
ment ; et les princes du sang, jusqu'aux bâtards,
sans parler de tout ce qui est inférieur, en usoient de
même. Les charges des premiers gentilshommes de
la chambre furent plus qu'obscurcies par les premiers
valets de chambre, et les grandes charges ne se sou-
tinrent que dans la mesure que les valets de leur
dépendance ou les petits officiers très-subalternes
approchoient nécessairement plus ou moins du roi
L'insolence aussi étoit grande dans la plupart d'eux ,
et telle qu'il falloit savoir l'éviter, ou la supporter
avec patience.
Le roi les soutenoit tous, et il racontoit quelque-
fois avec complaisance qu'ayant dans sa jeunesse
envoyé, pour je ne sais quoi, une lettre au duc de
Montbazon, gouverneur de Paris, qui étoit en une
de ses maisons de campagne près de cette ville, par
un de ses valets de pied, il y arriva comme M. de
Montbazon alloit se mettre à table, qu'il avoit forcé
ce valet de pied de s'y mettre avec lui, et le con-
duisit, lorsqu'il le renvoya, jusque dans la cour,
parce qu'il étoit venu de la part du roi.
LA COUR DE LOUIS XIV 383
Il ne manquoit guère aussi de demander à ses
gentilshommes ordinaires, quand ils revenoient de
sa part de faire des compliments de conjouissance
ou de condoléances aux gens titrés, hommes et
femmes, mais à nuls autres, comment ils avoient
été reçus ; et il anroit trouvé bien mauvais qu'on
ne les eût pas fait asseoir, et conduits fort loin, les
hommes en carrosse.
Rien n'étoit pareil à lui aux revues, aux fêtes, et
partout où un air de galanterie pouvoit avoir lieu
par la présence des dames. On l'a déjà dit, il l'avoit
puisée à la cour de la reine sa mère, et chez la com-
tesse de Soissons ; la compagnie de ses maîtresses
l'y avoit accoutumé de plus en plus ; mais toujours
majestueuse, quoique quelquefois avec de la gaieté,
et jamais devant le monde rien de déplacé ni de
hasardé ; mais jusqu'au moindre geste, son marcher,
son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout
décent, noble, grand, majestueux, et toutefois très-
naturel, à quoi l'habitude et l'avantage incompa-
rable et unique de toute sa figure donnoit une grande
facilité. Aussi, dans les choses sérieuses, les audiences
d'ambassadeurs, les cérémonies, jamais homme n'a
tant imposé ; et il falloit commencer par s'accou-
tumer à le voir, si en le haranguant on ne vouloit
s'exposer à demeurer court. Ses réponses en ces
occasions étoient toujours courtes, justes, pleines
et très-rarement sans quelque chose d'obligeant,
quelquefois même de flatteur, quand le discours le
méritoit. Le respect aussi qu'apportoit sa présence
en quelque lieu qu'il fût imposoit un silence et
jusqu'à une sorte de frayeur.
Il aimoit fort l'air et les exercices, tant qu'il en
put faire. Il avoit excellé à la danse, au mail, à la
paume. Il étoit encore admirable à cheval à son âge.
Il aimoit à voir faire toutes ces choses avec grâce et
384 SAINT-SIMON :
.„
adresse. S'en bien ou mal acquitter devant lui
mérite ou démérite. Il disoit que de ces choses qui
n'étoient point nécessaires, il ne s'en falloit pas
mêler, si on ne les faisoit pas bien. Il aimoit fort à
tirer, et il n'y avoit point de si bon tireur que lui,
ni avec tant de grâces. Il vouloit des chiennes cou-
chantes, excellentes ; il en avoit toujours sept ou
huit dans ses cabinets, et se plaisoit à leur donner
lui-même à manger pour s'en faire connoître. Il
aimoit fort aussi à courre le cerf, mais en calèche,
depuis qu'il s'étoit cassé le bras en courant à Fon-
tainebleau, aussitôt après la mort de la reine. Il
étoit seul dans une manière de soufflet, tiré par
quatre petits chevaux, à cinq ou six relais, et il
menoit lui-même à toute bride, avec une adresse et
une justesse que n'avoient pas les meilleurs cochers,
et toujours la même grâce à tout ce qu'il faisoit. Ses
postillons étoient des enfants depuis neuf ou dix ans
jusqu'à quinze, et il les dirigeoit.
Il aima en tout la splendeur, la magnificence, la
profusion. Ce goût il le tourna en maxime par poli-
tique, et l'inspira en tout à sa cour. C'étoit lui plaire
que de s'y jeter en tables, en habits, en équipages,
en bâtiments, en jeu. C'étoient des occasions pour
qu'il parlât aux gens. Le fond étoit qu'il tendoit et
parvint par là à épuiser tout le monde en mettant le
luxe en honneur, et pour certaines parties en néces-
sité, et réduisit ainsi peu à peu tout le monde à
dépendre entièrement de ses bienfaits pour subsister.
Ii y trouvoit encore la satisfaction de son orgueil
par une cour superbe en tout, et par une plus grande
confusion qui anéantissoit de plus en plus les dis-
tinctions naturelles.
C'est une plaie qui, une fois introduite, est devenue
le cancer intérieur qui ronge tous les particuliers,
parce que de la cour il s'est promptement com-
LA COUR DE LOUIS XIV 385
muniqué à Paris et dans les provinces et les armées,
où les gens en quelque place ne sont comptés qu'à
proportion de leur table et de leur magnificence,
depuis cette malheureuse introduction qui ronge tous
les particuliers, qui force ceux d'un état à pouvoir
voler, à ne s'y pas épargner pour la plupart, dans
la nécessité de soutenir leur dépense ; et par la
confusion des états, que l'orgueil, que jusqu'à la
bienséance entretiennent, qui par la folie du gros
va toujours en augmentant, dont les suites sont in-
finies, et ne vont à rien moins qu'à la ruine et au
renversement général.
Rien, jusqu'à lui, n'a jamais approché du nombre
et de la magnificence de ses équipages de chasse et
de toutes ses autres sortes d'équipages. Ses bâti-
ments, qui les pourroit nombrer ? En même temps,
qui n'en déplorera pas l'orgueil, le caprice, le mau-
vais goût ? Il abandonna Saint-Germain, et ne fit
jamais à Paris ni ornement ni commodité, que le
pont Royal, par pure nécessité, en quoi, avec son
incomparable étendue, elle est si inférieure à tant de
villes dans toutes les parties de l'Europe.
Lorsqu'on fit la place de Vendôme, elle étoit
carrée. M. de Louvois en vit les quatre parements
bâtis. Son dessein étoit d'y placer la bibliothèque
du roi, les médailles, le balancier, toutes les académies,
et le grand conseil qui tient ses séances encore dans
une maison qu'il loue. Le premier soin du roi, le
jour de la mort de Louvois, fut d'arrêter ce travail,
et de donner ses ordres pour faire couper à pans
les angles de la place, en la diminuant d'autant, de
n'y placer rien de ce qui y étoit destiné, et de n'y
faire que des maisons, ainsi qu'on la voit.
Saint-Germain, lieu unique pour rassembler les
merveilles de la vue, l'immense plain-pied d'une
forêt toute joignante, unique encore par la beauté
13
386 SAINT-SIMON :
de ses arbres, de son terrain, de sa situation, l'avan-
tage et la facilité des eaux de source sur cette élé-
vation, les agréments admirables des jardins, des
hauteurs et des terrasses, qui les unes sur les autres ne
pouvoient si aisément conduire dans toute l'étendue
qu'on auroit voulu, les charmes et les commodités
de la Seine, enfin, une ville toute faite et que sa
position entretenoit par elle-même, il l'abandonna
pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de
tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans
terre, parce que tout y est sable mouvant ou maré-
cage, sans air par conséquent qui n'y peut être bon.
Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à
force d'art et de trésors. Il y bâtit tout l'un après
l'autre, sans dessin général ; le beau et le vilain
furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé. Son
appartement et celui de la reine y ont les der-
nières incommodités, avec les vues de cabinets et
de tout ce qui est derrière les plus obscures, les plus
enfermées, les plus puantes. Les jardins dont la ma-
gnificence étonne, mais dont le plus léger usage re-
bute, sont d'aussi mauvais goût. On n'y est conduit
dans la fraîcheur de l'ombre que par une vaste zone
torride, au bout de laquelle il n'y a plus, où que
ce soit, qu'à monter et à descendre ; et avec la col-
line, qui est fort courte j se terminent les jardins.
La recoupe y brûle les pieds, mais sans cette re-
coupe on y enfonceroit ici dans les sables, et là
dans la plus noire fange. La violence qui y a été
faite partout à la nature repousse et dégoûte maigre
soi. L'abondance des eaux forcées et ramassées de
toutes parts les rend vertes, épaisses, bourbeuses ;
elles répandent une humidité malsaine et sensible,
une odeur qui l'est encore plus. Leurs effets, qu'il
faut pourtant beaucoup ménager, sont incompara-
bles; mais de ce tout, il résulte qu'on admire et
LA COUR DE LOUIS XIV 387
qu'on fuit. Du côté de la cour, l'étranglé suffoque,
et ses vastes ailes s'enfuient sans tenir à rien. Du
côté des jardins, on jouit de la beauté du tout en-
semble, mais on croit voir un palais qui a été brûlé,
où le dernier étage et les toits manquent encore.
La chapelle qui l'écrase, parce que Mansart vouloit
engager le roi à élever le tout d'un étage, a de par-
tout la triste représentation d'un immense cata-
falque. La main-d'œuvre y est exquise en tout genres,
l'ordonnance nulle, tout y a été fait pour la tribune,
parce que le roi n'alloit guère en bas, et celles des
côtés sont inaccessibles, par l'unique défilé qui con-
duit à chacune. On ne finiroit point sur les défauts
monstrueux d'un palais si immense, et si immensé-
ment cher, avec ses accompagnements qui le sont
encore davantage.
Orangerie, potagers, chenils, grande et petite
écuries pareilles, commun prodigieux ; enfin une
ville entière où il n'y avoit qu'un très-misérable
cabaret, un moulin à vent, et ce petit château de
cartes que Louis XIII y avoit fait pour n'y plus
coucher sur la paille, qui n'étoit que la contenance
étroite et basse autour de la cour de marbre, qui
en faisoit la cour, et dont le bâtiment du fond
n'avoit que deux courtes et petites ailes. Mon père
Fa vu et y a couché maintes fois. Encore ce Ver-
sailles de Louis XIV, ce chef-d'œuvre si ruineux
et de si mauvais goût, et où les changements entiers
des bassins et des bosquets ont enterré tant d'or
qui ne peut paroître, n'a-t-il pu être achevé.
Parmi tant de salons entassés l'un sur l'autre, il
n'y a ni salle de comédie, ni salle de banquets, ni de
bal ; et devant et derrière il reste beaucoup à faire.
Les parcs et les avenues, tous en plants, ne peu-
vent venir. En gibier, il faut y en jeter sans cesse ; en
rigoles de quatre et cinq lieues de cours, elle sont
388 SAINT-SIMON ;
sans nombre; en murailles enfin qui, par leur im-
mense contour, enferment comme une petite province
du plus triste et du plus vilain pays du monde.
Trianon, dans ce même parc, et à la porte de
Versailles, d'abord maison de porcelaine à aller
faire des collations, agrandie après pour y pouvoir
coucher, enfin palais de marbre, de jaspe et de por-
phyre avec des jardins délicieux ; la ménagerie vis-
à-vis, de l'autre côté de la croisée du canal de Ver-
sailles, toute de riens exquis, et garnie de toutes
sortes d'espèces de bêtes à deux et à quatre pieds
les plus rares ; enfin Clagny, bâti pour Mme de Mon-
tespan en son propre, passé au duc du Maine, au
bout de Versailles, château superbe avec ses eaux,
ses jardins, son parc ; des aqueducs dignes des Ro-
mains de tous les côtés, l'Asie ni l'antiquité n'offrent
rien de si vaste, de si muv.iplié, de si travaillé, de
si superbe, de si rempli de monuments les plus
rares de tous les siècles, en marbre les plus exquis
de toutes les sortes, en bronzes, en peintures ; en
sculptures, ni de si achevé des derniers.
Mais l'eau manquoit quoi qu'on pût faire, et ces
merveilles de l'art en fontaines tarissoient, comme elles
font encore à tous moments, malgré la prévoyance
de ces mers de réservoirs qui avoient coûté tant
de millions à établir et à conduire sur le sable
mouvant et sur la fange. Qui l'auroit cru ? ce dé-
faut devint la ruine de l'infanterie. Mme de Main-
tenon régnoit, on parlera d'elle à son tour. M. de
Louvois alors étoit bien avec elle, on jouissoit de
la paix. Il imagina de détourner la rivière d'Eure,
entre Chartres et Maintenon, et de la faire venir
tout entière à Versailles. Qui pourra dire l'or et les
hommes que la tentative obstinée en coûta pen-
dant plusieurs années, jusque-là qu'il fut défendu,
sous les plus grandes peines, dans le camp qu'on
LA COUR DE LOUIS XIV 389
y avoit établi et qu'on y tint très-longtemps, d'y
parler des malades, surtout des morts, que le rude
travail et plus encore l'exhalaison de tant de terres
remuées tuoient ? combien d'autres furent des an-
nées à se rétablir de cette contagion ! combien n'en
ont pu reprendre leur santé pendant le reste de leur
vie ! Et toutefois non-seulement les officiers par-
ticuliers, mais les colonels, les brigadiers, et ce
qu'on y employa d'officiers généraux, n'avoient pas,
quels qu'ils fussent, la liberté de s'en absenter un
quart d'heure, ni de manquer eux-mêmes un quart
d'heure de service sur les travaux. La guerre enfin
les interrompit en 1688, sans qu'ils aient été repris
depuis ; il n'en est resté que d'informes monuments
qui éterniseront cette cruelle folie.
A la fin, le roi, lassé du beau et de la foule, se
persuada qu'il vouloit quelquefois du petit et de la
solitude. Il chercha autour de Versailles de quoi
satisfaire ce nouveau goût. Il visita plusieurs en-
droits, il parcourut les coteaux qui découvrent
Saint-Germain et cette vaste plaine qui est au bas,
où la Seine serpente et arrose tant de gros lieux et
de richesses en quittant Paris. On le pressa de s'arrê-
ter à Lucienne, où Cavoye eut depuis une maison
dont la vue est enchantée, mais il répondit que cette
heureuse situation le ruineroit, et que, comme il
vouloit un rien, il vouloit aussi une situation qui
ne lui permît pas de songer à y rien faire.
Il trouva derrière Lucienne un vallon étroit, pro-
fond, à bords escarpés, inaccessible par ses maré-
cages, sans aucune vue, enfermé de collines de toutes
parts, extrêmement à l'étroit, avec un méchant vil-
lage sur le penchant d'une de ces collines qui s'appe-
loit Marly. Cette clôture sans vue, ni moyen d'en
avoir, fit tout son mérite. L'étroit du vallon où on
ne se pou voit étendre y en ajouta beaucoup. Il crut
390 SAINT-SIMON :
choisir un ministre, un favori, un général d'armée.
Ce fut un grand travail que dessécher ce cloaque de
tous les environs qui y jetoient toutes leurs voiries
et d'y apporter des terres. L'ermitage fut fait. Ce
n'étoit que pour y coucher trois nuits, du mercredi
au samedi, deux ou trois fois l'année, avec une dou-
zaine au plus de courtisans en charges les plus in-
dispensables.
Peu à peu l'ermitage fut augmenté ; d'accroisse-
ment en accroissement les collines taillées pour faire
place et y bâtir, et celle du bout largement empor-
tée pour donner au moins une échappée de vue fort
imparfaite. Enfin, en bâtiments, en jardins, en eaux,
en aqueducs, en ce qui est si connu et si curieux
sous le nom de machine de Marly, an parc, en forêt
ornée et renfermée, en statues, en meubles pré-
cieux, Marly est devenu ce qu'on le voit encore ;
tout dépouillé qu'il est depuis la mort du roi. En
forêts toutes venues, et touffues qu'on y a appor-
tées en grands arbres de Compiègne, et de bien plus
loin sans cesse, dont plus des trois quarts mouroient,
et qu'on remplaçoit aussitôt ; en vastes espaces de
bois épais et d'allées obscures, subitement changées
en immenses pièces d'eau où on se promenoit en
gondoles, puis remises en forêts à n'y pas voir le
jour dès le moment qu'on les plantoit, je parle de
ce que j'ai vu en six semaines ; en bassins changés
cent fois ; en cascades de même à figures successives
et toutes différentes ; en séjours de carpes, ornés
de dorures et de peintures les plus exquises, à peine
achevées, rechangées et rétablies autrement par les
mêmes maîtres, et cela une infinité de fois ; cette
prodigieuse machine, dont on vient de parler, avec
ses immenses aqueducs, ses conduites et ses réser-
voirs monstrueux, uniquement consacrée à Marly
sans plus porter d'eau à Versailles ; c'est peu de
LA COUR DE LOUIS XIV 391
dire que Versailles tel qu'on l'a vu n'a pas coûté
Marly.
Que si on y ajoute les dépenses de ces continuels
voyages, qui devinrent enfin au moins égaux aux
séjours de Versailles, souvent presque aussi nom-
breux, et tout à la fin de la vie du roi le séjour le
plus ordinaire, on ne dira point trop sur Marly seul
en comptant par milliards.
Telle fut la fortune d'un repaire de serpents et de
charognes, de crapeaux et de grenouilles, unique-
ment choisi pour n'y pouvoir dépenser. Tel fut le
mauvais goût du roi en toutes choses, et ce plaisir
superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus
pesante, ni la dévotion ne put émousser.
De tels excès de puissance, et si mal entendus,
faut-il passer à d'autres plus conformes à la nature,
mais qui, en leur genre, furent bien plus funestes ?
ce sont les amours du roi. Leur scandale a rempli
l'Europe, a confondu la France, a ébranlé l'État,
a sans doute attiré les malédictions sous le poids
desquelles il s'est vu si imminemment près du der-
nier précipice, et a réduit sa postérité légitime à un
filet unique de son extinction en France. Ce sont des
maux qui se sont tournés en fléaux de tout genre,
et qui se feront sentir longtemps, Louis XIV, dans
sa jeunesse, plus fait pour les amours qu'aucun de
ses sujets, lassé de voltiger et de cueillir des faveurs
passagères, se fixa enfin à La Vallière. On en sait
les progrès et les fruits.
XLIV. — AMOURS DE LOUIS XIV
Mme de Montespan fut celle dont la rare beauté
le toucha ensuite, même pendant le règne de Mme
392 SAINT-SIMON :
de La Vallière. Elle se'n aperçut bientôt, elle pressa
vainement son mari de l'emmener en Guyenne ;
une folle confiance ne voulut pas l'écouter. Elle lui
parloit alors de bonne foi. A la fin le roi en fut
écouté, et l'enleva à son mari, avec cet épouvan-
table fracas qui retentit avec horreur chez toutes
les nations, et qui donna au monde le spectacle
nouveau de deux maîtresses à la fois. Il les pro-
mena aux frontières, aux camps, des moments aux
armées, toutes deux dans le carrosse de la reine. Les
peuples accourant de toutes parts se montroient
les trois reines, et se demandoient avec simplicité
les uns aux autres s'ils les avoient vues.
A la fin Mme de Montespan triompha, et disposa
seule du maître et de sa cour, avec un éclat qui
n'eut plus de voile ; et pour qu'il ne manquât rien
à la licence publique de cette vie, M. de Montespan,
pour en avoir voulu prendre, fut mis à la Bastille,
puis relégué en Guyenne, et sa femme eut de la
comtesse de Soissons1, forcée par sa disgrâce, la dé-
mission de la charge créée pour elle de surintendante
de la maison de la reine, à laquelle on supposa le
tabouret attaché, parce qu'ayant un mari elle ne
pouvoit être faite duchesse.
On vit après sortir de son cloître de Fontevrault
la reine des abbesses, qui, chargée de son voile et
de ses vœux, avec plus d'esprit et de beauté encore
que Mme de Montespan sa sœur, vint jouir de la
gloire de cette Niquée, et être de tous les particu-
liers du roi les plus charmants, par l'esprit et par
les fêtes, avec Mme de Thianges, son autre sœur, et
l'élixir le plus trayé de toutes les dames de la cour.
Les grossesses et les couches furent publiques.
La cour de Mme de Montespan devint le centre de
la cour, des plaisirs, de la fortune, de l'espérance et
1 Olympe Mancini.
LA COUR DE LOUIS XIV 393
de la terreur des ministres et des généraux d'armée, et
l'humiliation de toute la France. Ce fut aussi le centre
de l'esprit, et d'un tour si particulier, si délicat, si
fin, mais toujours si naturel et si agréable, qu'il se
faisoit distinguer à son caractère unique.
C'étoit celui de ces trois sœurs, qui toutes trois en
avoient infiniment, et avoient l'art d'en donner aux
autres. On sent encore avec plaisir ce tour char-
mant et simple dans ce qui reste de personnes qu'elles
ont élevées chez elles et qu'elles s'étoient attachées ;
entre mille autres on les distingueroit dans les con-
versations les plus communes.
Mme de Fontevrault étoit celle des trois qui en
avoit le plus ; c'étoit peut-être aussi la plus belle.
Elle y joignoit un savoir rare et fort étendu : elle
sa voit bien la théologie et les Pères, elle étoit versée
dans l'Écriture, elle possédoit les langues savantes,
elle parloit à enlever quand elle traitoit quelque
matière. Hors de cela l'esprit ne se pouvoit cacher,
mais on ne se doutoit pas qu'elle sût rien de plus
que le commun de son sexe. Elle excelloit en tous
genres d'écrire. Elle avoit un don tout particulier
pour le gouvernement et pour se faire adorer de
tout son ordre, en le tenant toutefois dans la plus
exacte régularité. Quoiqu'elle eût été. faite reli-
gieuse plus que très-cavalièrement, la sienne étoit
pareille dans son abbaye. Ses séjours à la cour, où elle
ne sortoit point de chez ses sœurs, ne donnèrent
jamais d'atteinte à sa réputation que par l'étrange
singularité de voir un tel habit partager une faveur
de cette nature ; et si la bienséance eût pu y être
en soi, il se pouvoit dire que, dans cette cour même,
elle ne s'en seroit jamais écartée.
Mme de Thianges dominoit ses deux sœurs, et le
roi même qu'elle amusoit plus qu'elles. Tant qu'elle
vécut, elle le domina, et conserva, même après l'ex-
394 SAINT-SIMON :
pulsion de Mme de Montespan hors de la cour, les
plus grandes privances et des distinctions uniques.
Pour Mme de Montespan, elle et oit méchante,
capricieuse, avoit beaucoup d'humeur, et une hau-
teur en tout dans les nues dont personne n'étoit
exempt, le roi aussi peu que tout autre. Les
courtisans évitoient de passer sous ses fenêtres,
surtout quand le roi y étoit avec elle. Ils di-
soient que c'étoit passer par les armes, et ce
mot passa en proverbe à la cour. Il est vrai
qu'elle n'épargnoit personne, très-souvent sans autre
dessein que de divertir le roi ; et comme elle avoit
infiniment d'esprit, de tour et de plaisanterie fine,
rien n'étoit plus dangereux que les ridicules qu'elle
donnoit mieux que personne. Avec cela elle aimoit
sa maison et ses parents, et ne laissoit pas de bien
servir les gens pour qui elle avoit pris de l'amitié.
La reine supportoit avec peine sa hauteur avec elle,
bien différente des ménagements continuels et des
respects de la duchesse de La Vallière qu'elle aima
toujours, au lieu que de celle-ci il lui échappoit souvent
de dire : « Cette pute me fera mourir. » On a vu en
son temps la retraite, l'austère pénitence et la pieuse
fin de Mme de Montespan.
Pendant son règne elle ne laissa pas d'avoir des
jalousies. Mlle de Fontange plut assez au roi pour
devenir maîtresse en titre. Quelque étrange que fût
ce doublet, il n'étoit pas nouveau. On l'avoit vu de
Mme de La Vallière et de Mme de Montespan, à
qui celle-ci ne fit que rendre ce qu'elle avoit prêté
à l'autre. Mais Mme de Fontange ne fut pas si heu-
reuse ni pour le vice, ni pour la fortune, ni pour la
pénitence. Sa beauté la soutint un temps, mais son
esprit n'y répondit en rien. Il en falloit au roi pour
l'amuser et le tenir. Avec cela il n'eut pas le loisir
de s'en dégoûter tout à fait. Une mort prompte, qui
LA COUR DE LOUIS XIV 395
ne laissa pas de surprendre, finit en bref ces nou-
velles amours. Presque tous ne furent que passades.
Un seul subsista longtemps, et se convertit en
affection jusqu'à la fin de la vie de la belle qui sut
en tirer les plus prodigieux avantages jusqu'au tom-
beau, et en laisser à ses deux fils l'abominable et
magnifique héritage, qu'ils surent bien faire valoir.
L'infâme politique du mari, qui a un nom propre
en Espagne qui veut dire cocu volontaire et ne s'y
pardonne jamais, souffrit volontiers cet amour, et
en recueillit des fruits immenses en se confinant à
Paris, servant à l'armée, n'allant presque point à la
cour, faisant obscurément les fonds, et distribuant
tous les avantages que de concert avec lui sa belle
moitié en tiroit. C'étoit la maréchale de Rochefort
chez qui elle alloit attendre l'heure du berger, la-
quelle l'y conduisoit, et qui me l'a conté plus d'une
fois, avec des contre-temps qui lui arrivèrent, mais
qui ne firent obstacle à rien, et ne venoient point
du mari, qui étoit au fond de sa maison à Paris,
qui, sachant et conduisant tout, ignoroit tout avec
le plus grand soin, et changea depuis son étroite
maison de la 'place Royale pour le palais des Guise,
dont ils ne pourroient reconnoître l'étendue, ni la
somptuosité qu'il a prises depuis entre ses mains
et en celles de ses deux fils. La même politique con-
tinua le mystère de cet amour, qui ne le demeura
que de nom, et tout au plus en très-fine écorce. Le
mystère le fit durer, l'art de s'y conduire gagna les
plus intéressées, et en bâtit la plus rapide et la plus
prodigieuse fortune. Le même art le soutint toujours
croissant, et sut, quand il en fut encore temps, le
tourner en amitié et en considération la plus dis-
tinguée.
Il mit les enfants de cette belle, qui étoit pour-
tant rousse, en situation de s'élever et de s'enrichir
396 SAINT-SIMON :
eux et les leurs de plus en plus, même après elle,
de parvenir à un comble de tout, dont [après] e
jouit avec éclat la troisième génération aujourd'l
dans toute son étendue, et qui a mis les plus <
scurs par eux-mêmes et les plus ténébreux, m
de leur nom, en splendeur inhérente. C'est sav
tirer plus que très-grand parti : la femme de
beauté ; le mari de sa politique et de son infam
les enfants de tous les moyens mis en main par
tels parents, mais toujours comme les fils de
belle.
Une autre tira beaucoup aussi toute sa vie de
même conduite, mais ni la beauté, ni l'art, ni
position de cette belle, ni de son camard et bouf
de mari, ne permit à celle-ci ni la durée, ni la c<
tinuité, ni rien de l'éclat où l'autre parvint et
maintint, et qu'elle rit passer à ses enfants, peti
enfants, et en gros à tout leur nom. Celle-ci n'av
qu'à vouloir. Quoique le commerce fût fini dep
très-longtemps, et que les ménagements extér.e
fussent extrêmes, on connoissoit son pouvoir à
cour, tout y étoit en respect devant elle. Ministi
princes du sang, rien ne résistoit à ses volontés. !
billets alloient droit au roi, et les réponses toujo
à l'instant du roi à elle, sans que personne s'en t.p
çût. Si très-rarement, par cette commodité unie
d'écriture, elle a voit à parler au roi, ce qu'elle é
toit autant que cela étoit possible, elle étoit adn
à l'instant qu'elle le vouloit. C'étoit toujours à i
heures publiques, mais dans le petit cabinet du ]
qui étoit et est encore celui du conseil, tous de
assis au fond, mais les portes dés deux côtés absc
ment ouvertes, affectation qui ne se pratiquoit jam
que lorsqu'elle étoit avec le roi, et la pièce pul
que contiguë à ce cabinet pleine de tous les cou:
sans. Si quelquefois elle ne vouloit dire qu'un m
LA COUR DE LOUIS XIV 397
c'étoit debout à la porte, en dehors du même cabinet,
et devant tout le monde qui, aux manières du roi
de l'aborder, de l'écouter, de la quitter, n'avoit pas
peine à remarquer jusque dans les derniers temps
de sa vie, qui finit plusieurs années avant celle du
roi, qu'elle ne lui étoit pas indifférente. Elle fut
belle jusqu'à la fin. Une fois en trois ans un court
voyage à Marly, jamais d'aucun particulier avec
le roi, même avec d'autres dames ; l'unisson soi-
gneusement gardé avec tout le reste de la cour.
Elle y étoit presque toujours, et souvent au souper
du roi, où il ne la distingua jamais en rien. Telle
étoit la convention avec Mme de Maintenon, qui de
son côté contribua en récompense à tout ce qu'elle
put désirer. Le mari, qui l'a survécue de quelques
années, presque jamais à la cour, et des moments,
vivoit obscur à Paris, enterré dans le soin de ses
affaires domestiques qu'il entendoit parfaitement,
s'applaudissant du bon sens qui, de concert avec sa
femme, l'avoit porté à tant de richesses, d'établisse-
ments et de grandeurs, sous les rideaux de gaze qui
demeurèrent rideaux, mais qui ne furent rien moins
qu'impénétrables.
Il ne faut pas oublier la belle Ludre, demoiselle
de Lorraine, fille d'honneur de Madame, qui fut
aimée un moment à découvert. Mais cet amour passa
avec la rapidité d'un éclair, et l'amour de Mme de
Montespan demeura le triomphant.
XLV. — MADAME DE MAINTENON
Il faut passer à un autre genre d'amour, qui
n'étonna pas moins toutes les nations que celui-ci
398 SAINT-SIMON :
les avoit scandalisées, et que le roi emporta tout
entier au tombeau. A ce peu de mots qui ne recon-
noîtroit la célèbre Françoise d'Aubigné, marquise de
Maintenon, dont le règne permanent n'a pas duré
moins de trente-deux ans. Née dans les îles de
l'Amérique où son père, peut-être gentilhomme,
étoit allé avec sa mère chercher du pain, et que
l'obscurité y a étouffés, revenue seule et au hasard
en France, abordée à la Rochelle, recueillie au voi-
sinage par pitié chez Mme de Neuillant, mère de la
maréchale-duchesse de Navailles, réduite par sa
pauvreté et par l'avarice de cette vieille dame à
garder les clefs de son grenier et à voir mesurer tous
les jours l'avoine à ses chevaux ; venue à Paris à sa
suite, jeune, adroite, spirituelle et belle, sans pain
et sans parents, d'heureux hasards la firent connoî-
tre au fameux Scarron. Il la trouva aimable, ses
amis peut-être encore plus. Elle crut faire la plus
grande fortune, et la plus inespérable d'épouser ce
joyeux et savant cul-de-jatte, et des gens qui
avoient peut-être plus besoin de femme que lui
l'entêtèrent de faire ce mariage, et vinrent à boit
de lui persuader de tirer par là de la misère cette
charmante malheureuse.
Le mariage se fit, la nouvelle épouse plut à toutes
les compagnies qui alloient chez Scarron. Il la voyoit
fort bonne, et en tous genres ; c'étoit la mode d'aller
chez lui, gens d'esprit, gens de la cour et de la ville,
et ce qu'il y avoit de meilleur et de plus distingué,
qu'il n'étoit pas en état d'aller chercher hors de
chez lui, et que les charmes de son esprit, de son
savoir, de son imagination, de cette gaieté incom-
parable parmi ses maux, et toujours nouvelle, cette
rare fécondité, et la plaisanterie du meilleur goût
qu'on admire encore dans ses ouvrages, attiroient
continuellement chez lui.
LA COUR DE LOUIS XIV 399
Mme Scarron fit donc là des connoissances de
toutes les sortes qui pourtant, à la mort de son mari,
ne l'empêchèrent pas d'être réduite à la charité de
la paroisse de Saint-Eustache. Elle y prit une
chambre pour elle et pour une servante dans une
montée, où elle vécut très à l'étroit. Ses appas élar-
girent peu à peu ce mal-être. Villars, père du maréphal ;
Beuvron, père d'Harcourt ; les trois Villarceaux
qui demeurèrent les trois tenants ; bien d'autres
l'entretinrent.
Cela la remit à flot, et peu à peu l'introduisit à
l'hôtel d'Albret, par là à l'hôtel de Richelieu et
ailleurs ; ainsi de l'un à l'autre. Dans ces maisons.
Mme Scarron n'étoit rien moins que sur le pied de
compagnie. Elle y étoit à tout faire, tantôt à de-
mander du bois, tantôt si on servirait bientôt ; une
autre fois si le carrosse de celui-ci ou de celle-là
étoit revenu ; et ainsi de mille petites commissions
dont l'usage des sonnettes, introduit longtemps de-
puis, a ôté l'importunité.
C'est dans ces maisons, principalement à l'hôtel
de Richelieu, beaucoup plus encore à l'hôtel d'Albret
où le maréchal d'Albret tenoit un fort grand état,
où Mme Scarron fit la plupart de ses connoissances,
dont les unes lui servirent tant, et les autres leur
devinrent si utiles. Les maréchaux de Villars et
d'Harcourt par leurs pères, et avant eux, Villars,
père du maréchal, en firent leur fortune ; la du-
chesse d'Arpajon, sœur de Beuvron, en fut, sans l'a-
voir pu imaginer, dame d'honneur de Mme la Dau-
phine de Bavière, à la mort de la duchesse de Riche-
lieu, que la même raison avoit faite aussi dame
d'honneur de la reine, puis par confiance de Mme
la Dauphine de Bavière, et le duc de Richelieu che-
valier d'honneur pour rien, qui en eût de Dangeau
cinq cent mille livres, à qui cette charge fit la for-
400 SAINT-SIMON :
tune. La princesse d'Harcourt, fille de Brancas, si
connu par son esprit et par ses rares distractions
qui avoit été bien avec elle ; Villarceaux et Mont-
chevreuil, chevaliers de l'ordre tous deux, au pre-
mier desquels son père fit passer à trente-cinq ans
le collier qui lui étoit destiné, et nombre d'autres se
sentirent grandement de ces premiers temps. Mais
avant d'aller plus loin, il faut éclaircir le maréchal
d'Albret en peu de mots.
Charles II d'Albret, comte de Dreux, vicomte de
Tartas, fils de Charles Ier, connétable de France,
eut d'Anne d'Armagnac, pour cinquième et dernier
fils, Gilles d'Albret, seigneur de Castelmoron, mort
sans enfants d'Anne d'Aiguillon en 1479, qui de
Jean Le Tellier laissa un bâtard nommé Etienne
qui fut légitimé par François Ier en 1527 et sénéchal
du pays de Foix. De l'héritière de Miossens il laissa
Jean-Baptiste de Miossens, qui fut lieutenant géné-
ral d'Henri d'Albret, roi de Navarre, en ses pays
et seigneuries, et qui de Suzanne, fille de Pierre,
seigneur de Busset, bâtard de Bourbon ; évêque de
Liège, laquelle fut gouvernante de notre roi Henri
IV, laissa Henri-Baptiste de Miossens, chevalier
du Saint-Esprit en 1595, et gouverneur et sénéchal
de Navarre et Béarn, qui d'Antoinette de Pons, fille
du comte de Marennes, chevalier du Saint-Esprit,
et sœur de la fameuse marquise de Guerche ville,
mère du duc de Liancourt, eut Henri, comte de
Miossens, qui d'Anne de Pardaillan, sœur du père
de M. de Montespan, mari de la maîtresse de Louis
XIV, eut trois fils et plusieurs filles. L'aîné fut le
premier mari d'Anne Poussard qui se remaria au duc
de Richelieu, et mourut dame d'honneur de Mme
la Dauphine de Bavière, sans enfants du duc de
Richelieu, mais elle avoit eu un fils de son premier
mari. Le second fut le maréchal d'Albret ; le troi-
LA COUR DE LOUIS XIV 401
sième, aussi comte de Miossens, tué en duel en
1672 par Saint-Léger-Corbon, sans enfants.
Le maréchal d'Albret, fort dans le grand monde
et les intrigues de la cour, eut la compagnie des
gens d'armes de la garde, et fut chargé par le car-
dinal Mazarin de la conduite de M. le Prince, M. le
prince de Conti et M. de Longueville, du Palais-
Royal, où ils furent arrêtés, à Vincennes, moyennant
la promesse d'un bâton de maréchal de France, qu'il
n'eut pourtant qu'à force de menaces en 1653. Il
avoit été fait chevalier du Saint-Esprit en 1661, et il
eut le gouvernement de Guyenne à la fin de 1670.
Sans avoir beaucoup servi, et jamais en chef, ce fut
un homme qui par son esprit, son adresse, sa hardiesse
et sa magnificence se fit toujours fort compter. Il
n'avoit qu'une fille unique de la fille de Guénégaud,
trésorier de l'épargne, frère du secrétaire d'État,
qu'il avoit épousée. Il la maria au fils unique de son
frère aîné, et de la duchesse de Richelieu, lequel fut
tué en galanterie, et sans enfants, en 1678; et sa
veuve qui étoit dame du palais de la reine, rut depuis
la première femme du comte de Marsan, dont elle
s'amouracha, et qui lui donna tout son bien.
Le maréchal d'Albret et M. et Mme de Richelieu
vécurent toujours dans l'amitié la plus intime. Il
vécut de même avec M. de Montespan, son cousin
germain, et Mme de Montespan. Mais quand celle-ci
fut maîtresse, il devint son conseil, et abandonna
pour elle M. de Montespan, par où il se maintint en
grand crédit jusqu'à sa mort, qui arriva à Bordeaux
le 3 septembre 1676, à soixante-deux ans, où il n'y
avoit pas longtemps qu'il étoit allé.
Il avoit, comme on l'a vu ailleurs, marié Mlles de
Pons, ses nièces à la mode de Bretagne : l'une à son
frère cadet, tué en duel ; l'autre fort belle à Heudi-
court, à qui il fit acheter de Saint-Herem la charge
402 SAINT-SIMON :
de grand louvetier pour le décrasser, et pour que sa
femme pût paroître à la cour où on l'a vue vivre
longtemps, et mourir dans la faveur et les privances
de Mme de Maintenon et du roi, et faire fort étrange-
ment dame du palais Mme de Montgon, sa fille, au
mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, laquelle
avoit été toute petite élevée avec M. du Maine et
Mme la Duchesse, et logée avec eux, lorsqu'ils étoient
cachés à Paris sous Mme Scarron, leur gouvernante,
qui l' avoit prise pour en soulager Mme d'Heudicourt,
sa bonne amie, qui, fille et mariée, ne bougeoit de
l'hôtel d'Albret où Mme Scarron l' avoit fort courtisée,
et où leur liaison intime s'étoit faite. Revenons à
cette heure à Mme Scarron.
Elle dut à la proche parenté du maréchal d'Albret
et de M. de Montespan l'introduction décisive à
l'incroyable fortune qu'elle fit quatorze ou quinze
ans après. M. et Mme de Montespan ne bougeoient
de chez le maréchal d'Albret qui tenoit à Paris la
plus grande et la meilleure maison, où abondoit la
compagnie de la cour et de la ville la plus distinguée
et la plus choisie. Les respects, les soins de plaire,
l'esprit et les agréments de Mme Scarron réussirent
fort auprès de Mme de Montespan. Elle prit de
l'amitié pour elle, et\_quand elle eut ses premiers
enfants du roi, M. du Maine et Mme la Duchesse
qu'on voulut cacher, elle lui proposa de les confier
à Mme Scarron, à qui on donna une maison au
Marais pour y loger avec eux, et de quoi les entre-
tenir et les élever dans le dernier secret. Dans les
suites, ces enfants furent amenés à Mme de Mon-
tespan, puis montrés au roi, et de là peu à peu tirés
du secret, et avoués. Leur gouvernante, fixée avec
eux à la cour, y plut de plus en plus à Mme de
Montespan, qui lui fit donner par le roi à diverses
reprises. Lui, au contraire, ne la pou voit souffrir ;
LA COUR DE LOUIS XIV 403
ce qu'il lui donnoit quelquefois, et toujours peu,
n'étoit que par excès de complaisance, et avec un
regret qu'il ne cachoit pas.
La terre de Maintenon étant tombée en vente,
la proximité de Versailles en tenta si bien Mme
de Montespan, pour Mme Scarron, qu'elle ne laissa
point de repos au roi qu'elle n'en eût tiré de quoi
la faire acheter à cette femme, qui prit alors le nom
de Maintenon, ou fort peu de temps après. Elle obtint
aussi de quoi en raccommoder le château, et attaqua
le roi encore pour donner de quoi rajuster le jardin,
car MM. d'Angennes y avoient tout laissé ruiner.
C'étoit à sa toilette où cela se passoit, et où le
seul capitaine des gardes en quartier suivoit le roi.
C'étoit M. le maréchal de Lorges, homme le plus vrai
qui fut jamais, et qui m'a souvent conté la scène
dont il fut témoin ce jour-là. Le roi fit d'abord la
sourde oreille, puis refusa. Enfin impatienté de ce
que Mme de Montespan ne démordoit point et in-
sistoit toujours, il se fâcha, lui dit qu'il n'avoit déjà
que trop fait pour cette créature, qu'il ne comprenoit
pas la fantaisie de Mme de Montespan pour elle, et
son opiniâtreté à la garder, après tant de fois qu'il
l'avoit priée de s'en défaire ; qu'il avouoit pour lui
qu'elle lui étoit insupportable, et que pourvu qu'on
lui promît qu'il ne la verroit plus, et qu'on ne lui en
parleroit jamais, il donnerait encore, quoique, pour
en dire la vérité, il n'eût déjà que beaucoup trop
donné pour une créature de cette espèce. Jamais M.
le maréchal de Lorges n'a oublié ces propres paroles ;
et à moi et à d'autres il les a toujours rapportées
précises et dans le même ordre, tant il en fut frappé
alors, et bien plus à tout ce qu'il vit depuis de si
étonnant et de si contradictoire. Mme de Montespan
se tut bien court, et bien en peine d'avoir trop
pressé le roi.
404 SAINT-SIMON :
M. du Maine étoit extrêmement boiteux. On disoit
que c' étoit d'être tombé d'entre les bras d'une nour-
rice. Tout ce qu'on lui fit n'ayant pas réussi, on prit
le parti de l'envoyer chez divers artistes en Flandre
et ailleurs dans le royaume, puis aux eaux, entre
autres à Baréges. Les lettres que la gouvernante
écrivoit à Mme de Montespan, pour lui rendre compte
de ces voyages, et oient montrées au roi. Il les trouva
bien écrites, il les goûta, et les dernières commencè-
rent à diminuer son éloignement.
Les humeurs de Mme de Montespan achevèrent
l'ouvrage. Elle en avoit beaucoup, elle s'étoit accou-
tumée à ne s'en pas contraindre. Le roi en étoit
l'objet plus souvent que personne ; il en étoit encore
amoureux, mais il en souffroit. Mme de Main tenon
le reprochoit à Mme de Montespan, qui lui en rendit
de bons offices auprès du roi. Ces soins d'apaiser sa
maîtresse lui revinrent aussi d'ailleurs, et l'accoutu-
mèrent à parler quelquefois à Mme de Maintenon,
à s'ouvrir à elle de ce qu'il désiroit qu'elle fît auprès
de Mme de Montespan, enfin à lui conter ses chagrins
contre elle, et à la consulter là-dessus.
Admise ainsi peu à peu dans l'intime confidence,
et sans milieu, de l'amant et de la maîtresse, et par
le roi même, l'adroite suivante sut la cultiver, et fit
si bien par son industrie, que peu à peu elle sup-
planta Mme de Montespan, qui s'aperçut trop tard
qu'elle lui étoit devenue nécessaire. Parvenue à ce
point, Mme de Maintenon fit à son tour ses plaintes
au roi de tout ce qu'elle avoit à souffrir d'une maî-
tresse qui l'épargnoit si peu lui-même, et à force de
se plaindre l'un à l'autre de Mme de Montespan,
celle-ci en prit tout à fait la place et se la sut bien
assurer.
La fortune, pour n'oser nommer ici la Providence,
qui préparoit au plus superbe des rois l'humiliation
LA COUR DE LOUIS XIV 405
la plus profonde, la plus publique, la plus durable,
la plus inouïe, fortifia de plus en plus son goût
pour cette femme adroite et experte au métier, que
les jalousies continuelles de Mme de Montespan ren-
doient encore plus solide, par les sorties fréquentes que
son humeur aigrie lui faisoit faire sans ménagement
sur le roi et sur elle, et c'est ce que Mme de Se vigne
sait peindre si joliment en énigmes, dans ses lettres
à Mme de Grignan, où elle l'entretient quelquefois
de ces mouvements de cour, parce que Mme de
Maintenon avoit été à Paris assez de la société de
Mme de Sévigné, de Mme de Coulange, de Mme de
La Fayette, et qu'elle commençoit à leur faire sentir
son importance. On y voit aussi dans le même goût
des traits charmants sur la faveur voilée, mais bril-
lante, de Mme de Soubise.
Cette même Providence, maîtresse absolue des
temps et des événements, les disposa encore, en sorte
que la reine vécut assez pour laisser porter ce goût
à son comble, et point assez pour le laisser refroidir.
Le plus grand malheur qui soit donc arrivé au roi,
et les suites doivent faire ajouter à l'État, fut la
perte si brusque de la reine, par l'ignorance profonde
et l'opiniâtreté du premier médecin Daquin, au plus
fort de ce nouvel attachement enté sur le dégoût de
la maîtresse, dont les humeurs étoient devenues in-
supportables, et que nulle politique n'avoit pu
arrêter. Cette beauté impérieuse, accoutumée à
dominer et à être adorée, ne pouvoit résister au
désespoir toujours présent de la décadence de son
pouvoir ; et ce qui la jetoit hors de toute mesure,
c' et oit de ne pouvoir se dissimuler une rivale abjecte
à qui elle avoit donné du pain, qui n'en avoit encore
que par elle, qui de plus, lui de voit cette affection
qui devenoit son bourreau, par l'avoir assez aimée
pour n'avoir pu se résoudre à la chasser tant de fois
406 SAINT-SIMON :
que le roi l'en avoit pressée, une rivale encore si
au-dessous d'elle en beauté, et plus âgée qu'elle
de plusieurs années ; sentir que c'étoit pour cette
suivante, pour ne pas dire servante, que le roi
venoit le plus chez elle, qu'il n'y cherchoit qu'elle,
qu'il ne pouvoit dissimuler son malaise lorsqu'il ne
l'y trou voit pas ; et le plus souvent la quitter elle,
pour entretenir l'autre tête à tête ; enfin avoir à
tous moments besoin d'elle pour attirer le roi, pour
se raccommoder avec lui de leurs querelles, pour en
obtenir des grâces qu'elle lui demandoit. Ce fut donc
dans des temps si propices à cette enchanteresse
que le roi devint libre.
Il passa les premiers jours à Saint-Cloud, chez
Monsieur, d'où il alla à Fontainebleau, où il passa
tout l'automne. Ce fut là où son goût, piqué par
l'absence, la lui fit trouver insupportable. A son
retour on prétend, car il faut distinguer le certain
de ce qui ne l'est pas, on prétend, dis-je, que le roi
parla plus librement à Mme de Maintenon, et qu'elle,
osant essayer ses forces, se retrancha habilement
sur la dévotion, et sur la pruderie de son dernier
état ; que le roi ne se rebuta point ; qu'elle le
prêcha et lui fit peur du diable, et qu'elle ménagea
son amour et sa conscience l'un par l'autre avec un
si grand art, qu'elle parvint à ce que nos yeux ont
vu, et que la postérité refusera de croire.
Mais ce qui est très-certain, et bien vrai, c'est que
quelque temps après le retour du roi de Fontaine-
bleau, et au milieu de l'hiver qui suivit la mort de
la reine, chose que la postérité aura peine à croire,
quoique parfaitement vraie et avérée, le P. de La
Chaise, confesseur du roi, dit la messe en pleine
nuit dans un des cabinets du roi à Versailles. Bon-
tems, gouverneur de Versailles, premier valet de
chambre en quartier, et le plus confident des quatre,
LA COUR DE LOUIS XIV 407
servit cette messe où ce monarque et la Maintenon
furent mariésJ en présence d'Harlay, archevêque de
Paris, comme diocésain, de Louvois, qui tous deux
avoient, comme on l'a dit, tiré parole du roi qu'il
ne déclareroit jamais ce mariage, et de Montchevreuil,
uniquement en troisième, parent, ami, et du même
nom de Mornay que Villarceaux, à qui autrefois il
prêtoit sa maison de Montchevreuil tous les étés,
sans en bouger lui-même avec sa femme, où Villar-
ceaux entretenoit cette reine comme à Paris, et où
il payoit toute la dépense, parce que son cousin étoit
fort pauvre, et qu'il avoit honte de ce concubinage
chez lui à Villarceaux, en présence de sa femme, dont
il respectoit la patience et la vertu.
Mme de Maintenon, n'osant porter les armes d'un
tel époux, supprima celles de son premier mari, et
ne porta plus que les siennes seules, et sans corde-
lière, imitant à meilleur titre Mme de Montespan
depuis ses amours, et même Mme de Thianges, qui
du vivant de leurs maris quittèrent leurs armes et
leur livrée qu'elles ne reprirent jamais, et portèrent
toujours depuis celles de Rochechouart seules. On
a vu, à l'occasion de la mort du duc de Créqui, les
prédictions étonnantes de cette épouvantable for-
tune.
La satiété des noces ordinairement si fatale, et des
noces de cette espèce, ne fit que consolider la faveur
de Mme de Maintenon. Bientôt après elle éclata par
l'appartement qui lui fut donné à Versailles au
haut du grand escalier, vis-à-vis de celui du roi, et
de plain-pied. Depuis ce moment, le roi y alla tous
les jours de sa vie passer plusieurs heures à Ver-
sailles, et en quelque lieu qu'il fût, où elle fut toujours
logée aussi proche de lui, et de plain-pied autant
qu'il fut possible.
Les suites, les succès, l'entière confiance, la rare
1
408 SAINT-SIMON :
dépendance, la toute-puissance, l'adoration publique,
universelle, les ministres, les généraux d'armée, la
famille royale la plus proche, tout en un mot à ses
pieds ; tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé
sans elle ; les hommes, les affaires, les choses ; les
choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans
exception en sa main, et le roi et l'Etat ses victimes ;
quelle elle fût, cette fée incroyable, et comment elle
gouverna sans lacune, sans obstacle, sans nuage le
plus léger, plus de trente ans entiers, et même trente-
deux, c'est l'incomparable spectacle qu'il s'agit de se
retracer, et qui a été celui de toute l'Europe.
XLVL — PORTRAIT DE MADAME
DE MAINTENON
C'étoit une femme de beaucoup d'esprit, que les
meilleures compagnies, où elle avoit d'abord été
soufferte, et dont bientôt elle fit le plaisir, avoient
fort polie et ornée de la science du monde, et que
la galanterie avoit achevé de tourner au plus agré-
able. Ses divers états l'avoient rendue flatteuse,
insinuante, complaisante, cherchant toujours à plaire.
Le besoin de l'intrigue, toutes celles qu'elle avoit
vues, en plus d'un genre, et de beaucoup desquelles
elle avoit été, tant pour elle-même que pour en servir
d'autres, l'y avoient formée, et lui en avoient donné
le goût, l'habitude et toutes les adresses. Une grâce
incomparable à tout, un air d'aisance, et toutefois
de retenue et de respect, qui par sa longue bassesse
lui étoit devenu naturel, aidoient merveilleusement
ses talents, avec un langage doux, juste, en bons
termes, et naturellement éloquent et court. Son beau
LA COUR DE LOUIS XIV 409
temps, car elle avoit trois ou quatre ans plus que le
roi, avoit été celui des belles conversations, de la
belle galanterie, en un mot de ce qu'on appeloit les
ruelles, lui en avoit tellement donné l'esprit, qu'elle
en retint toujours le goût et la plus forte teinture.
Le précieux et le guindé ajouté à l'air de ce temps-là,
qui en tenoit un peu, s' et oit augmenté par le vernis
de l'importance, et s'accrut depuis par celui de la
dévotion, qui devint le caractère principal, et qui
fit semblant d'absorber tout le reste. 11 lui étoit
capital pour se maintenir où il l' avoit portée, et ne
le fut pas moins pour gouverner. Ce dernier point
étoit son être ; tout le reste y fut sacrifié sans ré-
serve. La droiture et la franchise étoient trop diffi-
ciles à accorder avec une telle vue, et avec une telle
fortune ensuite, pour imaginer qu'elle en retînt plus
que la parure. Elle n' étoit pas aussi tellement fausse
que ce fût son véritable goût, mais la nécessité lui
en avoit de longue main donné l'habitude, et sa
j légèreté naturelle la faisoit paroître au double de
fausseté plus qu'elle n'en avoit.
Elle n'avoit de suite en rien que par contrainte et
par force. Son goût étoit de voltiger en connoissance
et en amis comme en amusements, excepté quelques
amis fidèles de l'ancien temps dont on a parlé, sur
qui elle ne varia point, et quelques nouveaux des
derniers temps qui lui étoient devenus nécessaires.
A l'égard des amusements, elle ne les put guère va-
rier depuis qu'elle se vit reine. Son inégalité tomba
en plein sur le solide, et fit par là de grands maux.
Aisément engouée, elle l' étoit à l'excès ; aussi facile-
ment déprise, elle se dégoûtoit de même, et l'un et
l'autre très-souvent sans cause ni raison.
L'abjection et la détresse où elle avoit si long-
temps vécu lui avoit rétréci l'esprit, et avili le cœur
et les sentiments. Elle pensoit et sentoit si fort en
4io SAINT-SIMON :
petit, en toutes choses, qu'elle étoit toujours en effet
moins que Mme Scarron, et qu'en tout et partout
elle se retrouvoit telle. Rien n' étoit si rebutant que
cette bassesse jointe à une situation si radieuse ;
rien aussi n' étoit à tout bien empêchement si diri-
mant, comme rien de si dangereux que cette facilité
à changer d'amitié et de confiance.
Elle avoit encore un autre appât trompeur. Pour
peu qu'on pût être admis à son audience, et qu'elle
y trouvât quelque chose à son goût, elle se répandoit
avec une ouverture qui surprenoit, et qui ouvroit
les plus grandes espérances ; dès la seconde, elle
s'importunoit, et devenoit sèche et laconique. On se
creusoit la tête pour démêler et la grâce et la dis-
grâce, si subites toutes les deux ; on y perdoit son
temps. La légèreté en étoit la seule cause, et cette
légèreté étoit telle qu'on ne se la pouvoit imaginer.
Ce n'est pas que quelques-uns n'aient échappé à
cette vâcillité si ordinaire, mais ces personnes n'ont
été que des exceptions, qui ont d'autant plus con-
firmé la règle qu'elles-mêmes ont éprouvé force
nuages dans leur faveur, et que, quelle qu'elle ait
été, c'est-à-dire depuis son dernier mariage, aucune
ne l'a approchée qu'avec précaution, et dans l'in-
certitude.
On peut juger des épines de sa cour, qui d'ailleurs
étoit presque inaccessible et par sa volonté et par le
goût du roi, et encore par la mécanique des temps
et des heures, d'une cour qui toutefois opéroit une
grande et intime partie de toutes choses, et qui
presque toujours influoit sur tout le reste.
Elle eut la foiblesse d'être gouvernée par la con-
fiance, plus encore par les espèces de confessions, et
d'en être la dupe par la clôture où elle s' étoit ren-
fermée. Elle eut aussi la maladie des directions, qui
lui emporta le peu de liberté dont elle pouvoit jouir.
LA COUR DE LOUIS XIV 411
Ce que Saint-Cyr lui fit perdre de temps en ce genre
est incroyable ; ce que mille autres couvents lui en
coûtèrent ne l'est pas moins. Elle se croyoit l'abbesse
universelle, surtout pour le spirituel, et de là entre-
prit des détails de diocèses. C'étoient là ses occu-
pations favorites. Elle se figuroit être une mère de
l'Église. Elle en pesoit les pasteurs du premier ordre,
les supérieurs de séminaires et de communautés,
les monastères et les filles qui les conduisoient, ou
qui y étoient les principales. De là une mer d'occu-
pations frivoles, illusoires, pénibles, toujours trom-
peuses, des lettres et des réponses à l'infini, des
directions d'âmes choisies, et toutes sortes de puéri-
lités qui aboutissoient d'ordinaire à des riens, quel-
quefois aussi à des choses importantes, et à de
déplorables méprises en décisions, en événements
d'affaires, et en choix.
La dévotion qui l'avoit couronnée, et par laquelle
elle sut se conserver, la jeta par art et par goût
de régenter, qui se joignit à celui de dominer, dans
ces sortes d'occupations ; et l'amour- propre, qui n'y
rencontroit jamais que des adulateurs, s'en nourris-
soit. Elle trouva le roi qui se croyoit apôtre, pour
avoir toute sa vie persécuté le jansénisme, ou ce qui
lui étoit présenté comme tel. Ce champ parut propre
à Mme de Maintenon à repaître ce prince de son
zèle, et à s'introduire dans tout.
XLVII. — POLITIQUE RELIGIEUSE DE
LOUIS XIV ET DE Mme DE MAINTENON
L'ignorance la plus grossière en tous genres dans
laquelle on avoit eu grand soin d'élever le roi, et
412 SAINT-SIMON :
par divers intérêts de l'entretenir ensuite, et de
lui inculquer de bonne heure la défiance générale
et l'exacte clôture dans lesquelles il s'est barricadé
sous la clef de ses ministres, et, à d'autres égards,
sous celle de son confesseur et de ceux qu'il a eu
intérêt de lui produire, lui avoit fait prendre de
bonne heure la pernicieuse habitude de prendre
parti sur parole dans les questions de théologie, et
entre les différentes écoles catholiques, jusqu'à en
faire sa propre affaire à Rome.
La reine mère, et le roi bien plus qu'elle dans les
suites, séduits par les jésuites, s'étoient laissé per-
suader par eux le contradictoire exact et précis de
la vérité : savoir que toute autre école que la leur
en vouloit à l'autorité royale, et n'avoit qu'un es-
prit d'indépendance et républicain. Le roi là-dessus,
ni sur bien d'autres choses, n'en savoit pas plus
qu'un enfant. Les jésuites n'ignoroient pas à qui
ils avoient affaire. Ils étoient en possession d'être
les confesseurs du roi, et les distributeurs des béné-
fices dont ils avoient la feuille ; l'ambition des cour-
tisans et la crainte que ces religieux inspiroient aux
ministres leur donnoit une entière liberté. L'atten-
tion si vigilante du roi à se tenir toute sa vie barri-
cadé contre tout le monde, en affaires, leur étoit
un rempart assuré, et leur donnoit la facilité de lui
parler, et la sécurité d'y être seuls reçus sur les
choses qui regardoient la religion, et d'être seuls
écoutés. Il leur fut donc aisé de le préoccuper, jusqu'à
l'infatuation la plus complète, que quiconque parloit
autrement qu'eux étoit janséniste, et que janséniste
étoit être ennemi du roi et de son autorité, laquelle
étoit la partie foible et sensible du roi jusqu'à l'in-
croyable. Us parvinrent donc à disposer en plein de
lui à leur gré, et par conscience et par jalousie de
son autorité sur tout ce qui regardoit cette affaire,
LA COUR DE LOUIS XIV 413
et encore sur tout ce qui y avoit le moindre trait,
c'est-à-dire sur toutes choses et gens qu'il leur con-
venoit de lui montrer par ce côté.
C'est par où ils dissipèrent ces saints solitaires,
illustres, que l'étude et la pénitence avoient assemblés
à Port-Royal, qui firent de si grands disciples, et à
qui les chrétiens seront à jamais redevables de ces
ouvrages fameux qui ont répandu une si vive et si
solide lumière pour discerner la vérité des appa-
rences, le nécessaire de l'écorce, en faire toucher au
doigt l'étendue si peu connue, si obscurcie, et d'ail-
leurs si déguisée, éclairer la foi, allumer la charité,
développer le cœur de l'homme, régler ses mœurs,
lui présenter un miroir fidèle, et le guider entre la
juste crainte et l'espérance raisonnable. C'étoit donc
à en poursuivre jusqu'aux derniers restes, et par-
tout, que la dévotion du roi s'exerçoit, et celle de
Mme de Maintenon conformée sur la sienne, lors-
qu'un autre champ parut plus propre à présenter à
ce prince.
Le jansénisme commençoit à paroître usé ; il ne
sembloit plus bon aux jésuites qu'à faute de mieux,
et au besoin ils étoient bien sûrs d'y retrouver long-
temps de quoi glaner, lorsque après quelque inter-
valle ils lui pourroient rendre quelques grâces de
nouveauté. Avec de telles avances pour se croire
en droit de commander aux consciences, il restoit
peu à faire pour exciter le zèle du roi contre une
religion solennellement frappée des plus éclatants
anathèmes par l'Église universelle, et qui s'en et oit
elle-même frappée la première en se séparant de toute
l'antiquité sur des points de foi fondamentaux.
Le roi étoit devenu dévot, et dévot dans la der-
nière ignorance. A la dévotion se joignit la politique.
On voulut lui plaire par les endroits qui le touchoi-
ent le plus sensiblement, la dévotion et l'autorité.
4ï4 SAINT-SIMON :
On lui peignit les huguenots avec les plus noires
couleurs : un État dans un État, parvenu à ce
point de licence à force de désordres, de révoltes, de
guerres civiles, d'alliances étrangères, de résistances
à force ouverte contre les rois ses prédécesseurs, et
jusqu'à lui-même réduit à vivre en traités avec eux.
Mais on se garda bien de lui apprendre la source de
tant de maux, les origines de leurs divers degrés et
de leurs progrès, pourquoi et par qui les huguenots
furent premièrement armés, puis soutenus, et sur-
tout de lui dire un seul mot des projets de si longue
main pourpensés, des horreurs et des attentats de
la Ligue contre sa couronne, contre sa maison, contre
son père, son aïeul et tous les siens.
On lui voila avec autant de soin ce que l'Évangile,
et, d'après cette divine loi, les apôtres et tous les
Pères à leur suite enseignent sur la manière de
prêcher Jésus-Christ, de convertir les infidèles et les
hérétiques, et de se conduire en ce qui regarde la
religion. On toucha un dévot de la douceur de faire
aux dépens d'autrui une pénitence facile, qu'on lui
persuada sûre pour l'autre monde. On saisit l'or-
gueil d'un roi en lui montrant une action qui passoit
le pouvoir de tous ses prédécesseurs, en lui détour-
nant les yeux de tant de grands exploits personnels
et de tant de hauts faits d'armes pensés et résolus
par son héroïque père, et par lui-même exécutés à
la tête de ses troupes avec une vaillance qui leur
en donnoit et qui les fit vaincre souvent contre toute
apparence dans les plus grands périls, en l'y voyant
à leur tête aussi exposé qu'eux, et de toute la con-
duite de ce grand roi, qui abattit sans ressource ce
grand parti huguenot, lequel avoit soutenu sa lutte
depuis François Ier avec tant d'avantages, et qui,
sans la tête et le bras de Louis le Juste, ne seroit
pas tombé sous les volontés de Louis XIV, Ce prince
LA COUR DE LOUIS XIV 415
étoit bien éloigné d'arrêter sa vue sur un si solide
emprunt.
On le détermina, lui qui se piquoit si principale-
ment de gouverner par lui-même, d'un chef-d'œuvre
tout à la fois de religion et de politique, qui faisoit
triompher la véritable par la ruine de toute autre,
et qui rendqit le roi absolu en brisant toutes ses
chaînes avec les huguenots, et en détruisant à jamais
ces rebelles, toujours prêts à profiter de tout pour
relever leur parti et donner la loi à ses rois.
Les grands ministres n'étoient plus alors. Le Tel-
lier au lit de la mort, son funeste fils étoit le seul
qui restât ; car Seignelay ne faisoit guère que poindre.
Louvois, avide de guerre, atterré sous le poids d'une
trêve de vingt ans, qui ne faisoit presque que d'être
signée, espéra qu'un si grand coup porté aux hugue-
nots remueroit tout le protestantisme de l'Europe,
et s'applaudit en attendant de ce que, le roi ne
pouvant frapper sur les huguenots que par ses
troupes, il en seroit le principal exécuteur, et par
là de plus en plus en crédit. L'esprit et le génie de
Mme de Maintenon, tel qu'il vient d'être représenté
avec exactitude, n'étoit rien moins que propre ni
capable d'aucune affaire au delà de l'intrigue. Elle
n'étoit pas née ni nourrie à voir sur celles-ci au delà
de ce qui lui en étoit présenté, moins encore pour ne
pas saisir avec ardeur une occasion si naturelle de
plaire, d'admirer, de s'affermir de plus en plus par la
dévotion. Qui d'ailleurs eût su un mot de ce qui ne
se délibéroit qu'entre le confesseur, le ministre alors
comme unique, et l'épouse nouvelle et chérie ; et
qui de plus eût osé contredire ? C'est ainsi que sont
menés à tout, par une voie ou par une autre, les
rois qui, par grandeur, par défiance, par abandon
à ceux qui les tiennent, par paresse ou par orgueil,
ne se communiquent qu'à deux ou trois personnes,
4i6 SAINT-SIMON :
et bien souvent à moins, et qui mettent entre eux
et tout le reste de leurs sujets une barrière insur-
montable.
La révocation de l'édit de Nantes sans le moindre
prétexte et sans aucun besoin, et les diverses pro-
scriptions plutôt que déclarations qui la suivirent,
furent les fruits de ce complot affreux qui dépeupla
un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui
Taffoiblit dans toutes ses parties, qui le mit si long-
temps au pillage public et avoué des dragons, qui
autorisa les tourments et les supplices dans lesquels
ils firent réellement mourir tant d'innocents de tout
sexe par milliers, qui ruina un peuple si nombreux,
qui déchira un monde de familles, qui arma les
parents contre les parents pour avoir leur bien et
les laisser mourir de faim ; qui fit passer nos manu-
factures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs
États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nou-
velles villes, qui leur donna le spectacle d'un si
prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans
crime, cherchant asile loin de sa patrie ; qui mit
nobles, riches vieillards, gens souvent très-estimés
pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens
aisés, foibles, délicats, à la rame, et sous le nerf très-
effectif du comité, pour cause unique de religion ;
enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit
toutes les provinces du royaume de parjures et de
sacrilèges, où tout retentissoit de hurlements de
ces infortunées victimes de Terreur, pendant que
tant d'autres sacrifioient leur conscience à leurs
biens et à leur repos, et achetoient Tun et l'autre
par des abjurations simulées d'où sans intervalle
on les traînoit à adorer ce qu'ils ne croyoient point,
et à recevoir réellement le divin corps du Saint des
saints, tandis qu'ils demeuroient persuadés qu'ils ne
mangeoient que du pain qu'ils dévoient encore ab-
LA COUR DE LOUIS XIV 417
horrer. Telle fut l'abomination générale enfantée
par la flatterie et par la cruauté. De la torture à
l'abjuration, et de celle-ci à la communion, il n'y
avoit pas souvent vingt-quatre heures de distance,
et leurs bourreaux étoient leurs conducteurs et leurs
témoins. Ceux qui, par la suite, eurent l'air d'être
changés avec plus de loisir, ne tardèrent pas, par
leur fuite ou par leur conduite, à démentir leur pré-
tendu retour.
Presque tous les évêques se prêtèrent à cette
pratique subite et impie. Beaucoup y forcèrent ; la
plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les con-
versions, et ces étranges convertis à la participation
des divins mystères, pour grossir le nombre de leurs
conquêtes, dont ils envoyoient les états à la cour
pour en être d'autant plus considérés et approchés
des récompenses.
Les intendants des provinces se distinguèrent à
l'envi à les seconder, eux et les dragons, et à se
faire valoir aussi à la cour par leurs listes. Le très-
peu de gouverneurs et de lieutenants généraux de
province qui s'y trou voient, et le petit nombre de
seigneurs résidant chez eux, et qui purent trouver
moyen de se faire valoir à travers les évêques et les
intendants, n'y manquèrent pas.
Le roi recevoit de tous les côtés des nouvelles et
des détails de ces persécutions et de toutes ces con-
versions. C'étoit par milliers qu'on comptoit ceux
qui a voient abjuré et communié : deux mille dans
un lieu, six mille dans un autre, tout à la fois, et
dans un instant. Le roi s'applaudissoit de sa puis-
sance et de sa piété. Il se croyoit au temps de la
prédication des apôtres, et il s'en attribuoit tout
l'honneur. Les évêques lui écrivoient des panégy-
riques ; les jésuites en faisoient retentir les chaires
et les missions. Toute la France étoit remplie d'hor-
14
41$ SAINT-SIMON :
reur et de confusion, et jamais tant de triomphes et
de joie, jamais tant de profusion de louanges. Le
monarque ne doutoit pas de la sincérité de cette
foule de conversions ; les convertisseurs avoient
grand soin de l'en persuader et de le béatifier par
avance. Il avaloit ce poison à longs traits. Il ne
s'étoit jamais cru si grand devant les hommes, ni
si avancé devant Dieu dans la réparation de ses
péchés et du scandale de sa vie. Il n'entendoit que
des éloges, tandis que les bons et vrais catholiques
et les saints évêques gémissoient de tout leur cœur
de voir des orthodoxes imiter, contre les erreurs
et les hérétiques, ce que les tyrans hérétiques et
païens avoient fait contre la vérité, contre les con-
fesseurs et contre les martyrs. Ils ne se pouvoient
surtout consoler de cette immensité de parjures et
de sacrilèges. Ils pleuroient amèrement l'odieux du-
rable et irrémédiable que de détestables moyens ré-
pandoient sur la véritable religion, tandis que nos
voisins exultoient de nous voir ainsi nous affoiblir
et nous détruire nous-mêmes, profitoient de notre
folie, et bâtissoient des desseins sur la haine que
nous nous attirions de toutes les puissances pro-
testantes.
Mais à ces parlantes vérités le roi étoit inaccessible.
La conduite même de Rome à son égard ne put lui
ouvrir les yeux ; de cette cour qui n'a voit pas eu
honte autrefois d'exalter la Saint-Barthélemi, jus-
qu'à en faire des processions publiques pour en
remercier Dieu, et jusqu'à avoir employé les plus
grands maîtres à peindre dans le Vatican cette
action exécrable.
Odescalchi occupoit le pontificat, sous le nom
d'Innocent XI. C'étoit un bon évêque, mais un
prince très-incapable, entièrement autrichien, et ses
ministres de même génie. La grande affaire de la
LA COUR DE LOUIS XIV 419
régale Tavoit brouillé avec le roi dès l'entrée de
son pontificat. Les quatre propositions de l'assem-
blée du clergé de 1682 l'irritèrent bien davantage.
Cette main basse sur les huguenots ne put tirer de
lui la moindre approbation. Il s'en tint toujours à
l'attribuer à la politique pour détruire un parti qui
avoit tant et si longtemps agité la France, et l'affaire
des franchises étant survenue après, les deux cours
se portèrent à de grandes extrémités. Par l'événe-
ment, et sur le point d'honneur des franchises, et
sur le point si capital des propositions de 1682, on
ne s'aperçut que trop que M. de Lyonne n'étoit plus,
et que nous étions bien éloignés du temps de la
fameuse affaire des Corses et du traité de Pise.
Le magnifique établissement de Saint-Cyr suivit
de près la révocation de l'édit de Nantes. Mme de
Montespan avoit bâti à Paris une belle maison de
Filles de Saint- Joseph qu'elle avoit fondée pour l'in-
struction des jeunes filles, et leur apprendre toutes
sortes d'ouvrages, dont il en est sorti de parfaite-
ment beaux en toutes sortes d'ornements d'église,
et d'autres meubles superbes pour le roi, et pour
qui en a voulu faire faire ; et c'est dans cette maison
que Mme de Montespan se retira lorsqu'elle fut
obligée de quitter tout à fait la cour. L'émulation
porta Mme de Maintenon à des vues plus hautes
et plus vastes, qui, en gratifiant la pauvre noblesse,
l'en pût faire regarder comme une protectrice en
qui toute la noblesse de voit s'intéresser. Elle espéra
s'aplanir un chemin à faire déclarer son mariage, en
s 'illustrant par un monument dont elle pût entretenir
et amuser le roi, qui l'amusât elle-même, et qui pût
lui servir de retraite si elle avoit le malheur de perdre
le roi, comme il arriva en effet. La riche mense
abbatiale de Saint-Denis, qu'elle fit unir à Saint-
Cyr, diminua d'autant la dépense d'une si grande
420 SAINT-SIMON :
fondation aux yeux du roi et du public, et l'objet
en étoit en soi si utile qu'il ne reçut que de justes
applaudissements.
Sa déclaration étoit toujours son plus ardent
désir. L'opposition que Louvois y avoit si héroïque-
ment mise sur le point d'éclater le perdit bientôt
après, comme on l'a vu, et l'archevêque de Paris
avec lui, qui s'y étoit associé. Elle n'éteignit pas pour
cela toute son espérance. Elle s'étoit flattée d'en
avoir jeté les fondements sans y avoir pu penser
alors ; car ce fut du vivant de la reine que, pour
se recrépir et passer l'éponge sur sa première vie,
elle fit entendre au roi modestement sa noblesse,
puis au mariage de Monseigneur l'importance d'en-
vironner la Dauphine de personnes sûres, et de lui
donner à elle-même un titre auprès d'elle, qui lui
donnât droit et moyen d'y veiller.
C'est ce qui, comme on l'a vu, y fit passer Mme
de Richelieu dame d'honneur de la reine, moyen-
nant la charge de chevalier d'honneur à son mari,
pour l'exercer et la vendre après tant qu'il pourroit
sans en avoir rien payé, qui et oient, comme on l'a
vu, les anciens et intimes amis de Mme de Mainte-
non, laquelle fut faite seconde dame d'atours avec
la maréchale de Rochefort. La distance étoit étrange
entre les deux dames d'atours ; il n'en falloit qu'une ;
le choix de la seconde indigna tout le monde. La
première étoit de longue main accoutumée au servage
des ministres et des maîtresses, et ne songea qu'à
plaire à ce soleil levant dans son automne. Elle se
flatta aussi de succéder à la duchesse de Richelieu,
beaucoup plus âgée qu'elle et infirme ; elle y fut
trompée, le roi voulut une duchesse. On a vu com-
ment et pourquoi Mme de Maintenon y bombarda
Mme d'Arpajon, à l'étonnement de toute la cour, et
plus de la duchesse d'Arpajon que de personne.
LA COUR DE LOUIS XIV 421
Malgré tous ces entours, la fierté allemande séduisit
l'esprit et le plus cher intérêt de la Dauphine. Mon-
seigneur qui n'aimoit point Mme de Maintenon ne
contraignit point son épouse. Il étoit toujours alors
avec la princesse de Conti qui le gouvernoit, et qui,
fille de Mme de La Vallière, n'a voit rien de commun
avec les enfants de Mme de Montespan, ni avec leur
gouvernante, desquels tous elle étoit fort éloignée.
Elle n'aimoit pas mieux la Dauphine, dont elle crai-
gnoit la concurrence et pis dans la confiance de Mon-
seigneur. Elle ne fut donc pas fâchée de la voir
prendre si mal avec Mme de Maintenon, et se
mettre par ses manières à cet égard de travers
avec le roi, et perdre toute considération, comme
il arriva. Elle fut peu comptée. On prétendit que
la princesse de Conti excessivement parfumée la
vit de fort près et longtemps, comme elle venoit
d'accoucher de M. le duc de Berry. Quoi qu'il
en soit, sa courte vie depuis ne fut plus qu'une
maladie continuelle, plus ou moins forte j et sa mort
soulagea mari, beau-père, et plus que tous, belle-
mère, qui, quatorze mois après, se vit aussi délivrée
de Louvois.
Ce fut pour lors que l'espérance d'être déclarée
reprit toutes ses forces. Monseigneur et Monsieur y
auroient été des obstacles; mais ils vivoient dans
une telle dépendance du roi que leur considération
n'étoit comptée pour rien à cet égard. On a
vu combien le bruit fut grand que la déclara-
tion du mariage étoit imminente lors de l'ouver-
ture de l'appartement de la reine demeuré jusque-
là fermé, depuis que la Dauphine y étoit morte ;
que ce fut sous prétexte d'y exposer à l'admiration
de la cour les superbes ornements des quatre couleurs
que le roi envoyoit à l'église de Strasbourg, et le
mot étrange à bout portant que Tonnerre, évêque-
422 SAINT-SIMON :
comte de Noyon, lâcha au roi en plein petit couvert
sur cette déclaration.
Ce fut en effet alors qu'elle fut sur le point d'être
faite. Mais le roi, plein encore de ce qui lui étoit
arrivé là-dessus, consulta le célèbre Bossuet, évêque
de Meaux, et Fénelon, archevêque de Cambrai, qui
l'en dissuadèrent l'un et l'autre, et qui, cette seconde
fois, firent manquer le coup pour toujours. L'arche-
vêque étoit déjà mal avec Mme de Main tenon sur
l'affaire de Mme Guyon, sans espérance de retour, à
cause de Godet, évêque de Chartres, comme on l'a
vu en son temps, mais encore alors assez entier
auprès du roi, où il ne tarda pas d'être perdu sans
ressource. Bossuet échappa à la disgrâce que Mme
de Maintenon n'entreprit même pas, par plusieurs
raisons. Godet, qui la possédoit absolument, comme
on l'a vu ailleurs, avoit besoin de la plume et du
grand nom de Bossuet pour pousser Fénelon à bout.
Bossuet tenoit au roi par l'habitude et l'estime, et
par être entré en évêque des premiers temps dans la
confiance la plus intime du roi et la plus secrète dans
les temps de ses désordres ; enfin il avoit rendu à
Mme de Maintenon, sans que ce fût son objet, le
service le plus sensible.
C'étoit un homme dont l'honneur, la vertu, la
droiture étoit aussi inséparable que la science et la
vaste érudition. Sa place de précepteur de Monsei-
gneur l'avoit familiarisé avec le roi, qui s'étoit adressé
plus d'une fois à lui dans les scrupules de sa vie.
Bossuet lui avoit souvent parlé là-dessus avec une
liberté digne des premiers siècles et des premiers
évêques de l'Église. Il avoit interrompu le cours du
désordre plus d'une fois ; il avoit osé poursuivre le
roi, qui lui avoit échappé. Il fit à la fin cesser tout
mauvais commerce, et il acheva de couronner cette
grande œuvre par les derniers coups qui chassèrent
LA COUR DE LOUIS XIV 423
pour jamais Mme de Montespan de la cour. Mme
de Maintenon, au centre de la gloire, ne pouvoit
goûter de repos tant qu'elle y voyoit son ancienne
maîtresse demeurante, et tous les jours visitée par
le roi. C'étoit, ce lui sembloit, autant de temps et de
reste d'autorité pris sur elle. De plus, elle ne pouvoit
éviter de lui rendre, sinon d'anciens respects, au
moins de grands égards, et des devoirs apparents.
Outre qu'ils la faisoient trop souvenir de son ancienne
bassesse, elle en éprouvoit souvent de Mme de
Montespan d'amères et de bien expresses com-
mémoraisons, sans ménagements. Les visites jour-
nelles en demi-public du roi à son ancienne maîtresse,
toujours entre la messe et le dîner, pour les ren-
dre plus nécessairement courtes, et par bienséance,
faisoient un contraste fort ridicule avec son assi-
duité longue de tous les jours chez celle qui l'avoit
servie, et chez qui, sans nom de maîtresse ni d'épouse,
étoit le creuset de la cour et de l'État. Cette sortie
de la cour de Mme de Montespan, pour n'y plus
revenir, fut donc une grande délivrance pour Mme
de Maintenon, et elle n'ignora pas qu'elle la dut à
M. de Meaux tout entière, qui à la fin lui en attira
les ordres réitérés.
Ce fut l'époque de l'union si parfaite et si intime
de M. du Maine et de Mme de Maintenon, et de l'adop-
tion qu'elle en fit, qui s'approfondit et se consolida
toujours depuis de plus en plus, qui lui fraya le
chemin à toutes les incroyables grandeurs où de
l'une à l'autre il parvint, et qui enfin l'auroit mis
sur le trône, si telle avoit pu être la puissance de
son ancienne mie.
Le duc du Maine étoit trop continuellement dans
l'intérieur du roi, pour ne s'être pas aperçu de bonne
heure de la faveur naissante de Mme de Maintenon,
de ses progrès rapides, et que les premiers effets n'en
424 SAINT-SIMON :
pouvoient être que la disgrâce de Mme de Mon-
tespan. Personne n'avoit plus d'esprit que le duc du
Maine, ni d'art caché sous toutes les sortes de grâces
qui peuvent charmer, avec l'air le plus naturel, le plus
simple, quelquefois le plus naïf; personne ne pre-
noit plus aisément toutes sortes de formes ; personne
ne connoissoit mieux les gens qu'il avoit intérêt de
connoître ; personne n'avoit plus de tour, de manège,
d'adresse pour s'insinuer auprès d'eux ; personne
encore, sous un extérieur dévot, solitaire, philosophe,
sauvage, ne cachoit des vues plus ambitieuses ni
plus vastes, que son extrême timidité de plus d'un
genre servoit encore à couvrir. On a vu ailleurs son
caractère ; on n'en rappelle ici que ce qui sert à la
matière que l'on traite, sans vouloir s'en écarter.
Le duc du Maine s'aperçut donc de bonne heure
des épines de sa position entre sa mère et sa gouver-
nante, que l'enlèvement du cœur du roi rendoit irré-
conciliables. Il sentit en même temps que sa mère
ne lui seroit qu'un poids fort entravant, tandis qu'il
pouvoit tout espérer de sa gouvernante. Le sacrifice
lui en fut donc bientôt fait. Il entra dans tout avec
M. de Meaux pour hâter la retraite de sa mère ; il
se fit un mérite auprès de Mme de Maintenon
de presser lui-même Mme de Montespan de s'en
aller à Paris pour ne plus revenir à la cour | il
se chargea de lui en porter l'ordre du roi, et à la
fin l'ordre très-positif ; il s'en acquitta sans ménage-
ment ; il la fit obéir, et se dévoua par là Mme de
Maintenon sans réserve. Il fut longtemps très-mal
avec sa mère, qui ne le vouloit point voir, et jamais
depuis il n'y fut véritablement bien. Ce fut aussi la
moindre de ses peines. Il eut à lui celle qui régnoit,
et qui régna toujours, et il l'eut au point d'en dis-
poser toute sa vie, et que toute la sienne elle ne mit
point de bornes à son affection pour lui.
LA COUR DE LOUIS XIV 425
Ce grand pas fait de l'expulsion sans retour de
Mme de Montespan, Mme de Main tenon prit un
nouvel éclat. Ayant manqué pour la seconde fois la
déclaration de son mariage, elle comprit qu'il n'y
avoit plus à y revenir, et eut assez de force sur elle-
même pour couler doucement par-dessus, ^ et ne se
pas creuser une disgrâce pour n'avoir pas été dé-
clarée reine. Le roi, qui se sentit affranchi, lui sut un
gré de cette conduite qui redoubla pour elle son
affection, sa considération, sa confiance. Elle eût
peut-être succombé sous le poids de l'éclat d<* ce
qu'elle avoit voulu paroître, elle s'établit de plus
en plus par la confirmation de sa transparente
énigme.
XLVIIL — LA JOURNÉE DE MADAME
DE MAINTENON
Mais il ne faut pas s'imaginer que, pour en user
et s'y soutenir, elle n'eût besoin d'aucune adresse.
Son règne, au contraire, ne fut qu'un continuel ma-
nège, et celui du roi une perpétuelle duperie. Elle
ne voyoit personne chez elle en visite, et n'en ren-
doit jamais aucune. Cela n'avoit que fort peu d'ex-
ceptions. Elle alloit voir la reine d'Angleterre et la
recevoit chez elle, quelquefois chez Mme de Mont-
chevreuil, sa plus intime amie, qui alloit très-
ordinairement chez elle. Depuis sa mort elle alla
voir quelquefois M. de Montchevreuil, mais rare-
ment, qui entroit chez elle toutes les fois qu'il
vouloit, mais des instants. Le duc de Richelieu eut
toute sa vie le même privilège. Elle alloit quelque-
fois encore chez Mme de Caylus, sa bonne nièce, qui
étoit souvent chez elle. Si, en deux ans une fois, elle
426 SAINT-SIMON :
alloit chez la duchesse du Lude, ou quelque femme
aussi marquée, entre trois ou quatre au plus, c'étoit
une distinction et une nouvelle, quoiqu'il ne s'agît que
d'une simple visite. Mme d'Heudicourt, son ancienne
amie, alloit aussi chez elle à peu près quand elle vou-
loit, et sur les fins le maréchal de Villeroy , quelquefois
Harcourt, jamais d'autres. On a vu, lors du brillant
voyage de Mme des Ursins, qu'elle alloit aussi très-
souvent chez elle en particulier à Marly ; et Mme de
Maintenon la fut voir une fois. Jamais elle n'alloit
chez aucune princesse du sang, même chez Madame.
Aucune d'elles aussi n'alloit chez elle, à moins que
ce ne fût par audiences ; ce qui étoit extrêmement
rare et qui faisoit nouvelle. Mais si elle avoit à parler
aux filles du roi, ce qui n'arrivoit pas souvent, et
presque jamais que pour leur laver la tête, elle les
envoyoit chercher. Elles y arrivoient tremblantes,
et en sortoient en pleurs. Pour le duc du Maine, les
portes tombèrent toujours devant lui en quelque
lieu qu'il fût ; et depuis le mariage du duc de Noailles,
il la voyoit aussi quand il vouloit, son père avec
ménagement, sa mère fort à lèche-doigt ; le roi et
elle la craignoient et ne l'aimoient point.
Le cardinal de Noailles, jusqu'à l'affaire de la
constitution, la voyoit règlement en particulier le
jour qu'il avoit son audience du roi, une fois la
semaine ; et après, le cardinal de Bissy à peu près
tant qu'il voulut, et le cardinal de Rohan avec
mesure. Son frère tant qu'il vécut la désola. Il entroit
chez elle à toute heure, lui tenoit des propos de
l'autre monde, et lui faisoit souvent des sorties. De
crédit avec elle, pas le moins du monde. Sa belle-
sœur ne parut jamais à la cour ni dans le monde ;
Mme de Maintenon la traitoit bien par pitié, sans
que cela allât au plus petit crédit ; mais elle dînoit
quelquefois avec elle, et ne la laissoit venir à Ver-
LA COUR DE LOUIS XIV 427
sailles que le moins qu'elle pou voit, peut-être deux
ou trois fois l'an au plus, et coucher une nuit. Godet,
évêque de Chartres, et Aubigny, archevêque de
Rouen, elle ne les voyoit qu'à Saint-Cyr.
Ses audiences étoient pour le moins aussi difficiles
à obtenir que celles du roi ; et le peu qu'elle en
accordoit, presque toutes à Saint-Cyr où on alloit
la trouver au jour et heure donnés. On l'attendoit
à Versailles à sortir de chez elle ou à y rentrer, quand
on avoit un mot à lui dire, gens de peu et même
pauvres gens, et personnes considérables. On n'avoit
là qu'un instant, et c'étoit à qui le saisiroit. Les
maréchaux de Villeroy, Harcourt, souvent Tessé,
quelquefois dans les derniers temps M. de Vaude-
mont, lui ont parlé de la sorte ; et si c'étoit en ren-
trant chez elle, ils ne la suivoient pas au delà de
son antichambre, où elle coupoit très-court et les
laissoit. Bien d'autres lui ont parlé de la sorte. Moi
jamais en pas un lieu que ce que j'ai rapporté. Un
très-petit nombre de dames, à qui le roi étoit accou-
tumé et qui étoient de ses particuliers, la voyoient
quelquefois aux heures où le roi n' étoit pas, et rare-
ment quelques-unes dînoient avec elle.
Ses matinées, qu'elle commençoit de fort bonne
heure, étoient remplies par des audiences obscures
de charité ou de gouvernement spirituel ; quel-
quefois par quelques ministres, très-rarement par
quelques généraux d'armée ; encore ces derniers,
quand ils avoient un rapport particulier à elle,
comme les maréchaux de Villars, de Villeroy,
d' Harcourt et quelquefois Tessé. Assez souvent, dès
huit heures du matin et plus tôt, elle alloit chez
quelque ministre. Rarement elle dînoit chez eux
avec leurs femmes et une compagnie fort trayée.
C étoient là les grandes faveurs, et une nouvelle,
mais qui ne menoient à rien qu'à de l'envie et à
428 SAINT-SIMON :
quelque considération. M. de Beauvilliers fut des
premiers et des plus longtemps favorisés de ces dîners,
et fréquents, comme on Ta remarqué ailleurs, jusqu'à
ce que Godet, évêque de Chartres, en renversa les
escabelles, et arrêta tout court les progrès de Féne-
lon qui s'étoit fait leur docteur. Les ministres chargés
de la guerre, surtout des finances, furent toujours
ceux à qui Mme de Maintenon avoit le plus affaire,
et qu'elle cultiva. Rarement, et plus que rarement,
alla-t-elle chez les autres, mais pour affaires, et
souvent d'État, et dès le matin, sans jamais dîner
chez ces derniers.
L'ordinaire, dès qu'elle étoit levée, c'étoit de s'en
aller à Saint-Cyr, et d'y dîner dans son appartement
seule, ou avec quelque favorite de la maison, d'y
donner des audiences le moins qu'elle pou voit, d'y
régenter au dedans, d'y gouverner l'Église au dehors,
d'y lire et d'y répondre des lettres, d'y gouverner
des monastères de filles de toutes parts, d'y recevoir
des avis et des lettres d'espionnages, et de revenir
à peu près justement au temps que le roi passoit
chez elle. Devenue plus vieille et plus infirme, en
arrivant entre sept et huit heures du matin à Saint-
Cyr, elle s'y mettoit au lit pour se reposer, ou faire
quelque remède.
A Fontainebleau, elle avoit une maison à la ville,
où elle alloit souvent pour y faire les mêmes choses
qu'à SaintrCyr. A Marly, elle s'étoit fait accommoder
un petit appartement qui avoit une fenêtre dans la
chapelle. Elle en faisoit souvent le même usage que
de Saint-Cyr ; mais cela s'appeloit le repos, et ce
repos étoit inaccessible, sans exception que de Mme
la duchesse de Bourgogne.
A Marly, à Trianon, à Fontainebleau, le roi alloit
chez elle les matins des jours qu'il n'y avoit point
de conseil, et qu'elle n' étoit pas à Saint-Cyr ; à
LA COUR DE LOUIS XIV 429
Fontainebleau, depuis la messe jusqu'au dîner, quand
le dîner n'étoit pas quelquefois au sortir de la messe
pour aller courre le cerf ; et il y étoit une heure et
demie, et quelquefois davantage. A Trianon et à
Marly, la visite duroit beaucoup moins, parce qu'en
sortant de chez elle il s'alloit promener dans ses
jardins. Ces visites étoient presque toujours tête à
tête, sans préjudice de celles de toutes les après-
dînées, qui étoient rarement tête à tête que fort peu
de temps, parce que les ministres y venoient chacun
à son tour travailler avec le roi. Le vendredi, qu'il
arrivoit souvent qu'il n'y en avoit point, c'étoient
les dames familières avec qui il jouoit, ou une mu-
sique ; ce qui se doubla et tripla de jours tout à la
fin de sa vie.
Vers les neuf heures du soir, deux femmes de
chambre venoient déshabiller • Mme de Maintenon.
Aussitôt après, son maître d'hôtel et un valet de
chambre apport oient son couvert, un potage et
quelque chose de léger. Dès qu'elle avoit achevé de
souper, ses femmes la mettoient dans son lit, et
tout cela en présence du roi et du ministre, qui n'en
discontinuoit pas son travail, et qui n'en parloit pas
plus bas, ou, s'il n'y en avoit point, des dames
familières. Tout cela gagnoit dix heures, que le roi
alloit souper, et en même temps on tiroit les rideaux
de Mme de Maintenon.
Dans les voyages, c' étoit la même chose. Elle par-
toit de bonne heure avec quelque favorite, comme
Mme de Montchevreuil toujours tant qu'elle vécut,
Mme d'Heudicourt, Mme de Dangeau, Mme de
Caylus. Un carrosse du roi la menoit, toujours
affecté pour elle, même pour aller de Versailles, etc.,
à Saint-Cyr ; et des Épinays, écuyer de la petite
écurie, la mettoit dans le carrosse et l'accompagnoit
à cheval ; c'étoit sa tâche de tous les jours. Dans
430 SAINT-SIMON :
les voyages, le carrosse de Mme de Main tenon menoit
ses femmes de chambre, et suivoit celui du roi où
elle étoit. Elle s'arrangeoit de façon que le roi, en
arrivant, la trouvoit tout établie lorsqu'il passoit
chez elle. Partie autorité, partie invention de seconde
dame d'atours de la Dauphine de Bavière, son
carrosse et sa chaise, avec ses porteurs ayant sa
livrée, entroient partout comme ceux des gens
titrés.
Reine en particulier, à l'extérieur pour le ton, le
siège et la place en présence du roi, de Monseigneur,
de Monsieur, de la cour d'Angleterre et de qui que
ce fût, elle étoit très-simple particulière au dehors,
et toujours aux dernières places. J'en ai vu les fins
aux dîners du roi à Marly, mangeant avec lui et les
dames, et à Fontainebleau en grand habit chez la
reine d'Angleterre, comme je l'ai remarqué ailleurs,
cédant absolument sa place, et se reculant partout
pour les femmes titrées, même pour des femmes de
qualité distinguées, ne se laissant jamais forcer par
les titrées, mais par celles de qualité ordinaire, avec
un air de peine et de civilité, et par tous ses endroits
polie, affable, parlante, comme une personne qui ne
prétend rien et qui ne montre rien, mais qui im-
posoit fort, à ne considérer que ce qui étoit autour
d'elle.
Toujours très-bien mise, noblement, proprement,
de bon goût, mais très-modestement et plus vieille-
ment alors que son âge. Depuis qu'elle ne parut plus
en public, on ne voyoit que coiffes et écharpe noire
quand par hasard on l'apercevoit.
Elle n'alloit jamais chez le roi qu'il ne fût malade,
ou que les matins des jours qu'il avoit pris médecine,
et à peu près de même chez Mme la duchesse de
Bourgogne, jamais ailleurs pour aucun devoir.
Chez elle, avec le roi, ils étoient chacun dans leur
LA COUR DE LOUIS XIV 431
fauteuil, une table devant chacun d'eux, aux deux
coins de la cheminée, elle du côté du lit, le roi le dos
à la muraille du côté de la porte de l'antichambre,
et deux tabourets devant sa table, un pour le mi-
nistre qui venoit travailler, l'autre pour son sac. Les
jours de travail, ils n'étoient seuls ensemble que fort
peu de temps avant que le ministre entrât, et moins
encore fort souvent après qu'il étoit sorti. Le roi
passoit à une chaise percée, revenoit au lit de Mme
de Maintenon, où il se tenoit debout fort peu, lui
donnoit le bonsoir, et s'en alloit se mettre à table.
Telle étoit la mécanique de chez Mme de Maintenon.
On a vu sur Mme la duchesse de Bourgogne ce qui
l'y regardoit, tant qu'elle a vécu.
Pendant le travail, Mme de Maintenon lisoit ou
travailloit en tapisserie. Elle entendoit tout ce qui
se passoit entre le roi et le ministre, qui parloient
tout haut. Rarement elle y mêloit son mot, plus
rarement ce mot étoit de quelque conséquence.
Souvent le roi lui demandoit son avis. Alors elle
répondoit avec de grandes mesures. Jamais, ou
comme jamais, elle ne paroissoit affectionner rien,
et moins encore s'intéresser pour personne ; mais
elle étoit d'accord avec le ministre qui n'osoit en
particulier ne pas convenir de ce qu'elle vouloit, ni
encore moins broncher en sa présence. Dès qu'il
s'agissoit donc de quelque grâce ou de quelque em-
ploi, la chose étoit arrêtée entre eux avant le travail
où la décision s'en devoit faire, et c'est ce qui la
retardoit quelquefois, sans que le roi ni personne en
sût la cause.
Elle mandoit au ministre qu'elle vouloit lui parler
auparavant. Il n'osoit mettre la chose sur le tapis
qu'il n'eût reçu ses ordres, et que la mécanique
roulante des jours et des temps leur eût donné le
loisir de s'entendre. Cela fait, le ministre proposoit
432 SAINT-SIMON :
et montroit une liste. Si de hasard le roi s'arrêtoit
à celui que Mme de Maintenon vouloit, le ministre
s'en tenoit là, et faisoit en sorte de n'aller pas plus
loin. Si le roi s'arrêtoit à quelque autre, le ministre
proposoit de voir ceux qui étoient aussi à portée,
laissoit après dire le roi, et en profitoit pour exclure.
Rarement proposoit-il expressément celui à qui il
en vouloit venir, mais toujours plusieurs qu'il tâchoit
de balancer également pour embarrasser le roi sur
le choix. Alors le roi lui dëmandoit son avis, il par-
couroit encore les raisons de quelques-uns, et ap-
puyoit enfin sur celui qu'il vouloit. Le roi presque
toujours balançoit, et dëmandoit à Mme de Mainte-
non ce qu'il lui en sembloit. Elle sourioit, faisoit l'in-
capable, disoit quelquefois un mot de quelque autre,
puis revenoit, si elle ne s'y étoit pas tenue d'abord,
sur celui que le ministre avoit appuyé, et déter-
minoit ; tellement que les trois quarts des grâces
et des choix, et les trois quarts encore du quatrième
quart de ce qui passoit par le travail des ministres
chez elle, c'étoit elle qui en disposoit. Quelquefois
aussi, quand elle n'affectionnoit personne, c'étoit le
ministre même, avec son agrément et son concours,
sans que le roi en eût aucun soupçon. Il croyoit dis-
poser de tout et seul, tandis qu'il ne disposoit, en
effet, que de la plus petite partie, et toujours encore
par quelque hasard, excepté des occasions rares de
quelqu'un qu'il s'étoit mis dans la fantaisie, ou si
quelqu'un qu'il vouloit favoriser lui avoit parlé pour
quelqu'un.
En affaires, si Mme de Maintenon les vouloit faire
réussir, manquer, ou tourner d'une autre façon,
ce qui étoit beaucoup moins ordinaire que ce qui
regardoit les emplois et les grâces, c'étoit la même
intelligence entre elle et le ministre, et le même
manège à peu près. Par ce détail, on voit que cette
LA COUR DE LOUIS XIV 433
femme habile faisoit presque tout ce qu'elle vouloit,
mais non pas tout, ni quand et comme elle vouloit.
Il y avoit une autre ruse si le roi s'opiniâtroit :
c'étoit alors d'éviter la décision en brouillant et
allongeant la matière, en en substituant une autre
comme venant à propos de celle-là, et qui la dé-
tournât, ou en proposant quelque éclaircissement
à prendre. On laissoit ainsi émousser les premières
idées, et on revenoit une autre fois à la charge avec
la même adresse, qui très-souvent réussissoit. C'é-
toit encore presque la même chose pour charger ou
diminuer les fautes, faire valoir les lettres et les
services, ou y glisser légèrement, et préparer ainsi
la perte ou la fortune.
C'est là ce qui rendoit ce travail chez Mme de Main-
tenon si important pour les particuliers, et c'est ce
qui rendoit les ministres si nécessaires à Mme de
Maintenon à avoir dans sa dépendance. C'est aussi
ce qui les aida puissamment à s'élever à tout, et
à augmenter sans cesse leur crédit et leur pouvoir,
et pour eux et pour les leurs, parce que Mme de
Maintenon leur faisoit litière de toutes ces choses
pour se les attacher entièrement.
Quand ils et oient près de venir travailler, ou
qu'ils sortoient de chez elle, elle prenoit son temps
de sonder le roi sur eux, de les excuser ou de les
vanter, de les plaindre de leur grand travail, d'en
exalter le mérite, et s'il s'agissoit de quelque chose
pour eux, d'en préparer les voies, quelquefois d'en
rompre la glace, sous prétexte de leur modestie et
du service du roi qui demandoit qu'ils fussent ex-
cités à le soulager et à faire de bien en mieux. Ainsi
c'étoit entre eux un cercle de besoins et de services
réciproques, dont le roi ne se doutoit pas le moins
du monde. Aussi les ménagements entre eux étoient-
ils infinis et continuels.
434 SAINT-SIMON
Mais si Mme de Maintenon ne pouvoit rien, ou
presque rien, sans eux, de ce qui se passoit par eux,
eux aussi ne pou voient se maintenir sans elle, beau-
coup moins malgré elle. Dès qu'elle se voyoit à bout
de les pouvoir ramener à son point quand ils s'en
étoient écartés, ou qu'ils étoient tombés en dis-
grâce auprès d'elle, leur perte étoit jurée ; elle ne
les manquoit pas. Il lui falloit du temps, des cou-
leurs, des souplesses, quelquefois beaucoup, comme
lorsqu'elle perdit Chamillart. Louvois y avoit suc-
combé avant lui. Pontchartrain ne s'en sauva qu'à
l'aide de son esprit qui plaisoit au roi, et des épines
des finances pendant la guerre, et du sens et de
l'adresse de sa femme demeurée longtemps bien avec
Mme de Maintenon, depuis même qu'il y fut mal,
enfin par la porte dorée de la chancellerie qui s'ouvrit
bien à propos pour lui. Le duc de Beauvilliers y pensa
faire naufrage par deux fois à longue distance l'une
de l'autre, et n'en auroit pas échappé sans deux es-
pèces de miracles, comme on l'a vu ici en son temps.
Si les ministres, et les plus accrédités, en étoient
là avec Mme de Maintenon, on peut juger de ce
qu'elle pouvoit à l'égard de toutes les autres sortes
de personnes bien moins à portée de se défendre, et
même de s'apercevoir. Bien des gens eurent donc le
cou rompu sans en avoir pu imaginer la cause, et
se donnèrent bien des sortes de mouvements pour
la découvrir, et pour y remédier, et très-inutile-
ment.
Le court et rare travail des généraux d'armée se
passoit ordinairement les soirs en sa présence et
du secrétaire d'État de la guerre. Par celui de Pont-
chartrain, rempli du rapport des espionnages et des
histoires de toute espèce de Paris et de la cour,
elle étoit à portée de faire beaucoup de bien et de
mal. Torcy ne travailloit point chez elle, et ne la
.
LA COUR DE LOUIS XIV 435
voyoit comme jamais. Aussi ne l'aimoit-elle point,
et moins encore sa femme, dont le nom d'Arnauld
gâtoit tout leur mérite. Torcy avoit les postes.
C'étoit par lui que le secret en passoit au roi tête
à tête, et le roi souvent en portoit des morceaux à
lire à Mme de Maintenon ; mais cela n'avoit point
de suite ; elle n'en savoit que par lambeaux, selon
ce que le roi s'avisoit de lui en dire ou de lui en
porter.
Toutes les affaires étrangères passoient au con-
seil d'État, ou, si c'étoit quelque chose de pressé,
Torcy le portoit sur-le-champ au roi, ainsi à des
heures rompues, et point de travail réglé et par-
ticulier avec lui. Mme de Maintenon eût fort désiré
ce genre de travail réglé chez elle, pour avoir la
même influence sur les affaires d'État, et sur ceux
qui s'en mêloient, comme elle l'a voit sur les autres
parties. Mais Torcy sut bien sagement se préserver
de ce dangereux piège. Il s'en défendit toujours,
en disant modestement qu'il n'avoit point d'affaires
pour entretenir ce travail. Ce n'est pas que le roi
ne lui dît tout là-dessus ; mais elle sentoit toute
la différence d'assister à un travail réglé où elle
agissoit avec loisir, adresse et mesures prises, ou
d'être obligée de prendre son parti entre le roi et
elle sur ce qu'il lui apprenoit de cette matière, et
de n'avoir d'autre ressource qu'en elle-même, et
d'aller de front avec lui, si elle vouloit une chose
plutôt qu'une autre, nuire aux gens à découvert,
ou les servir de même.
Le roi y étoit même fort en garde. Il lui est arrivé
plusieurs fois que, lorsqu'on ne s'y prenoit pas avec
assez de tour et de délicatesse, et qu'il apercevoit
que le ministre ou le général d'armée favorisoit un
parent ou un protégé de Mme de Maintenon, il te-
noit ferme contre, pour cela même ; puis disoit,
436 SAINT-SIMON :
partie fâché, partie se moquant d'eux : « Un tel a
bien fait sa cour ; car il n'a pas tenu à lui de bien
servir un tel, parce qu'il est parent ou protégé de
Mme de Maintenon. » Et ces coups de caveçon la
rendoient très -timide et très -mesurée, quand il
étoit question de se montrer au roi à découvert sur
quelque chose ou sur quelqu'un. Aussi répondoit-
elle toujours à quiconque s'adressoit à elle, même
pour les moindres choses, qu'elle ne se mêloit de
rien ; et si bien rarement elle s'ouvroit davantage
et que la chose regardât le département d'un mi-
nistre sur lequel elle comptât, elle renvoyoit à lui
et promettoit de lui en parler. Mais encore une fois,
rien n'étoit plus rare. On ne laissoit pas cependant
d'aller à elle, pour, par ce devoir, ne l'avoir pas
contraire, et par l'espérance aussi que, nonobstant
cette réponse banale, elle feroit peut-être ce qu'on
désiroit, comme cela arrivoit quelquefois.
Il y avoit peut-être cinq ou six personnes au plus
de tous états, desquelles la plupart étoient de ces
amis de son ancien temps, à qui elle répondoit plus
franchement, quoique toujours foiblement et mesuré-
ment, et pour qui en effet elle agissoit au mieux
qu'il lui étoit possible ; ce néanmoins réussissant
très-ordinairement pour eux, elle n'y réussissoit pas
toujours.
Ce fut par le désir extrême de se mêler des affaires
étrangères, comme elle se mêloit de toutes les autres,
et l'impossibilité d'en attirer le travail chez elle,
qu'elle prit le parti, qu'on a détaillé en son temps,
de tous les manèges par lesquels elle rendit la prin-
cesse des Ursins maîtresse de tout en Espagne, et
l'y maintint jusqu'à la paix d'Utrecht, aux dépens
de Torcy et des ambassadeurs de France en Espagne,
c'est-à-dire, comme on l'a vu, aux dépens de l'Es-
pagne et de la France, parce que Mme des Ursins
LA COUR DE LOUIS XIV 437
eut l'adresse de lui faire tout passer par les mains,
et de lui persuader qu'elle ne gouvernoit la cour et
l'État en Espagne que sous ses ordres et par ses
volontés. Revenons un moment à ces coups de cave-
çon du roi dont on vient de parler.
Le Tellier, dans des temps bien antérieurs, et
longtemps avant d'être chancelier de France, con-
noissoit bien le roi là-dessus. Un de ses meilleurs
amis, car il en avoit parce qu'il savoit en avoir,
l'avoit prié de quelque chose qu'il désiroit fort et
qui de voit être proposé dans le travail particulier
de ce ministre avec le roi. Le Tellier l'assura qu'il
y feroit tout son possible. Son ami ne goûta point
sa réponse, et lui dit franchement que dans la place
et le crédit où il étoit, ce n'étoit pas de celles-là
qu'il lui f alloit donner. « Vous ne connoissez pas le
terrain, lui répliqua Le Tellier. De vingt affaires que
nous portons ainsi au roi, nous sommes sûrs qu'il
en passera dix-neuf à notre gré ; nous le sommes
également que la vingtième sera décidée au con-
traire. Laquelle des vingt sera décidée contre notre
avis et notre désir, c'est ce que nous ignorons tou-
jours, et très-souvent c'est celle où nous nous inté-
ressons le plus. Le roi se réserve cette bisque pour
nous faire sentir qu'il est le maître et qu'il gou-
verne ; et si par hasard il se présente quelque chose
sur quoi il s'opiniâtre, et qui soit assez importante
pour que nous nous opiniâtrions aussi, ou par la
chose même, ou pour l'envie que nous avons qu'elle
réussisse comme nous le désirons, c'est très-souvent
alors, dans le rare que cela arrive, une sortie sûre ;
mais, à la vérité, la sortie essuyée et l'affaire man-
quée, le roi, content d'avoir montré que nous ne
pouvons rien et peiné de nous avoir fâchés, devient
après souple et flexible, en sorte que c'est alors le
temps où nous faisons tout ce que nous voulons. »
438 SAINT-SIMON :
C'est, en effet, comme le roi se conduisit avec ses
ministres toute sa vie, toujours parfaitement gou-
verné par eux, même par les plus jeunes et les plus
médiocres, même par les moins accrédités et con-
sidérés et toujours en garde pour ne l'être point, et
toujours persuadé qu'il réussissoit pleinement à ne
le point être.
I II avoit la même conduite avec Mme de Maintenon,
à qui de fois à autres il faisoit des sorties terribles,
et dont il s'applaudissoit. Quelquefois elle se met-
toit à pleurer devant lui, et elle étoit plusieurs jours
sur de véritables épines. Quand elle eut mis Fagon
auprès du roi, au lieu de Daquin qu'elle fit chasser,
parce qu'il étoit de la main de Mme de Montespan,
et pour avoir'un homme tout à elle et de beaucoup
d'esprit, qu'elle s'étoit attaché dans les voyages aux
eaux où il avoit suivi le duc du Maine, et un homme
dont elle pût tirer un continuel parti dans cette
place intime de premier médecin qu'elle voyoit tous
les matins, elle faisoit la malade quand il lui arrivoit
de ces scènes, et c'étoit d'ordinaire par où elle les
faisoit finir avec plus d'avantage.
Ce n'est pas que cet artifice, ni même la réalité
la plus effective, eût aucun pouvoir d'ailleurs de
contraindre le roi en quoi que ce pût être. C'étoit
un homme uniquement personnel, et qui ne comp-
toit tous les autres, quels qu'ils fussent, que par
rapport à soi. Sa dureté là-dessus étoit extrême.
Dans les temps les plus vifs de sa vie pour ses
maîtresses, leurs incommodités les plus opposées
aux voyages et au grand habit de cour, car les dames
les plus privilégiées ne paroissoient jamais autre-
ment dans les carrosses ni en aucun lieu de cour,
avant que Marly eût adouci cette étiquette, rien,
dis- je, ne les en pou voit dispenser. Grosses, malades,
moins de six semaines après leurs couches, dans
LA COUR DE LOUIS XIV 439
d'autres temps fâcheux, il falloit être en grand habit,
parées et serrées dans leurs corps, aller en Flandre
et plus loin encore, danser, veiller, être des fêtes,
manger, être gaies et de bonne compagnie, changer
de lieu, ne paroître craindre, ni être incommodées du
chaud, du froid, de l'air, de la poussière, et tout
cela précisément aux jours et aux heures marquées,
sans déranger rien d'une minute.
Ses filles, il les a traitées toutes pareillement. On
a vu en son temps qu'il n'eut pas plus de ménage-
ment pour Mme la duchesse de Berry, ni même
pour Mme la duchesse de Bourgogne, quoi que Fagon,
Mme de Maintenon, etc., pussent dire et faire
(quoiqu'il aimât Mme la duchesse de Bourgogne
aussi tendrement qu'il en étoit capable), qui toutes
les deux s'en blessèrent, et ce qu'il en dit avec sou-
lagement, quoiqu'il n'y eût point encore d'enfants.
Il voyageoit toujours son carrosse plein de femmes :
ses maîtresses, après ses bâtardes, ses belles-filles,
quelquefois Madame, et des dames quand il y avoit
place. Ce n'étoit que pour les rendez-vous de chasse,
les voyages de Fontainebleau, de Chantilly, de Com-
piègne, et les vrais voyages, que cela étoit ainsi.
Pour aller tirer, se promener, ou pour aller coucher
à Marly ou à Meudon, il alloit seul dans une calèche.
Il se défioit des conversations que ses grands officiers
auroient pu tenir devant lui dans son carrosse ; et
on prétendoit que le vieux Charost, qui prenoit volon-
tiers ces temps-là pour dire bien des choses, lui avoit
fait prendre ce parti, il y avoit plus de quarante
ans. Il convenoit aussi aux ministres qui, sans cela,
auroient eu de quoi être inquiets tous les jours, et à
la clôture exacte qu'en leur faveur lui-même s'étoit
prescrite, et à laquelle il fut si exactement fidèle.
Pour les femmes, ou maîtresses d'abord, ou filles
ensuite, et le peu de dames qui pouvoient y trouver
440 SAINT-SIMON :
place, outre que cela ne se pouvoit empêcher, les
occasions en étoient restreintes à une grande rareté,
et le babil fort à craindre.
Dans ce carrosse, lors des voyages, il y avoit tou-
jours beaucoup de toutes sortes de choses à manger :
viandes, pâtisseries, fruits. On n'avoit pas sitôt fait
un quart de lieue que le roi demandoit si on ne vou-
loit pas manger. Lui jamais ne goût oit à rien entre
ses repas, non pas même à aucun fruit, mais il
s'amusoit à voir manger, et manger à crever. Il fal-
loit avoir faim, être gaies, et manger avec appétit
et de bonne grâce, autrement il ne le trouvoit pas
bon, et le montroit même aigrement. On faisoit la
mignonne, on vouloit faire la délicate, être du bel
air, et cela n'empêchoit pas que les mêmes dames ou
princesses qui soupoient avec d'autres à sa table
le même jour, ne fussent obligées, sous les mêmes
peines, d'y faire aussi bonne contenance que si elles
n'avoient mangé de la journée. Avec cela, d'aucuns
besoins il n'en falloit point parler, outre que pour
des femmes ils auroient été très-embarrassants avec
les détachements de la maison du roi, et les gardes
du corps devant et derrière le carrosse, et les écuyers
aux portières, qui faisoient une poussière qui dévo-
roit tout ce qui étoit dans le carrosse. Le roi, qui
aimoit l'air, en vouloit toutes les glaces baissées,
et auroit trouvé fort mauvais que quelque dame
eût tiré le rideau contre le soleil, le vent ou le froid.
Il ne falloit seulement pas s'en apercevoir, ni d'au-
cune autre sorte d'incommodité, et [le roi] alloit
toujours extrêmement vite, avec des relais le plus
ordinairement. Se trouver mal étoit un démérite à
n'y plus revenir.
J'ai ouï conter à la duchesse de Chevreuse, que le
roi a toujours fort aimée et distinguée, et qu'il a,
tant qu'elle l'a pu, voulu avoir toujours dans ses
LA COUR DE LOUIS XIV 441
voyages et dans ses particuliers, qu'allant dans son
carrosse avec lui de Versailles à Fontainebleau, il
lui prit au bout de deux lieues un de ces besoins
pressants auxquels on ne croit pas pouvoir résister.
Le voyage étoit tout de suite, et le roi arrêta en
chemin, pour dîner sans sortir de son carrosse. Ces
besoins, qui redoubloient à tous moments, ne se
faisoient pas sentir à propos, comme à cette dînée,
où elle eût pu descendre un moment dans la maison
vis-à-vis. Mais le repas, si ménagé qu'elle le pût
faire, redoubla l'extrémité de son état. Prête par
moments à être forcée de l'avouer et de mettre pied
à terre, prête aussi très-souvent à perdre connois-
sance, son courage la soutint jusqu'à Fontainebleau
où elle se trouva à bout. En mettant pied à terre,
elle vit le duc de Beauvilliers, arrivé de la veille avec
les enfants de France, à la portière du roi. Au lieu
de monter à sa suite, elle prit le duc par le bras, et
lui dit qu'elle alloit mourir si elle ne se soulageoit. Ils
traversèrent un bout de la cour Ovale, et entrèrent
dans la chapelle de cette cour, qui heureusement se
trouva ouverte, et où on disoit des messes tous les
matins. La nécessité n'a point de loi ; Mme de Che-
vreuse se soulagea pleinement dans cette chapelle,
derrière le duc de Beauvilliers qui en tenoit la porte.
Je rapporte cette misère pour montrer quelle étoit
la gêne qu'éprouvoit journellement ce qui appro-
choit le roi avec le plus de faveur et de privance,
car c'étoit alors l'apogée de celle de la duchesse de
Chevreuse. Ces choses qui semblent des riens, et
qui sont des riens en effet, caractérisent trop pour
les omettre. Le roi avoit quelquefois des besoins,
et ne se contraignoit pas de mettre pied à terre.
Alors les dames ne bougeoient de carrosse.
Mme de Maintenon, qui craignoit fort l'air et
bien d'autres incommodités, ne put gagner là-dessus
442 SAINT-SIMON :
aucun privilège. Tout ce qu'elle obtint, sous pré-
texte de modestie et d'autres raisons, fut de voya-
ger à part, de la manière que je l'ai rapporté ; mais,
en quelque état qu'elle fût, il falloit marcher, et
suivre à point nommé, et se trouver arrivée et
rangée avant que le roi entrât chez elle. Elle fit bien
des voyages à Marly dans un état à ne pas faire
marcher une servante. Elle en fit un à Fontaine-
bleau qu'on ne savoit pas véritablement si elle ne
mourroit pas en chemin. En quelque état qu'elle
fût, le roi alloit chez elle à son heure ordinaire, et
y faisoit ce qu'il avoit projeté ; tout au plus elle
et oit dans son lit, plusieurs fois y suant la fièvre
à grosses gouttes. Le roi qui, comme on l'a dit,
ai moi t l'air, et qui craignoit le chaud dans les
chambres, s'étonnoit en arrivant de trouver tout
fermé, et faisoit ouvrir les fenêtres, et n'en rabat-
toit rien, quoiqu'il la vît dans cet état, et jusqu'à
dix heures qu'il s'en alloit souper, et sans considéra-
tion pour la fraîcheur de la nuit. S'il devoit y avoir
musique, la fièvre, le mal de tête n'empêchoit rien ;
et cent bougies dans les yeux. Ainsi le roi alloit tou-
jours son train, sans lui demander jamais si elle
n'en étoit point incommodée.
Les gens de Mme de Maintenon, car tout en est
curieux, étoient en très-petit nombre, peu répandus,
modestes, respectueux, humbles, silencieux, et ne
s'en firent jamais accroire. C'étoit l'air de la maison,
et ils n'y seroient pas demeurés sans cela. Ils y
faisoient avec le temps une fortune modérée, suivant
leur état, et qui ne pouvoit donner d'envie ni occa-
sion de parler ; tous demeuroient dans une obscurité
plus ou moins aisée. Ses femmes passoient leur vie
enfermées chez elles. Non-seulement elle ne vouloit
point qu'elles sortissent, mais elle les empêchoit de
recevoir personne, et la fortune qu'elle leur faisoit
LA COUR DE LOUIS XIV 443
étoit courte et rare. Le roi les connoissoit toutes et
tous ; il étoit familier avec eux, et y causoit sou-
vent, lorsqu'il passoit quelquefois chez elle avant
qu'elle y fût rentrée.
Il n'y avoit d'un peu distingué que cette ancienne
servante du temps qu'après la mort de Scarron elle
étoit à la charité de Saint-Eustache, logée dans cette
montée où cette servante faisoit sa chambre et son
petit pot-au-feu dans la même chambre. Nanon de
ce temps-là, et que Mme de Maintenon a toujours
appelée ainsi, qui d'abord avoit été son unique
domestique, et qui l'avoit constamment suivie et
servie dans tous ses divers états, étoit devenue Mlle
Balbien, dévote comme elle, et . vieille. Elle étoit
d'autant plus importante qu'elle avoit toute la con-
fiance domestique de Mme de Maintenon, et l'œil
sur ces demoiselles qu'on a vu ailleurs qui se succé-
doient de Saint-Cyr auprès d'elle, sur ses nièces, et
sur Mme la duchesse de Bourgogne même, qui ne
l'ignoroit pas, et qui habilement, sans la gâter, en
avoit fait sa bonne amie. Elle se coiffoit et s'habil-
loit comme sa maîtresse ; elle affectoit d'en tout
imiter. A commencer par les enfants légitimes et les
bâtards, à continuer par les princes du sang et par
les ministres, il n'y avoit celui ni celle qui ne la
ménageât, et qui ne fût en contrainte, et, le dirai-
je, en respect devant elle. S'en servoit qui pouvoit
pour de l'argent, quoique au fond elle se mêlât de
fort peu de chose. Elle étoit très-raisonnablement
sotte ; et n'étoit méchante que rarement, et encore
par bêtise, quoique ce fût une personne toute com-
posée, toute sur le merveilleux, et qui ne se mon-
trait presque jamais. On en a pourtant vu un échan-
tillon à propos de la place qu'eut la duchesse du
Lude, que quatre heures devant le roi avoit paru
si éloigné de lui donner. Sa protection pour aller à
444 SAINT-SIMON :
Marly ne lui fut pas infructueuse. Elle avoit l'air doux,
humble, empesé, important, et toutefois respectueux.
On l'a dit, Mme de Maintenon étoit particulière
en public ; hors de ses yeux, reine ; quelquefois
même sous ses yeux, comme à l'attaque de Com-
piègne dont il a été parlé ici en son temps, et aux
promenades de Marly, quand par complaisance elle
en faisoit quelqu'une où le roi vouloit lui montrer
quelque chose de nouvellement achevé. Je me trouve,
je l'avoue, entre la crainte de quelques redites et'celle
de ne pas expliquer assez en détail des curiosités que
nous regrettons dans toutes les histoires, et dans
presque tous les Mémoires des divers temps. On
voudroit y voir les princes, avec leurs maîtresses et
leurs ministres, dans leur vie journalière. Outre une
curiosité si raisonnable, on en connoîtroit bien mieux
les mœurs du temps et le génie des monarques, celui
de leurs maîtresses et de leurs ministres, de leurs
favoris, de ceux qui les ont le plus approchés, et les
adresses qui ont été employées pour les gouverner
ou pour arriver aux divers buts qu'on s'est proposés.
Si ces choses doivent passer pour curieuses, et même
pour instructives dans tous les règnes, à plus forte
raison d'un règne aussi long et aussi rempli que l'a
été celui de Louis XIV, et d'un personnage unique
dans la monarchie depuis qu'elle est connue, qui a,
trente-deux ans durant, revêtu ceux de confidente,
de maîtresse, d'épouse, de ministre, et de toute-
puissante, après avoir été si longtemps néant, et
comme on dit, avoir si longtemps et si publique-
ment rôti le balai. C'est ce qui m'enhardit sur l'in-
convénient des redites. Tout bien considéré, j'estime
qu'il vaut mieux hasarder qu'il m'en échappe quel-
qu'une que de ne pas mettre sous les yeux un tout
ensemble si intéressant. Revenons donc un moment
sur nos pas.
LA COUR DE LOUIS XIV 445
Reine dans le particulier, Mme de Maintenon n'é-
toit jamais que dans un fauteuil, et dans le lieu le
plus commode de sa chambre, devant le roi, de-
vant toute la famille royale, même devant la reine
d'Angleterre. Elle se levoit tout au plus pour Mon-
seigneur et pour Monsieur, parce qu'ils alloient rare-
ment chez elle ; M. le duc d'Orléans, ni aucun prince
du sang, jamais que par audiences, et comme
jamais ; mais Monseigneur, Mgrs ses fils, Monsieur
et M. le duc de Chartres, toujours en partant pour
l'armée, et le soir même qu'ils en arrivoient, ou,
s'il étoit trop tard, de bonne heure le lendemain.
Pour aucun autre fils de France, leurs épouses, ou
les bâtards du roi, elle ne se levoit point, ni pour
personne, sinon un peu pour les personnes ordinaires
avec qui elle n'avoit point de familiarité, et qui en
obtenoient des audiences ; car modeste et polie, elle
l'a toujours affecté à ces égards-là.
Presque jamais elle n'appeloit Mme la Dauphine
que mignonne, même en présence du roi et des dames
familières et des dames du palais, et cela jusqu'à sa
mort, et quand elle parloit d'elle ou de Mme la
duchesse de Berry, et devant les mêmes, jamais elle
ne disoit que la duchesse de Bourgogne et la duchesse
de Berry, ou la Dauphine, très-rarement Mme la
Dauphine, et de même le duc de Bourgogne, le duc
de Berry, le Dauphin, presque jamais M. le Dauphin ;
on peut juger des autres.
On a vu comment elle mandoit les princesses,
légitimes et bâtardes, comme elle leur lavoit la
tête, les transes avec quoi elles venoient à ses
ordres, les pleurs avec lesquels elles s'en retour-
noient, et leurs inquiétudes tant que la disgrâce
duroit, et qu'il n'y avoit que Mme la duchesse de
Bourgogne qui eût pris le dessus avec les grâces
nonpareilies et ce soin attentif qu'on en a vu en
446 SAINT-SIMON :
parlant d'elle. Elle ne l'appeloit jamais que « ma
tante. »
Ce qui étonnoit toujours, c'étoient les promenades
qu'on vient de dire qu'elle faisoit avec le roi par
excès de complaisance dans les jardins de Marly.
Il auroit été cent fois plus librement avec la reine,
et avec moins de galanterie. Cet oit un respect le
plus marqué, quoique au milieu de la cour et en
présence de tout ce qui s'y vouloit trouver des
habitants de Marly. Le roi s'y croyoit en particulier,
parce qu'il étoit à Marly. Leurs voitures alloient
joignant à côté l'une de l'autre, car presque jamais
elle ne montoit en chariot : le roi seul dans e sien,
elle dans une chaise à porteurs. S'il y a voit" à leur
suite Mme la Dauphine ou Mme la duchesse de Berry,
ou des filles du roi, elles sui voient ou environnoient
à pied-, ou si elles montoient en chariot avec des
dames, c' étoit pour suivre, et à distance, sans jamais
doubler. Souvent le roi marchoit à pied à côté de la
chaise. A tous moments il ôtoit son chapeau et se
baissoit pour parler à Mme de Maintenon, ou pour
lui répondre, si elle lui parloit, ce qu'elle faisoit bien
moins souvent que lui, qui avoit toujours quelque
chose à lui dire ou à lui faire remarquer. Comme
elle craignoit l'air dans les temps même les plus
beaux et les plus calmes, elle poussoit à chaque fois
la glace de côté de trois doigts, et la refermoit in-
continent. Posée à terre à considérer la fontaine
nouvelle, c'étoit le même manège. Souvent alors la
Dauphine se venoit percher sur un des bâtons de
devant, et se mettoit de la conversation, mais la
glace de devant demeuroit toujours fermée. A la fin
de la promenade, le roi conduisoit Mme de Main-
tenon jusqu'auprès du château, prenoit congé d'elle,
et continuoit sa promenade. C'étoit un spectacle
auquel on ne pouvoit s'accoutumer. Ces bagatelles
LA COUR DE LOUIS XIV 447
échappent presque toujours aux Mémoires. Elles
donnent cependant plus que tout l'idée juste de tout
ce que l'on y recherche, qui est le caractère de ce
qui a été, qui se présente ainsi naturellement par
les faits.
La conduite des belles-petites-filles du roi et de ses
bâtardes, les ordres à y mettre et à y donner, les
galanteries et la dévotion, ou la régularité des dames
de la cour, les aventures diverses, le maintien des
femmes des ministres, et celui des ministres mêmes,
les espionnages de toutes les sortes dont la cour
étoit pleine, les parties qui se faisoient de ces prin-
cesses avec les jeunes dames, ou celles de leur âge,
et tout ce qui s'y passoit, les punitions qui alloient
quelquefois à être en pénitence, et même chassé ;
les récompenses, qui étoient la distribution arrêtée
tout- à fait, ou plus ou moins fréquente des distinc-
tions, d'être des voyages de Marly, ou des amuse-
ments de la Dauphine, toutes ces choses entroient
dans les occupations de Mme de Maintenon. Elle en
amusoit le roi, enclin à les prendre sérieusement ;
elles étoient utiles à entretenir la conversation, à
servir ou à nuire, et à prendre de loin des tournants
auprès du roi sur bien des choses qu'elle y savoit
habilement faire entrer de droite et de gauche.
On a déjà vu qu'elle répondoit à tout ce qui avoit
recours à elle : qu'elle ne se mêloit de rien ; et que
ce qui l'approchoit de bien près n'avoit pas peu à
essuyer de cette prodigieuse inconstance naturelle,
qui, sans autre cause, changeoit si souvent ses goûts,
ses inclinations, ses volontés. Les remèdes qu'on y
cherchoit y étoient des poisons. L'unique parti à
prendre étoit de glisser, de se tenir plus réservé,
plus à l'écart, comme on se met à couvert de la
pluie en se détournant un peu de son chemin. Quel-
quefois elle se rapprochoit et se rouvroit d'elle-même,
448 SAINT-SIMON :
comme d'elle-même elle s'étoit fermée et éloignée,
sinon il n'y avoit point de ressource à espérer. Ces
mutations qui étoient également en gens et en choses,
étoient accablantes pour les ministres, pour les per-
sonnes qui se trouvoient en quelque commerce
d'affaires avec elle, et pour les femmes dont en très-
petit nombre et très-rare elle s'étoit imaginée de
vouloir régler la conduite. Ce qui lui plaisoit hier,
pas plus loin que cela, étoit un démérite aujourd'hui.
Ce qu'elle avoit approuvé, même suggéré, elle le
blâmoit ensuite, tellement qu'on ne savoit jamais
si on étoit digne d'amour ou de haine. C'eût été se
perdre de lui montrer en excuse cette variation, qui
s'étendoit sur ces personnes choisies, jusqu'à leur
manière de s'habiller et de se coiffer, et personne de
tout ce qui à divers titres l'a approchée de près n'a
été exempt, plus ou moins, de ces hauts et bas in-
supportables. La domination et le gouvernement
furent les seules choses sur lesquelles elle n'en eut
jamais.
XLIX.— INFLUENCE DE Mme DE MAINTENON
SUR LA POLITIQUE RELIGIEUSE
On a vu avec quelle adresse elle [Mme de Main-
tenon] se servit de la princesse des Ursins pour se
mêler de tout ce qui regarda la cour et les affaires
d'Espagne, et les ôter de la main de Torcy autant
qu'elle le put pour avoir échoué à faire venir tra-
vailler chez elle ce ministre, comme faisoient les
autres, et jusqu'à quel point Mme des Ursins en sut
profiter. Les affaires ecclésiastiques furent de même
bien longtemps l'objet de son envie. Elle leur donna
quelques légères atteintes à l'occasion du jansénisme
LA COUR DE LOUIS XIV 449
et de la révocation de l'édit de Nantes, comme on
l'a vu, mais passagèrement, et on n'a fait qu'effleurer
ce grand objet, qui fut la cause de sa préférence pour
le duc de Noailles, en parlant de ce mariage en son
temps. Il faut maintenant expliquer mieux comment
elle réussit enfin à entrer aussi dans les matières
ecclésiastiques, et à prendre aussi une part principale
dans cette partie du gouvernement.
Elle vit longtemps avec grande amertume le P.
de La Chaise en possession de tout ce ministère,
non-seulement avec une entière indépendance d'elle,
mais sans aucuns devoirs de sa part, et elle dans une
entière ignorance à cet égard. L'éloignement du roi
marqué pour Harlay, archevêque de Paris, après
une faveur si entière et si longue, avoit satisfait sa
vengeance : on en a vu là cause, mais non ses désirs.
Le confesseur du roi n'en étoit devenu que plus
maître des bénéfices, et de tout ce qui regardoit les
affaires dont l'archevêque avoit été tout à fait écarté.
C'est ce qui donna si peu de goût à Mme de Main-
tenon pour le mariage de sa nièce avec le petit-fils
du duc de La Rochefoucauld, qu'on a vu que le
roi vouloit faire, et qui en valut la préférence aux
Noailles. Je n'assurerai pas que ce fut dans cette vue
éloignée qu'elle leur aida à faire nommer le frère
du maréchal-duc de Noailles, à l'archevêché de Paris,
à la mort d'Harlay, en août 1695, chose d'autant
plus difficile que les jésuites ne l'aimoient pas, que
le roi ne le connoissoit comme point, parce qu'il ne
venoit presque jamais à Paris, et encore pour des
moments, et qu'il fallut le porter à Paris sans au-
cune participation du P. de La Chaise.
On ne put même l'y bombarder à l'insu du con-
fesseur, parce qu'il fallut forcer ce prélat, qui non-
seulement fit toute la résistance qui lui fut possible,
mais qui affecta de se rendre suspect du côté de la
15
450 SAINT-SIMON
doctrine. Il avoit d'abord été nommé à l'évêché de
Cahors. Quelques mois après il fut transféré à Châlons.
La proximité ni la dignité de ce siège, dont l'évêque
est comte et pair de France, ne purent le résoudre
à quitter l'épouse à laquelle il avoit été destiné par
son sacre, quoiqu'il ne pût encore l'avoir connue ;
il fallut un commandement exprès du pape pour l'y
obliger.
Il brilla à Châlons avec les mœurs d'un ange, par
une résidence continuelle, une sollicitude pastorale,
douce, appliquée, instructive, pleine des plus grands
exemples, et une désoccupation totale de tout ce
qui n'étoit point de son ministère. Le crédit de sa
famille armée d'une si grande réputation l'emporta
sur les voies ordinaires. Il réussit à Paris comme il
avoit fait à Châlons, sans être ébloui d'un si grand
théâtre ; il plut extrêmement au roi et .à Mme de
Maintenon, et pour achever ce qui le regarde ici
personnellement, il ne parut ni neuf ni embarrassé
aux affaires, et il fit admirer ses lumières, son savoir,
et ce qui est fort rare en même temps sa modestie
et une magnificence convenable, aux assemblées du
clergé où il présida au gré du clergé et de la cour.
Enfin il fut cardinal en 1700 avec la même répu-
gnance qu'il avoit eue à changer de siège.
Tant de vertus reçurent à la fin la récompense que
le monde leur donne, beaucoup de croix et de tri-
bulations qu'il porta avec courage, et pour le bien
de l'Église avec trop de douceur, d'équanimité, de
crainte de se retrouver soi-même, de ménagement
et de charité pour ceux qui en surent étrangement
profiter, et qui ont achevé de l'épurer et de le
sanctifier, sans avoir pu ébranler son âme, ni la
pureté de ses intentions et de sa doctrine. Car pour
ses dernières années, la tête n'y et oit plus ; elle avoit
succombé sous le poids des années, des travaux,
.
LA COUR DE LOUIS XIV 451
de la persécution. J'en ai été le témoin oculaire, et
si Dieu m'en accorde le temps, je ne le laisserai pas
ignorer à la fin de ces Mémoires, quoique cet événe-
ment outre-passe les bornes que je m'y suis pro-
posées.
On ne répétera pas ce qu'on a vu sur Godet,
évêque de Chartres, ni même sur Bissy, depuis car-
dinal. On se contentera de faire souvenir ici que
La Chétardie dont on a parlé au long aux mêmes
dernières pages, et Bissy alors, n'étoient pas à porté
du roi, et que Godet, qui n'avoit point d'occasion
ordinaire d'approcher du roi, ne pouvoit que s'y
présenter de front et à découvert bien rarement,
sur chose préparée par Mme de Maintenon. Mais
il n'y pouvoit revenir souvent, ni être à portée de
ces puissants moyens d'insinuation qui opèrent tout
avec de la suite par des conversations fréquentes
sans objet apparent. Le P. de La Chaise les a voit
tous, et se gardoit fort d'être emblé, ni même écorné
par l'évêque de Chartres, qui lui en donnoit pour-
tant quelquefois, et dont chaque écorne le réveilloit
et le rendoit plus attentif.
Un archevêque de Paris, avec la grâce du choix
tout frais et de la nouveauté, porté par sa réputa-
tion, par une famille si établie, et par tout l'art de
Mme de Maintenon qui tout d'abord comme son
ouvrage l'avoit pris en grand goût, étoit un instru-
ment bien plus à la main avec un jour d'audience
du roi réglé par semaine, et toujours matière à la
fournir, et même à la redoubler quand il en avoit
envie. C'est ce qui forma cette grande faveur, dont
sa droiture et ses ménagements de conscience, si fort
en garde contre soi-même, et si peu contre les autres,
perdirent tous les avantages dans les suites, mais
dont Mme de Maintenon sut tirer tous les siens pour
entrer enfin dans les matières ecclésiastiques.
452 SAINT-SIMON :
Elle s'y initia par l'affaire de M. de Cambrai qui
lia si étroitement l'archevêque de Paris avec elle,
et avec M. de Chartres. Par ce moyen elle saisit
auprès du roi la clef de la seule espèce d'affaires et
de grâces où jusqu'alors elle n'avoit pu donner que
de légères atteintes, et c'est ce qui lui fit préférer le
neveu de l'archevêque de Paris à tout autre mariage,
en mars 1698. Elle fit, comme on l'a vu, épouser au
roi la querelle contre M. de Cambrai à Rome, jusqu'à
en faire sa propre affaire à découvert, et par là, s'éta-
blir de plus en plus dans la confiance des matières de
religion qui entraînoient si nécessairement celles des
bénéfices, et les moyens d'avancer et de reculer qui
bon lui sembloit.
On a vu que M. de Chartres étoit passionné sul-
picien, qu'il logeoit toujours à Paris dans ce sémi-
naire, qu'il l'éleva sur les ruines de celui des Mis-
sions étrangères de Saint-Magloire, et des pères de
l'Oratoire; enfin qu'il se substitua, en mourant,
La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, auprès de Mme
de Maintenon, qu'il dirigea, et dont il eut toute la
confiance.
Il faut le dire encore, la crasse ignorance des
sulpiciens, leur platitude suprême, leurs sentiments
follement ultramontains, ne pouvoient barrer les
vastes desseins des jésuites, et ils étoient tout ce
qu'il leur falloit pour ruiner l'élévation, l'excellente
morale, le goût de l'antiquité, le savoir juste et exact
qu'on puisoit chez les pères de l'Oratoire, si éloignés
en tout des sentiments de la compagnie, et si con-
formes pour le gros avec l'Université, et les restes
précieux du fameux Port-Royal, dont les jésuites
étoient les ennemis et les persécuteurs. Ils en ache-
voient ainsi la ruine par les gens dévoués à Rome par
une conscience stupide, qui mettoient tout le mérite
en des pratiques basses, vaines, ridicules, sous le
LA COUR DE LOUIS XIV 453
poids desquelles ils abrutissoient les jeunes gens qui
leur étoient confiés, à qui ils ne pouvoient rien
apprendre, parce qu'eux-mêmes ne savoient rien du
tout, pas même vivre, marcher, ni dire quoi que ce
soit à propos. Aussi la vogue des prêtres de la
Mission, dont l'institut n'étoit que faire le caté-
chisme dans les villages, et qui ne s'étoient pas
rendus capables de mieux, et de ceux de Saint-
Sulpice aussi grossiers, aussi ignorants, et aussi
ultramontains les uns que les autres, prit le grand
vol, parce que la porte des bénéfices fut fermée à la
fin à tout ce qui n'étoit pas élevé chez eux.
Mme de Maintenon, séduite par La Chétardie et
par Bissy, sur les mêmes voies dont le feu évêque
de Chartres l'avoit de longue main entêtée, régnoit
sur ces nouveaux séminaires de mode. Elle en étoit
devenue la protectrice déclarée depuis que l'art des
jésuites l'avoit brouillée sans y paraître avec les
directeurs des Missions étrangères qui avoient été
longtemps ses directeurs à elle-même, auxquels M.
de Chartres succéda auprès d'elle, lorsque la fameuse
affaire des cérémonies chinoises et indiennes brouilla .
les Missions étrangères avec les jésuites de la manière
la plus éclatante et la plus irréconciliable. Ce n'est
pas que les jésuites n'eussent de la jalousie de cette
basse prêtraille qui usurpoit trop de crédit à leur
gré, et réciproquement ceux-ci des jésuites, mais
ils se souffroient et vivoient bien ensemble par le
besoin qu'ils avoient les uns des autres dans leur
haine commune des pères de l'Oratoire, et .du
clergé éclairé qu'ils taxoient à tout hasard de
jansénisme.
A la tête de ceux-ci étoit le cardinal de Noailles
qui avoit bien la science des saints, mais non assez de
celle des hommes pour les soutenir, ni pour se sou-
tenir lui-même ; trop de droiture, de conscience, de
454 SAINT-SIMON :
piété pour prévoir, ni pour remédier après avoir
éprouvé.
Bissy, qui de loin, et dès Toul, a voit su prendre
ses contours secrets par les jésuites, par Saint-Sul-
pice, par M. de Chartres qui s'en étoit entêté, et qui
le laissa à Mme de Maintenon comme son Elisée,
alloit au grand, et sentit le besoin qu'il avoit de
quelque grande affaire par le cours et les intrigues de
laquelle il pût se rendre le maître de Mme de Main-
tenon, du roi par elle, et par un concert étroit et
secret, ne faire qu'un avec les jésuites par leur besoin
réciproque, eux de lui auprès de Mme de Maintenon,
lui d'eux à Rome, et gouverner ainsi toutes les
affaires ecclésiastiques.
La frayeur que les jésuites a voient conçue de
l'élévation du cardinal de Noailles, sans eux, de sa
laveur, de l'appui qu'il trou voit dans sa famille,
s'étoit tournée en fureur. Leur P. Tellier, que Saint-
Sulpice avoit, comme on l'a vu, fait succéder au
P. de La Chaise, étoit un homme bien différent de
lui. Il ne tarda pas à sentir ses forces, à embarrasser
dans ses toiles le cardinal de Noailles, comme une
araignée fait une mouche, à lui susciter mille défen-
sives, à profiter de sa vertu, de sa candeur, de sa
modération, enfin, à le pousser jusqu'à donner fatale-
ment les mains à la destruction radicale de ce
fameux reste de Port- Royal des Champs, qui palpi-
toit encore, dont la barbare dispersion de ce qui y
restoit de religieuses, le rasement des bâtiments à
n'y pas laisser pierre sur pierre, le violement des
sépulcres, la profanation de ce lieu saint réduit en
guéret, excita l'indignation publique, et fit une
brèche irréparable au cardinal de Noailles.
De l'un à l'autre, à force des plus profondes menées,
se noua la terrible affaire de la constitution, qui
perdit ce cardinal avec Mme de Maintenon, plus
LA COUR DE LOUIS XIV 455
encore qu'avec le roi. Les mêmes intrigues firent
déclarer le roi et Mme de Maintenon parties, avec
une violence qui fit la fortune de Bissy, et lui donna
toute la confiance de Mme de Maintenon qui n'ai-
moit pas les jésuites ni le P. Tellier.
Ainsi Bissy au comble de ses vœux, après tant
d'années de soupirs et d'intrigues, devint le premier
personnage ; et jusqu'à quel point n'en abusa-t-il
pas, tandis que Mme de Maintenon étoit la dupe
de son hypocrisie ! Trompée qu'elle fut par ses sou-
plesses, ses bassesses, et par les éloges qu'il lui don-
noit avec sa fausse simplicité, et son apparence
grossière, elle se crut la prophétesse qui sauvoit le
peuple de Dieu de l'erreur, de la révolte et de l'im-
piété. Dans cette idée, excitée par Bissy, et pour
se mêler de plus en plus des choses ecclésiastiques,
elle anima le roi à toutes les horreurs, à toutes les
violences, à toute la tyrannie qui furent alors exer-
cées sur les consciences, les fortunes, et les per-
sonnes, dont les prisons et les cachots furent rem-
plis. Bissy lui suggéroit tout, et obtenoit tout.
Ce fut alors qu'elle nagea en plein dans la di-
rection des affaires de l'Église, et il fallut que le
P. Tellier, malgré toutes ses profondeurs, vînt par
Bissy compter avec elle jusque sur la distribution
des bénéfices. Cela lui pesoit cruellement, mais la
persécution qu'il avoit entreprise, la perte surtout
Tu cardinal de Noailles qu'il ne prétendoit pas dé-
pouiller de moins que de la pourpre, de son siège et
de la liberté, enfin le triomphe de leur moderne école
sur la ruine de toutes les autres, étoient pour lui des
objets si intéressants et si vifs, qu'il n'y avoit chose
qu'il ne leur sacrifiât.
On a vu qu'il n'y en eut qu'une qu'il ne put digérer:
ce fut le choix de Fleury pour précepteur. Lui étoit
nommé confesseur et sous-précepteur. Il lui étoit
456 SAINT-SIMON :
donc capital pour être le maître, et il le vouloit être
partout, de faire un précepteur à son gré. Il s'y op-
posa en face entre le roi et Mme de Maintenon dans
la chambre de celle-ci, et si ses efforts ne réussirent
pas, ce ne fut pas sans lui en avoir donné toute la
peur, et Fleury ne l'a oublié de sa vie. Il ne lui en
falloit pas tant pour ne jamais pardonner.
Tellier n'a pas assez vécu pour voir, ni même pour
se douter du succès inouï de ce premier degré de for-
tune. S'il l'avoit vu d'où il est, et que de là on fût
aussi sensible aux mêmes passions qui ont occupé
tout entières nos âmes pendant leur union avec
leurs corps, il auroit su bien bon gré aux jésuites
de l'art infini avec lequel ils parvinrent à manier
ce maître du royaume malgré tout son éloignement
d'eux, et se servir de lui, sans qu'il s'en soit jamais
douté, à tout ce qui leur fut utile, pour ruiner tout
ce qu'ils haïssoient et craignoient, et pour y sub-
stituer tout ce qui leur fut avantageux. Mais ce
n'est pas ici le lieu ni le temps de s'étendre sur cette
matière.
Celle de la constitution, poursuivie avec tant de
suite, d'artifices, d'acharnement, de violence et de
tyrannie, fut donc, comme on l'a vu, le fruit amer
de la nécessité pressante où les affaires indiennes
et chinoises réduisirent les jésuites, de l'ambition
démesurée de Bissy pour sa fortune, de celle de
Rohan pour augmenter la sienne du moment que
Tallard pour ses vues personnelles l'y eut déterminé,
et tous deux pour être chefs du parti tout-puissant ;
enfin de l'intérêt de Mme de Maintenon de gouverner
l'Église comme elle faisoit l'État depuis si long-
temps, et que cette partie principale n'échappât
plus à sa domination. Ce champ une fois ouvert, il
n'y eut plus de bornes.
Le goût changeant de Mme de Maintenon s'étoit
LA COUR DE LOUIS XIV 457
dépris du cardinal de Noailles à force d'artifices de
Bissy, et des sulpiciens et missionnaires, aiguisés et
soufflés par les jésuites. Elle n'avoit plus besoin de
lui pour s'initier dans les affaires ecclésiastiques.
Ce pont dont elle s'étoit pour cela si utilement servie
n'avoit plus d'usage. Engouée de la nouveauté de
Bissy, l'Elisée du feu évêque de Chartres auprès
d'elle, et l'admiration de l'idiot La Chétardie divinisa
toute sa conduite à ses propres yeux. Son alliance
avec les Noailles, son ancienne amitié pour le car-
dinal de Noailles, qui se tournèrent en fureur contre
lui, l'enfla comme d'un sacrifice fait à la vérité et
à la soumission de l'Église.
La conduite barbare qu'on avoit tenue avec les
huguenots après la révocation de l'édit de Nantes
devint en gros le modèle de celle qu'on tint, et sou-
vent toute la même, à l'égard de tout ce qui ne put
goûter la constitution. De là les artifices sans nombre
pour intimider et gagner les évêques, les écoles, le
second ordre et le bas $ergé ; de là cette grêle
immense et infatigable de lettres de cachet ; de là
cette lutte avec les parlements ; de là ces évocations
sans nombre ni mesure, cette interdiction de tous
les tribunaux; enfin, ce déni total et public de
justice, et de* tous moyens d'en pouvoir être pro-
tégé pour quiconque ne ployoit pas sa conscience
sous le joug nouveau, et même encore sous la ma-
nière dont il étoit présenté ; de là cette inquisition
ouverte jusque sur les simples laïques, et la persé-
cution ouverte; ce peuple entier d'exilés et d'en-
fermés dans les prisons, et beaucoup dans les ca-
chots, et le trouble et la subversion dans les mo-
nastères ; de là, enfin, cet inépuisable pot au noir
pour barbouiller qui on vouloit, qui ne s'en pou voit
douter, pour estropier auprès du roi qui on jugeoit
à propos des gens de la cour et du monde, pour
458 SAINT-SIMON :
écarter et pour proscrire toutes sortes de personnes,
et disposer de leurs places à la volonté des chefs du
parti régnant, des jésuites et de Saint-Sulpice, qui
pouvoient tout en ce genre, et qui obtenoient tout
sans le plus léger examen ; de là ce monde innom-
brable de personnes de tout état et de tout sexe
dans les mêmes épreuves que les chrétiens soutin-
rent sous les empereurs ariens, surtout sous Julien
l'Apostat, duquel on sembla adopter la politique et
imiter les violences ; et s'il n'y eut point de sang
précisément répandu, je dis précisément, parce
qu'il en coûta la vie d'une autre sorte à bien de ces
victimes, ce ne fut pas la faute des jésuites, dont
l'emportement surmonta cette fois la prudence,
jusqu'à ne se pas cacher de dire qu'il falloit répandre
du sang.
On a vu ailleurs combien le crédit de Godet,
évêque de Chartres, avoit perdu l'épiscopat en
France en le remplissant de cuistres de séminaires
et de leurs élèves sans science, sans naissance, dont
l'obscurité et la grossièreté faisoient tout le mérite,
et que Tellier acheva de l'anéantir en le vendant à
découvert, non pour de l'argent, mais pour ses des-
seins, et sous des conventions sur lesquelles son
esprit emporté, violent à l'excès, sa sagacité et ses
artificieuses précautions, le gardèrent de se laisser
tromper, dont le secret* ne put demeurer longtemps
caché, et dont la découverte ne l'arrêta pas dans la
posture où il étoit parvenu à se mettre. On peut
comprendre et mieux voir encore, par tout ce qui
est arrivé, ce qui se pouvoit attendre de tous ces
choix. Bissy, dans les mêmes errements, le soute-
noit de toutes ses forces naissantes, et a bien pro-
fité depuis de ses leçons. Tels ont été les funestes
ressorts qui ont perdu l'Église de France, et qui,
la dernière de toutes les nationales, l'ont enfin abat-
LA COUR DE LOUIS XIV 459
tue sous le joug de l'empire romain, lequel par
différentes routes avoit déjà écrasé toutes les autres.
C'est à quoi la faveur personnelle du cardinal
Fleury contre le P. Quesnel, dont on a vu la cause,
a eu l'honneur de mettre le comble, d'inonder la
France non-seulement de proscriptions, mais d'ex-
patriations, de l'accabler de [trente mille] lettres
de cachet, de compte fait après sa mort dans les
bureaux des secrétaires d'État, et de pourvoir
dignement et sûrement après sa mort à la continuité
de sa vengeance.
L. — DERNIÈRES ANNÉES DE LOUIS XIV
Telles furent les dernières années de ce long règne
de Louis XIV, si peu le sien, si continuellement et
successivement celui de quelques autres. Dans ces
derniers temps, abattu sous le poids d'une guerre
fatale, soulagé de personne par l'incapacité de ses
ministres et de ses généraux, en proie tout entier à
un obscur et artificieux domestique, pénétré de
douleur, non de ses fautes qu'il ne connoissoit ni
ne vouloit connoître, mais de son impuissance con-
tre toute l'Europe réunie contre lui, réduit aux plus
tristes extrémités pour ses finances et pour ses fron-
tières, il n'eut de ressource qu'à se reployer sur lui-
même, et à appesantir sur sa famille, sur sa cour,
sur les consciences, sur tout son malheureux
royaume cette dure domination, [de sorte] que
pour avoir voulu trop l'étendre, et par des voies trop
peu concertées, il en avoit manifesté là foiblesse,
dont ses ennemis abusoient avec mépris.
Retranché jusque dans ses tables à Marly, et dans
ses bâtiments, il éprouvoit, jusque dans la bagatelle
46o SAINT-SIMON :
de ces derniers, les mêmes artifices par lesquels il
étoit gouverné en grand. Mansart, qui en étoit le
surintendant peu capable, mais pourtant avec un
peu plus de goût que son maître, l'obsédoit avec
des projets, qui de l'un à l'autre le conduisoient aux
plus fortes dépenses. C'étoient autant d'occasions de
s'enrichir, où il réussit merveilleusement, et de se
perpétuer les privances qui le rendoient une sorte
de personnage que les ministres mêmes ménageoient,
et à qui toute la cour faisoit la sienne. Il avoit l'art
d'apporter au roi des plans informes, mais qui lui
mettoient le doigt sur la lettre, à quoi ce délié
maçon aidoit imperceptiblement. Le roi voyoit ainsi,
ou le défaut à corriger, ou le mieux à faire. Mansart,
toujours étonné de la justesse du roi, se pâmoit
d'admiration, et lui faisoit accroire qu'il n' étoit lui-
même qu'un écolier auprès de lui, et qu'il possé-
doit les délicatesses de l'architecture et des beautés
des jardins aussi excellemment que l'art de gou-
verner. Le roi l'en croyoit volontiers sur sa parole,
et si, comme il arrivoit souvent, il s'opiniâtroit sur
quelque chose de mauvais goût, Mansart admiroit
également et l'exécutoit jusqu'à ce que le goût
du changement donnât ouverture pour y en faire.
Avec tout cela Mansart, devenu insolent, se mit
à fatiguer le roi de demandes pour soi et pour les
siens, souvent étranges, et fit si bien, qu'il fut aussi
de ceux dont le roi se sentit fort soulagé quand
il mourut. Sa brusque fin fut, comme on l'a vu, le
commencement de la fortune de d'Antin, qui eut
sa charge, à la vérité fort rognée de nom et d'au-
torité, par le démérite de n'être pas, comme Man-
sart, de race et de condition servile. Tant que Mme
de Montespan vécut, jamais Mme de Maintenon
n'avoit souffert qu'il parvînt à mieux qu'à des baga-
telles; mais délivré de son ancienne maîtresse, elle
LA COUR DE LOUIS XIV 461
s'adoucit pour son fils qui en sut bien profiter, et
qui marcha depuis à pas de géant dans la privance,
et jusque dans une sorte de confiance du roi, comme
il marcha du même pas à la fortune.
A ces malheurs d'État, il s'en joignit de famille,
et les plus sensibles pour le roi. Il avoit tenu avec
grand soin les princes du sang fort bas, instruit par
l'expérience de son jeune âge. Leur rang n'étoit
monté que pour élever les bâtards, encore avec des
préférences de ceux-ci pouf leurs principaux domes-
tiques, qu'on a vues en leur lieu infiniment dégoû-
tantes pour les princes du sang. De gouvernements
ni de charges, ils n'en avoient que ce qui avoit été
rendu au grand prince de Condé par la paix des
Pyrénées, non à lui, mais au dernier M. le Prince,
son fils, et continués au fils de ce dernier en épou-
sant une bâtarde, puis au fils de ce mariage, à la
mort de son père. De privances ni d'entrées, aucunes,
sinon par ce mariage, qui n' avoit rien communiqué
au prince de Conti ; et pour le commandement des
armées, on a vu avec quel soin ils en furent tous
écartés. Il fallut les derniers malheurs et toute la
faveur personnelle de Chamillart pour oser pro-
poser d'en donner une au prince de Conti, et par
capitulation à M. le duc d'Orléans, pour qui le roi
eut encore moins de répugnance, non comme neveu,
mais comme gendre bâtardement, et quand l'excès
de la décadence força enfin le roi de donner l'armée
de Flandre au prince de Conti, il n'étoit plus temps,
et ce prince, dont toute la vie s'étoit écoulée dans
la disgrâce, mourut avec le regret de ne jouir pas
d'une destination qu'il avoit tant et si inutilement
souhaitée, et qu'il avoit eu la satisfaction de voir
également désirée par la cour, par les troupes et
par toute la France, desquels tous il étoit les délices
et l'espérance.
462 SAINT-SIMON :
On a vu en leur lieu les malheurs de M. le duc
d'Orléans en Italie et l'éclat contre lui en Espagne
de la princesse des Ursins, si cruellement appuyée en
France de Mme de Maintenon.
Depuis l'année 1709, les plaies domestiques re-
doublèrent chaque année, et ne se retirèrent plus
de dessus la famille royale. Celle qui causa trop
tard la disgrâce du duc de Vendôme fut d'autant
plus cruelle qu'elle ouvrit peu les yeux. M. le prince
de Conti et M. le Prince furent emportés peu après,
à six semaines l'un de l'autre. M. le Duc les suivit
dans l'année, c'est-à-dire dans les douze mois, et
le plus vieux des princes du sang qui restèrent
n'a voit alors au plus que dix-sept ans. Monseigneur
mourut ensuite. Mais bientôt après le roi fut at-
taqué par des coups bien plus sensibles ; son cœur,
que lui-même avoit comme ignoré jusqu'alors par
la perte de cette charmante Dauphine ; son repos,
par celle de l'incomparable Dauphin ; sa tranquillité
sur la succession à la couronne, par la mort de
l'héritier huit jours après, et par l'âge et le dange-
reux état de l'unique rejeton de cette précieuse race,
qui n'avoit que cinq ans et demi : tous ces coups
frappés rapidement, tous avant la paix, presque
tous durant les plus terribles périls du royaume.
Mais qui pourrait expliquer les horreurs qui furent
l'accompagnement des trois derniers, leurs causes et
leurs soupçons si diamétralement opposés, si arti-
ficieusement semés et inculqués, et les effets cruels
de ces soupçons jusque dans leur foiblesse ? La
plume se refuse à ce mystère d'abomination. Pleu-
rons-en le succès funeste, comme la source d'autres
succès horribles dignes d'en être sortis ; pleurons-
les comme le chef-d'œuvre des ténèbres, de la priva-
tion la plus sensible et qui réfléchira sur la France
dans toute la suite des générations, comme le
LA COUR DE LOUIS XIV 463
comble de tous les crimes, comme le dernier sceau
des malheurs du royaume ; et que toute bouche
françoise en crie sans cesse vengeance à Dieu !
Telles furent les longues et cruelles circonstances
des plus douloureux malheurs qui éprouvèrent la
constance du roi, et qui rendirent toutefois un ser-
vice à sa renommée plus solide que n'avoit pu faire
tout l'éclat de ses conquêtes, ni la longue suite de
ses prospérités ; [telle fut] la grandeur d'âme que
montra constamment dans de tels et si longs re-
vers, parmi de si sensibles secousses domestiques,
ce roi si accoutumé au plus grand et au plus satis-
faisant empire domestique, aux plus grands succès
au dehors, [qui] se vit enfin abandonné de toutes
parts par la fortune. Accablé au dehors par des
ennemis irrités qui se jouoient de son impuissance
qu'ils voyoient sans ressource, et qui insultoient à
sa gloire passée, il se trouvoit sans secours, sans
ministres, sans généraux, pour les avoir faits et
soutenus par goût et par fantaisie, et par le fatal
orgueil de les avoir voulu et cru former lui-même.
Déchiré au dedans par les catastrophes les plus
intimes et les plus poignantes, sans consolation de
personne, en proie à sa propre f oiblesse ; réduit à lutter
seul contre les horreurs mille fois plus affreuses que
ses plus sensibles malheurs, qui lui étoient sans cesse
présentées par ce qui lui restoit de plus cher et de
plus intime, et qui abusoit ouvertement, et sans
aucun frein, de la dépendance où il s'étoit laissé
tomber, et dont il ne pouvoit et ne vouloit pas
même se relever quoiqu'il en sentît tout le poids ;
incapable d'ailleurs et par un goût invinciblement
dominant, et par une habitude tournée en nature,
de faire aucune réflexion sur l'intérêt et la conduite
de ses geôliers ; au milieu de ces fers domestiques,
cette constance, cette fermeté d'âme, cette égalité
464 ; SAINT-SIMON :
extérieure, ce soin toujours le même de tenir tant
qu'il pou voit le timon, cette espérance contre toute
espérance, par courage, par sagesse, non par aveugle-
ment, ces dehors du même roi en toutes choses, c'est
ce dont peu d'hommes auroient été capables, c'est
ce qui auroit pu lui mériter le nom de grand, qui
lui avoit été si prématuré. Ce fut aussi ce qui lui
acquit la véritable admiration de toute l'Europe,
celle de ceux de ses sujets qui en furent témoins,
et ce qui lui ramena tant de cœurs qu'un règne si
long et si dur lui avoit aliénés.
Il sut s'humilier en secret sous la main de Dieu,
en reconnoître la justice, en implorer la miséricorde,
sans avilir aux yeux des hommes sa personne ni sa
couronne ; il les toucha au contraire par le senti-
ment de sa magnanimité, heureux si, en adorant la
main qui le frappoit, en recevant ses coups avec
une dignité qui honoroit sa soumission d'une ma-
nière si singulièrement illustre, il eût porté les yeux
sur des motifs et palpables et encore réparables, et
qui frappoient tous autres que les siens, au lieu
qu'il ne considéra que ceux qui n'a voient plus de
remèdes que l'aveu, la douleur, l'inutile repentir !
Quel surprenant alliage de la lumière avec les
plus épaisses ténèbres ! une soif de savoir tout, une
attention à se tenir en garde contre tout, un senti-
ment de ses liens, plein même de dépit jusqu'à l'aveu
que lui en entendirent faire les gens du parlement
sur son testament, et tôt après eux la reine d'Angle-
terre ; une conviction entière de son injustice et de
son impuissance, témoignée de sa bouche, c'est trop
peu dire, décochée par ses propos à ses bâtards,
et toutefois un abandon à eux et à leur gouver-
nante devenue la sienne et celle de l'État, et
abandon si entier qu'il ne lui permit pas de
s'écarter d'un seul point de toutes leurs volontés ;
LA COUR DE LOUIS XIV 465
que, presque content de s'être défendu en leur
faisant sentir ses doutes et ses répugnances, [il]
leur immola tout son état, sa famille, son unique
rejeton, sa gloire, son honneur, sa raison, le mou-
vement intime de sa conscience, enfin sa personne,
sa volonté, sa liberté, et tout cela dans leur totalité
entière, sacrifice digne par son universalité d'être
offert à Dieu seul, si par soi-même il n'eût pas été
abominable. Il le leur fit en leur en faisant sentir
tout le vide, en même temps tout le poids, et tout
ce qu'il lui coûtoit, pour en recueillir au moins quel-
que gré, et soulager sa servitude, sans en avoir pu
rendre son joug plus léger à porter, tant ils senti-
rent leurs forces, le besoin pressant et continuel de
s'en servir, d'étreindre les chaînes dont ils avoient
su le garrotter, dans la continuelle crainte qu'il ne
leur échappât pour peu qu'ils lui laissassent de
liberté.
Ce monarque si altier gémissoit dans ses fers, lui
qui y avoit tenu toute l'Europe, qui avoit si fort
appesanti les siens sur ses sujets de tous états, sur
sa famille de tout âge, qui avoit proscrit toute liberté
jusqu'à la ravir aux consciences et les plus saintes
et les plus orthodoxes.
Ce gémissement plus fort que lui-même sortit
violemment au dehors. Il ne put être méconnu par
ce qu'il dit et à la reine d'Angleterre et aux gens du
parlement : qu'il avoit acheté son repos ; et qu'en
leur remettant son testament, lui si maître de soi
et de ne dire que ce qu'il vouloit et comme il le
vouloit dire et témoigner, il ne put s'empêcher de
leur dire comme on a vu en son lieu : qu'il lui avoit
été extorqué, et qu'on lui avoit fait faire ce qu'il ne
vouloit pas, et ce qu'il croyoit ne pas devoir faire.
Étrange violence, étrange misère, étrange aveu
arraché par la force du sentiment et de la douleur !
466 SAINT-SIMON
Sentir en plein cet état et y succomber en plein,
quel spectacle ! Quel contraste de force et de grandeur
supérieure à tous les désastres, et de petitesse et de
foiblesse sous un domestique honteux, ténébreux,
tyrannique! et quelle vérification puissante de ce
que le Saint-Esprit a déclaré, dans les livres sapien-
tiaux de l'Ancien Testament, du sort de ceux qui
se sont livrés à l'amour et à l'empire des femmes !
Quelle fin d'un règne si longuement admiré, et jusque
dans ses derniers revers si étincelant de grandeur,
de générosité, de courage et de force ! et quel abîme
de foiblesse, de misère, de honte, d'anéantissement,
sentie, goûtée, savourée, abhorrée, et toutefois subie
dans toute son étendue, et sans en avoir pu élargir
ni soulager les liens ! O Nabuchodonosor ! qui pourra
sonder les jugements de Dieu, et qui osera ne pas
s'anéantir en leur présence ?
On a vu en son lieu les divers degrés par lesquels
les enfants du roi et de Mme de Montespan ont été
successivement tirés du profond et ténébreux néant
du double adultère, et portés plus qu'au juste et
parfait niveau des princes du sang, et jusqu'au som-
met de l'habilité de succéder à la couronne, ou en
simple usage par adresse, ou à force ouverte, ou en
loi par des brevets, des déclarations, des édits en-
registrés. Le récit de ce nombreux amas de faits
formerait seul un volume, et le recueil de ces mon-
strueuses pièces en composeroit un autre fort gros.
Ce qui est étrange, c'est que dans tous les temps,
le roi, à chaque fois, ne les voulut point accorder
au point qu'à chaque fois il le fit, et qu'il ne les
voulut point marier, je dis ses fils, dans l'intime
conviction où il fut toujours de leur néant et de
leur bassesse innée, qui n'étoit relevée que par
l'effort de son pouvoir sans bornes, et qui après lui
ne pou voit que retomber. C'est ce qu'il leur dit plus
LA COUR DE LOUIS XIV 467
d'une fois quand l'un et l'autre lui parlèrent de se
marier. C'est ce qu'il leur répéta au comble de leur
grandeur, et à six semaines près de la fin de sa vie,
lorsque, malgré lui, il eut tout violé en leur faveur,
jusqu'à sa propre volonté, qui fléchit sous sa foiblesse.
On a vu ce qu'il leur en dit, on ne peut trop le
répéter, et ce qui lui en échappa aux gens du parle-
ment et à la reine d'Angleterre.
On peut se souvenir aussi de l'ordre qu'on a vu
qu'il donna si précis au maréchal de Tessé, qui me
l'a conté et à d'autres, sur M. de Vendôme, de ne
point éviter de le commander en Italie où on l'en-
voyoit, et où Vendôme étoit à la tête de l'armée ;
et [de] ce qu'il ajouta avec un air chagrin : qu'il ne
falloit pas accoutumer ces messieurs-là à ces ménage-
ments, lequel duc de Vendôme, bientôt après, par-
vint, et sans patente, à commander les maréchaux
de France, et ceux-là encore qui longtemps avant
lui avoient commandé des armées.
C'est un malheur dans la vie du roi et une plaie
à la France, qui a continuellement été en augmen-
tant, que la grandeur de ses bâtards, qu'il a enfin
portée au comble inouï à la fin de sa vie, dont les
derniers temps n'ont été principalement occupés
qu'à la consolider, en les rendant puissants et re-
doutables. L'amirauté, l'artillerie, les carabiniers,
tant de troupes et de régiments particuliers, les
Suisses, les Grisons, la Guyenne, le Languedoc, la
Bretagne en leurs mains les rendoient déjà assez
considérables, jusqu'à la charge de grand veneur,
pour leur donner de quoi plaire, et amuser un jeune
roi. Leur rang égalé à celui des princes du sang avoit
coûté au roi le renversement de toutes les règles et
les droits, et celui des lois du royaume les plus
anciennes, les plus saintes, les plus fondamentales,
les plus intactes. Il lui en coûta encore des démêlés
468 SAINT-SIMON :
avec les puissances étrangères, avec Rome surtout,
à qui il fallut complaire en choses solides, et après
avoir lutté longtemps pour obtenir que les ambassa-
deurs et les nonces rendissent aux bâtards les mêmes
honneurs et les mêmes devoirs qu'aux princes du
sang, et avec les mêmes traitements réciproques.
Ce même intérêt, comme on l'a vu dès le com-
mencement de ces Mémoires, éleva les Lorrains sur
les ducs en la promotion du Saint-Esprit de 1688,
contre le goût du roi et la justice par lui-même
reconnu et avouée au duc de Chevreuse, et a soutenu
les mêmes en mille occasions pour les ployer aux
bâtards. Cette même considération, comme on l'a
vu en son temps, valut l'incognito si nouveau et si
étrange au duc de Lorraine, lors de son hommage,
dont si étrangement aussi il essaya d'abuser. Cet
exemple acquit le même avantage aux électeurs de
Cologne et de Bavière, à la honte de la majesté de
la couronne.
Le mariage monstrueux de M. le duc de Chartres,
depuis d'Orléans et régent, celui de M. le Duc, ceux
des filles de ces mariages avec M. le duc de Berry et
avec M. le prince de Conti, ont opéré ce que le roi
a vu de ses yeux, et vu avec -complaisance, qu'ex-
cepté son successeur unique et la branche d'Espagne
(mais exclue de la succession à la couronne par les
renonciations et les traités) et la seule Mlle de La
Roche-sur- Yon, fille de M. le prince de Conti et de
la fille aînée de M. le Prince, il n'y a plus qui que ce
soit, ni mâle, ni femelle de la maison royale, qui ne
sorte directement des amours du roi et de Mme de
Montespan, et dont elle ne soit la mère ou la grand'-
mère ; et si la duchesse du Maine n'en vient pas par
elle-même, elle a épousé le fils du roi et de Mme de
Montespan. La fille unique du roi et de Mme de La
Vallière épousa l'aîné des deux princes de Conti,
LA COUR DE LOUIS XIV 469
dont elle n'a point eu d'enfants, mais ce n'a pas été
la faute du roi si cette branche seule de princes
du sang a échappé à la bâtardise, jusqu'à ce qu'il
l'en ait aussi entachée à la fin dans la seconde géné-
ration.
N'oublions pas que c'est le refus que le prince
d'Orange fit de cette princesse, que nuls respects,
désirs, soins, soumissions les plus prolongées n'ont
pu effacer du cœur du roi, qui a rendu ce fameux
prince, malgré lui, l'ennemi du roi et de la France ;
et que cette haine a été la source et la cause fatale
de ces ligues et de ces guerres, sous le poids desquelles
le roi a été si près de succomber, fruit de cette même
bâtardise qui, à trop juste titre, se peut appeler un
fruit de perdition.
Ce mélange du plus pur sang de nos rois, et il se
peut dire hardiment de tout l'univers, avec la boue
infecte du double adultère, a donc été le constant
ouvrage de toute la vie du roi. Il a eu l'horrible
satisfaction de les épuiser ensemble, et de porter au
comble un mélange inouï dans tous les siècles, après
avoir été le premier de tous les hommes, de toutes
les nations, qui ait tiré du néant les fruits du double
adultère, et qui leur ait donné l'être, dont le monde
entier, et policé et barbare, frémit d'abord, et qu'il
a su y accoutumer.
Tandis que le chemin de la fortune fut toujours
l'attachement et la protection des bâtards, celle des
princes du sang, à commencer par Monsieur, y
fut toujours un obstacle invincible. Tels furent les
fruits d'un orgueil sans bornes qui fit toujours re-
garder au ro avec des yeux si différents ses bâtards
et les princes de son sang, les enfants issus du trône
par des générations légitimes, et qui les rappeloient
à leur tour, et les enfants sortis de ses amours. Il
considéra les premiers comme les enfants de l'État
470 SAINT-SIMON :
et de la couronne, grands par là et par eux-mêmes
sans lui, tandis qu'il chérit les autres comme les
enfants de sa personne qui ne pouvoient devenir,
faute d'être par eux-mêmes, par toutes les lois, que
les ouvrages de sa puissance et de ses mains. L'orgueil
et la tendresse se réunirent en leur faveur, le plaisir
superbe de la création l'augmenta sans cesse, et fut
sans cesse aiguillonné d'un regard de jalousie sur la
naturelle indépendance de la grandeur des autres
sans son concours.
Piqué de n'oser égaler la nature, il approcha du
moins ses bâtards des princes du sang par tout ce
qu'il leur donna d'abord d'établissements et de rangs.
Il tâcha ensuite de les confondre ensemble par des
mariages inouïs, monstrueux, multipliés pour n'en
faire ( u'une seule et même famille. Le fils unique
de son unique frère y fut enfin immolé aussi avec la
plus ouverte violence. Après, devenu plus hardi à
force de crans redoublés, il mit une égalité parfaite
entre ses bâtards et les princes du sang. Enfin, près
de mourir, il s'abandonna à leur en donner le nom
et le droit de succéder à la couronne, comme s'il eût
pu en disposer, et faire les hommes ce qu'ils ne sont
pas de naissance.
Ce ne fut pas tout. Ses soins et ses dernières dis-
positions pour après lui ne furent toutes qu'en leur
faveur. Aliéné avec art de son neveu, et soigneuse-
ment entretenu dans cette disposition par le duc du
Maine et par Mme de Maintenon, il subit le joug
qu'il s'étoit laissé imposer par eux, il en but le
calice qu'il s'étoit à lui-même préparé. On a vu les
élans de sa résistance et de ses dépiteux regrets ; il
ne put résister à ce qu'ils en extorquèrent. Son suc-
cesseur y fut pleinement sacrifié, et autant qu'il fut
en lui, son royaume.
Tout ce qui fut nommé par anticipation pour
LA COUR DE LOUIS XIV 471
l'éducation du roi futur n'eut d'autre motif que
l'intérêt des bâtards, et rien moins que nul autre.
Le duc du Maine fut mis à la tête, et sous lui le
maréchal de Villeroy, l'homme le plus inepte à cet
emploi qu'il y eût peut-être dans toute la France ;
ajoutons que lors de ce choix il avoit soixante et
onze ans, et que le prince dont il étoit destiné gou-
verneur en avoit cinq et demi. Saumery, très-indigne
sous-gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, et qui,
sous prétexte des eaux, s' étoit bien gardé de le suivre
à la campagne de Lille, avoit fait ses infâmes preuves
à son retour en faveur de Vendôme, à la cabale
duquel il s'étoit joint hautement. C'en fut assez pour
le faire choisir au duc du Maine pour sous-gouverneur
du roi futur, comme un homme vendu et à tout
faire.
Je n'ai point su qui avoit fait nommer Joffreville
pour l'autre sous-gouverneur, mais il étoit trop
homme d'honneur pour accepter un emploi où il
falloit se vendre. Il s'en excusa. Ruffé lui fut sub-
stitué. Il se disoit Damas sans l'être ; mais pauvre,
court d'esprit, qui n'envisagea que fortune, et sub-
sistance en attendant, qui ne sentit pas les dangers
de la place, qui avoit tout son bien dans le pays de
Dombes, et par là de tout temps sous la protection
du duc du Maine, n'en vit jamais que l'écorce, et qui
l'accepta malgré sa prétendue naissance. Tout le
reste fut choisi de même, et Mme de Main tenon qui
fit son affaire de Fleury, qui pour cela venoit de
quitter Fréjus, et qui en répondit.
Avec de tels entours, le duc du Maine ne se crut
pas encore suffisamment assuré. Ce fut à quoi le
codicille pourvut, qui ne précéda la mort du roi que
de si peu de jours, qui fut le dernier travail de ce
monarque, et son dernier sacrifice à la divinité qu'il
s'étoit faite de ses bâtards. Il faut le repéter : par
472 SAINT-SIMON :
ce dernier acte toute la maison civile et militaire
du roi étoit totalement et uniquement soumise au
duc du Maine, et sous lui au maréchal de Villeroy,
indépendamment et privativement à M. le duc
d'Orléans, de façon qu'il n'en pouvoit être reconnu
ni obéi en rien, mais les deux chefs de l'éducation en
toutes choses qui devenoient par là les maîtres de
Paris et de la cour, et le régent livré entre leurs
mains sans aucune sûreté.
Ces énormes précautions parurent encore insuffi-
santes, si on ne pourvoyoit à ce qui pouvoit arriver.
Ainsi, en cas de mort du duc du Maine ou du maré-
chal de Villeroy, le comte de Toulouse et le maréchal
d'Harcourt, duquel Mme de Maintenon répondit,
leur furent substitués en tout et partout, lequel
Harcourt par son état apoplectique étoit, si faire se
pouvoit, devenu encore plus inepte à ce grand
emploi que le maréchal de Villeroy.
Le testament avoit nommé et réglé le conseil de
régence, en telle sorte que toute l'autorité de la
régence fut ôtée à M. le duc d'Orléans, que ce
conseil ne fut composé presque que de tous gens
à la dévotion du duc du Maine, et desquels tous
en particulier M. le duc d'Orléans avoit de grands
sujets d'être aliéné.
Tels furent les derniers soins du roi, telles les der-
nières actions de sa prévoyance, tels les derniers
coups de sa puissance, ou plutôt de sa déplorable
foiblesse, et des suites honteuses de sa vie : état
bien misérable, qui abandonnoit son successeur et
son royaume à l'ambition à découvert et sans bornes
de qui n'auroit jamais dû y être seulement connu,
et qui exposoit l'État aux divisions les plus funestes,
en armant contre le régent ceux qui dévoient lui
être les plus soumis, et le jetant dans la plus in-
dispensable nécessité de revendiquer son droit et son
LA COUR DE LOUIS XIV 473
autorité, dont on ne lui laissoit que le vain nom
avec l'ignominie d'une impuissance et d'une nudité
entière, et la réalité des plus instants, des plus con-
tinuels, et des plus réels périls que l'âge auquel se
trouvoit alors tout ce qu'il y avoit de princes du sang
portoit au comble.
Voilà au moins de quoi la mémoire du roi ne peut
être lavée devant Dieu ni devant les hommes. Voilà
le dernier abîme où le conduisirent la superbe et la
foiblesse, une femme plus qu'obscure et des doubles
adultérins, à qui il s'abandonna, dont il fit ses
tyrans, après l'avoir été pour eux et pour tant
d'autres, qui en abusèrent sans aucune pudeur ni
réserve, et un détestable confesseur du caractère du
P. Tellier. Tel fut le repentir, la pénitence, la ré-
paration publique d'un double adultère si criant, si
long, si scandaleux à la face de toute l'Europe, et les
derniers sentiments d'une âme si hautement péche-
resse, prête à paroître devant Dieu, et de plus,
chargée d'un règne de cinquante-six ans, le sien,
dont l'orgueil, le luxe, les bâtiments, les profusions
en tout genre et les guerres continuelles, et la
superbe qui en fut la source et la nourriture, avoit
répandu tant de sang, consumé tant de milliards au
dedans et au dehors, mis sans cesse le feu par toute
l'Europe, confondu et anéanti tous les ordres, les
règles, les lois les plus anciennes et les plus sacrées
de l'État, réduit le royaume à une misère irrémé-
diable, et si imminemment près de sa totale perte
qu'il n'en fut préservé que par un miracle du Tout-
Puissant.
Que dire après cela de la fermeté constante et
tranquille qui se fit admirer dans le roi en cette
extrémité de sa vie ? car il est vrai qu'en la quittant
il n'en regretta rien, et que l'égalité de son âme fut
toujours à l'épreuve de la plus légère impatience,
474 SAINT-SIMON
qu'il ne s'importuna d'aucun ordre à donner, qu'il
vit, qu'il parla, qu'il régla, qu'il prévit tout pour
après lui, dans la même assiette que tout hqmme
en bonne santé et très-libre d'esprit auroit pu faire ;
que tout se passa jusqu'au bout avec cette décence
extérieure, cette gravité, cette majesté qui avoit
accompagné toutes les actions de sa vie ; qu'il y
surnagea un naturel, un air de vérité et de simplicité
qui bannit jusqu'aux plus légers soupçons de repré-
sentation et de comédie.
De temps en temps, dès qu'il étoit libre, et dans
les derniers qu'il avoit banni toute affaire et tous
autres soins, il étoit uniquement occupé de Dieu,
de son salut, de son néant, jusqu'à lui être échappé
quelquefois de dire : Du temps que fétois roi. Absorbé
d'avance en ce grand avenir où il se voyoit si près
d'entrer, avec un détachement sans regret, avec
une humilité sans bassesse, avec un mépris de tout
ce qui n'étoit plus pour lui, avec une bonté et une
possession de son âme qui consoloit ses valets in-
térie-jrs qu'il voyoit pleurer, il forma le spectacle
le plus touchant ; et ce qui le rendit admirable,
c'est qu'il se soutint toujours tout entier et toujours
le même : sentiment de ses péchés sans la moindre
terreur confiance en Dieu, le dira-t-on ? tout entière,
sans aoute, sans inquiétude, mais fondée sur sa mi-
séricorde et sur le sang de Jésus-Christ, résignation
pareille sur son état personnel, sur sa durée, et re-
grettant de ne pas souffrir. Qui n'admirera une fin
si supérieure, et en même temps si chrétienne ? mais
qui n'en frémira ?
Rien de plus simple ni de plus court que son
adieu à sa famille, ni de plus humble, sans rien perdre
de la majesté, que son adieu aux courtisans, plus
tendre encore que l'autre. Ce qu'il dit au roi futur a
mérité d'être recueilli, mais affiché depuis avec trop
LA COUR DE LOUIS XIV 475
de restes de flatterie, dont le maréchal de Villeroy
donna l'exemple en le mettant à la ruelle de son lit,
comme il a voit toujours dans sa chambre à l'armée
un portrait du roi tendu sous un dais, et comme il
pleuroit toujours vis-à-vis du roi aux compliments
que les prédicateurs lui faisoient en chaire. Le roi,
parlant à son successeur de ses bâtiments et de ses
guerres, omit son luxe et ses profusions. Il se garda
bien de lui rien toucher de ses funestes amours,
article plus en sa place alors que tous les autres ;
mais comment en parler devant ses bâtards, et en
consommant leur épouvantable grandeur par les der-
niers actes de sa vie ? Jusque-là, si on excepte cette
étrange omission et sa cause plus terrible encore,
rien que de digne d'admiration, et d'une élévation
véritablement chrétienne et royale.
Mais que dire de ses derniers discours à son neveu,
après son testament, et depuis encore venant de
faire son codicille, après avoir reçu les derniers
sacrements ; de ses assurances positives, nettes,
précises, toutes les deux fois, qu'il ne trouveroit rien
dans ses dispositions qui pût lui faire de peine, tandis
qu'elles n'ont été faites, et à deux reprises, que pour
le déshonorer, le dépouiller, disons tout, pour l'égor-
ger ? Cependant il le rassure, il le loue, il le caresse ;
il lui recommande son successeur, qu'il lui a totale-
ment soustrait/ et son royaume qu'il va, dit-il, seul
gouverner, sur lequel il lui a ôté toute autorité ; et
tandis qu'il vient d'achever de la livrer à ses ennemis
tout entière, et avec les plus formidables précautions,
c'est à lui qu'il envoie pour des ordres, comme à
celui à qui désormais il appartient seul d'en donner
pour tout et sur tout. Est-ce artifice ? est-ce trom-
perie ? est-ce dérision jusqu'en mourant ? Quelle
énigme à expliquer ! Tâchons plutôt de nous per-
suader que le roi se répondoit à soi-même.
476 SAINT-SIMON :
Il répondoit à ce qu'il avoit toujours paru croire
de l'impuissance de l'effet de ce qui lui avoit été
extorqué, et que la foiblesse lui avoit arraché malgré
lui. Disons plus, il ne douta point, il espéra peut-
être qu'un testament inique et scandaleux, propre
à mettre le feu dans sa famille et dans le royaume,
tel enfin qu'il étoit réduit à en cacher profondément
le secret, ne trouveroit pas plus d'appui que n'en
avoit reçu le testament du roi son père, si sage, si
sensé, si pesé, si juste, et par lui-même rendu public
avec un véritable et général applaud'ssement. Tout
ce que le roi avoit senti de violence en faisant le sien,
tout ce qu'il en avoit dit si amèrement à ses bâtards
après l'avoir fait, aux gens du parlement en le leur
remettant, à la reine d'Angleterre du moment qu'il
la vit, et toujours leur en parlant le premier comme
plein d'amertume, on peut ajouter de dépit, de sa
foiblesse, et de l'abus énorme que lui en fait ce qu'il
a de seul intime et dont il ne se peut détacher ; ce
codicille monstrueux arraché après avoir reçu ses
sacrements, dans un état de mourant qui lui en lais-
soit sentir les horreurs sans lui permettre d'y ré-
sister ; ce tout ensemble, ce groupe effroyable d'ini-
quité et de renversement de toutes choses pour
faire de ses bâtards, et du duc du Maine en particulier,
un colosse immense de puissance et de grandeur, et la
destruction de toutes les lois, de son neveu, et peut-
être de son royaume et de son successeur, livrés à de
si étranges mains, seroit-ce trop dire ? si cruelles et
si fort approchées du trône ; cet amas prodigieux
d'iniquités si concertées, mais si mal colorées, quel-
ques soins qu'on s'en fût donnés, qu'elles sautoient
aux yeux, tout cela le rassura peut-être contre ce
qu'on en avoit prétendu. Il n'avoit jamais cru,
comme il s'en étoit expliqué plusieurs fois, qu'au-
cune des choses qu'il venoit de faire ou de confirmer
LA COUR DE LOUIS XIV 477
pût subsister un moment après lui. En ce moment
qu'il parla à M. le duc d'Orléans, il s'en flatta peut-
être plus que jamais, pour s'apaiser soi-même, tout
rempli qu'il devoit être de son codicille, qu'il avoit
fait il n'y avoit pas plus d'une heure. Il parla peut-
être à son neveu avant et après le codicille tout
plein de cette pensée ; il put donc ainsi le regarder,
en effet, comme l'administrateur du royaume, et
lui parler en ce sens. C'est du moins ce qu'il peut
être permis ne présumer.
Mais qui pourra ne pas s'étonner au dernier point,
on ne peut s'empêcher de le répéter, de la paisible
et constante tranquillité de ce roi mourant, et de
cette inaltérable paix sans la plus légère inquiétude,
parmi tant de piété et une application si fervente à
profiter de tous les moments ? Les médecins préten-
dirent que la même cause qui amortit et qui ôte
même toutes les douleurs du corps, qui est un sang
entièrement gangrené, calme aussi et anéantit toutes
celles du cœur et les agitations de l'esprit ; et il est
vrai que le roi mourut de cette maladie.
D'autres en ont donné une autre raison, et ceux-
là étoient dans l'intrinsèque de la chambre pendant
cette dernière maladie, et y furent seuls les derniers
jours. Les jésuites ont constamment des laïques de
tous états, même mariés, qui sont de leur com-
pagnie. Ce fait est certain ; il n'est pas douteux
que des Noyers, secrétaire d'État sous Louis XIII,
n'ait été de ce nombre, et bien d'autres. Ces agré-
gés font les mêmes vœux des jésuites en tout ce
que leur état peut permettre, c'est-à-dire d'obéis-
sance sans restriction aucune au père général et
aux supérieurs de la compagnie. Ils sont obligés de
suppléer à ceux de pauvreté et de chasteté par tous
les services et par toute la protection qu'ils doivent
aveuglément à la compagnie, surtout par une soumis-
478 SAINT-SIMON :
sion sans bornes aux supérieurs et à leur confesseur
Ils doivent être exacts à de légers exercices de piété
que leur confesseur ajuste à leur temps et à leur esprit,
et qu'il simplifie tant qu'if veut. La politique a son
compte par le secours assuré de ces auxiliaires cachés
à qui ils font bon marché du reste. Mais il ne se doit
rien passer dans leur âme, ni quoi que ce soit qui
vienne à leur connoissance, qu'ils ne le révèlent à leur
confesseur, et, pour ce qui n'est pas du secret de la
conscience, aux supérieurs, si le confesseur le juge
à propos. Ils se doivent aussi conduire en tout sui-
vant les ordres des supérieurs et du confesseur avec
une soumission sans réplique.
On a prétendu que le P. Tellier avoit inspiré au
roi longtemps avant sa mort de se faire agréger
ainsi dans la compagnie ; qu'il lui en avoit vanté
les privilèges certains pour le salut, les indulgences
plénières qui y sont attachées ; qu'il l'avoit per-
suadé que quelques crimes qu'on eût commis, et
dans quelque difficulté qu'on se trouvât de les ré-
parer, cette profession secrète la voit tout, et assu-
rait infailliblement le salut, pourvu qu'on fût fidèle
à ses vœux ; que le général de la compagnie fut
admis du consentement du roi dans le secret ; que
le roi en fit les vœux entre les mains du P. Tellier ;
que dans les derniers jours de sa vie on les entendit
tous deux, l'un fortifier, l'autre s'appuyer sur ces
promesses ; qu'enfin le roi reçut de lui la dernière
bénédiction de la compagnie comme un des reli-
gieux ; qu'il lui fit prononcer des formules de prières
qui n'en laissoient point douter, et qu'on entendit
en partie, et qu'il lui en avoit donné l'habit ou le
signe presque imperceptible, comme une autre sorte
de scapulaire, qui fut trouvé sur lui. Enfin la plu-
part de ce qui approcha de plus près demeurèrent
persuadés que cette pénitence faite aux dépens
LA COUR DE LOUIS XIV 479
d'autrui, des huguenots, des jansénites, des enne-
mis des jésuites, ou de ceux qui ne leur furent pas
abandonnés, des défenseurs des droits des rois et
des nations, des canons et de la hiérarchie contre
la tyrannie et les prétentions ultramontaines, cet
attachement pharisaïque à l'extérieur de ,1a loi et
à l'écorce de la religion, ont formé cette sécurité si
surprenante dans ces terribles moments où dis-
paraît si ordinairement celle qui, fondée sur l'inno-
cence et la pénitence fidèle, semble le plus solide-
ment devoir rassurer : droits terribles de l'art de
tromper qui remplissent toutes les conditions de
jésuites inconnus, dont l'ignorance les sert à tous
les usages importants qu'ils en savent tirer dans la
persuasion d'un salut certain sans repentir, sans
réparation, sans pénitence de quelque vie qu'on
ait menée, et d'une abominable doctrine, qui pour
des intérêts temporels abuse les pécheurs jusqu'au
tombeau, et les y conduit dans une paix profonde
par un chemin semé de fleurs.
Ainsi mourut un des plus grands rois de la terre
entre les bras d'une indigne et ténébreuse épouse, et
de ses doubles bâtards, maîtres de lui jusqu'à sa con-
sommation pour eux, muni des sacrements de l'Église
de la main du fils de son autre bien-aimée plus que
comblé des faveurs que celles de sa mère avoit values
à sa famille, et assisté uniquement par un confesseur
tel qu'on a vu qu'étoit le P. Tellier. Si telle peut être
la mort des saints, ce n'est pas là au moins leur as-
sistance.
Aussi cette assistance ne fut-elle pas poussée
jusqu'au bout. Maîtres du roi et de sa chambre, et
n'y admettant qu'eux et ce peu de dévoués qui leur
étoient nécessaires, leur assiduité ne se démentit point
tant qu'ils en eurent besoin. Mais, le codicille fait et
remis à Voysin, ils n'eurent plus rien à faire, et tout
480 SAINT-SIMON :
aussitôt n'eurent pas honte de se retirer. Les devoirs,
désormais infructueux auprès d'un mourant dont ils
avoient arraché jusqu'à l'impossible, leur devinrent
en un moment trop à charge et trop fatigants pour
continuer à voir un spectacle si triste et si peu utile.
On a vu combien le tendre compliment du roi à
Mme de Maintenon sur l'espérance d'en être bientôt
rejoint déplut à cette vieille fée, qui, non contente
d'être reine, vouloit apparemment être encore immor-
telle. On a vu que, dès le mercredi, c'est-à-dire quatre
jours avant la mort du roi, elle l'abandonna pour
toujours, que le roi s'en aperçut avec tant de peine
qu'il la redemanda sans cesse, ce qui la força de re-
venir de Saint-Cyr, et qu'elle n'eut pas la patience
d'attendre sa fin pour y retourner, et n'en plus
revenir.
Bissy et Rohan, contents d'avoir paré ce grand
coup du retour du cardinal de Noailles, ne s'incom-
modèrent plus d'aucune assiduité, jusque-là que
Rohan laissa le roi sans messe, et que, sans Charost,
comme on l'a vu, il n'en eût plus été question, quoique
le roi fût en pleine connoissance et qu'il dît qu'il
désiroit l'entendre quand on le lui proposa, et qu'à
l'égard de la tête et de la parole il fût comme en
pleine santé.
Le duc du Maine marqua aussi toute la bonté de
son cœur, et toute sa reconnoissance pour un père
qui lui avoit tout sacrifié. Il se trouva à la consulta-
tion de cet homme arrivant de Provence, dont on a
parlé, qui donna de son élixir au roi. Fagon, accou-
tumé à régner sur la médecine avec despotisme, trouva
une manière de paysan très-grossier, qui le malmena
fort brutalement. M. du Maine, qui n'avoit plus lieu
de rien arracher, et qui se comptoit déjà le maître
du royaume, raconta le soir chez lui, parmi ses confi-
dents, avec ce facétieux et cet art de fine plaisanterie
LA COUR DE LOUIS XIV 481
qu'il possédoit si bien, l'empire que ce malotru a voit
pris sur la médecine, l'étonnement, le scandale, l'hu-
miliation de Fagon pour la première fois de sa vie,
qui, à bout de son art et de ses espérances, s'étoit
limaçonné en grommelant sur son bâton, sans oser
répliquer, de peur d'essuyer pis. Ce bon et tendre
fils leur fit de cette aventure le conte si plaisamment,
que les voilà tous aux grands éclats de rire, et lui
aussi, qui durèrent fort longtemps. L'excès de la joie
de toucher à la toute-puissance, à la délivrance, au
comble presque de ses vœux, lui avoit fait oublier
une indécence que les antichambres surent bien re-
marquer, et la galerie encore sur laquelle cet appar-
tement donnoit, proche et de plain-pied de la cha-
pelle, où des passants de distinction entendirent
ces éclats.
Le duc du Maine retrancha des assiduités inutiles.
C'étoit pour lui un spectacle trop attendrissant ; il
aima mieux n'y plus paroître que de rares instants,
et renfermer sa douleur dans son cabinet, au pied de
son crucifix, ou s'y appliquer à tous les ordres futurs
pour l'exécution de ce qu'il s'étoit fait attribuer.
Le P. Tellier se lassoit depuis longtemps d'assister
un mourant. Il n'avoit pu venir à bout de la nomina-
tion de ce grand nombre de bénéfices vacants ; il
ne craignoit plus rien sur le cardinal de Noailles depuis
que Bissy et lui, avec Mme de Maintenon, avoient
paré son retour. Ainsi, n'ayant plus rien à craindre
ni à espérer du roi, il se donna à d'autres soins, telle-
ment que tout cet intérieur de chambre du roi, et les
cabinets même, étoient scandalisés de ses absences,
et qu'il y en avoient qui ne s'en contraignoient pas,
comme Bloin et Maréchal, qui quelquefois l'en-
voyoient chercher d'eux-mêmes. Le roi le demandoit
souvent sans qu'il fût là à portée, et quelquefois sans
qu'il vînt du tout, parce qu'on ne le trouvoit ni chez
16
482 SAINT-SIMON :
lui ni où on le cherchoit. Quand il s'approchoit du
roi, c' étoit toujours de lui-même qu'il s'en retiroit,
et presque toujours en fort peu de moments. Les
derniers jours, et dans cet état extrême, il parut
encore bien moins, quoiqu'un confesseur, et qui
n'étoit doublé de personne, ne dût point alors
quitter les environs du lit. Mais il ne parut pas
que la charité, la sollicitude, non plus que l'affection
ni la reconnoissance, fussent les vertus distinctives
de ce maître imposteur, à qui ses profondeurs et ses
artifices n'avoient pas donné le goût, l'onction, ni le
talent d'assister les mourants. Il falloit l'envoyer
chercher sans cesse, il s'échappoit sans cesse aussi,
et par une aussi indigne conduite, il scandalisa tout
ce qui y étoit, et tout ce qui pouvoit y être y étoit,
depuis que, par la retraite de Mme de Main tenon
et de M. du Maine, l'accès de la chambre fut rendu
et devenu libre.
Mais, à propos du P. Tellier, la vérité veut que
j'ajoute que je me suis depuis informé curieusement
à Maréchal de l'opinion que le roi avoit fait le vœu
de jésuite et de ce que j'ai raconté là-dessus. Maré-
chal, qui étoit fort vrai, et qui n'estimoit pas le
P. Tellier, m'a assuré qu'il ne s'étoit jamais aperçu
de rien qui eût trait à cela, ni de formule de prière
ou de bénédiction particulière, ni que le roi ait eu
aucune marque ni manière de scapulaire sur lui, et
qu'il étoit très-persuadé qu'il n'y avoit pas la moindre
vérité dans tout ce qui s'étoit dit là-dessus. Maré-
chal, quoique très-assidu, n'étoit pas toujours ni
dans la chambre, ni près du lit. Le P. Tellier pouvoit
aussi s'en défier et se cacher de lui ; mais je ne puis
croire, malgré tout cela, que s'il y avoit quelque chose
de vrai là-dessus, Maréchal n'en eût pas eu la moindre
connoissance, et que jusqu'aux soupçons lui eussent
échappé.
LA COUR DE LOUIS XIV 483
LI. — MÉCANIQUE DE LA VIE DE
LOUIS XIV
Après avoir exposé avec la vérité et la fidélité la
plus exacte tout ce qui est venu à ma connoissance
par moi-même, ou par ceux qui ont vu ou manié les
choses et les affaires pendant les vingt-deux der-
nières années de Louis XIV, et l'avoir montré tel qu'il
a été, sans aucune passion, quoique je me sois permis
les raisonnements résultant naturellement des choses,
il ne me reste plus qu'à exposer l'écorce extérieure
de la vie de ce monarque, depuis que j'ai continuelle-
ment habité à sa cour.
Quelque insipide et peut-être superflu qu'un détail,
encore si public, puisse paroître après tout ce qu'on
a vu d'intérieur, il s'y trouvera encore des leçons \(
pour les rois qui voudront se faire respecter et qui
voudront se respecter eux-mêmes. Ce qui m'y dé-
termine encore, c'est que l'ennuyeux, je dirai plus,
le dégoûtant pour un lecteur instruit de ce dehors
public, pour ceux qui auront pu encore en avoir été
témoins, échappe bientôt à la connoissance de la
postérité, et que l'expérience nous apprend que nous
regrettons de ne trouver personne qui se soit donné
une peine pour leur temps si ingrate, mais pour la
postérité, curieuse, et qui ne laisse pas de caracté-
riser les princes qui ont fait autant de bruit dans
le monde que celui dont il s'agit ici. Quoiqu'il soit
difficile de ne pas tomber en quelques redites, je
m'en défendrai autant qu'il me sera possible.
Je ne parlerai point de la manière de vivre du roi
quand il s'est trouvé dans ses armées. Ses heures y
étoient déterminées par ce qui se présent oit à faire,
en tenant néanmoins régulièrement ses conseils ; je
dirai seulement qu'il n'y mangeoit soir et matin
484 SAINT-SIMON
qu'avec des gens d'une qualité à pouvoir avoir cet
honneur. Quand on y pouvoit prétendre, on le faisoit
demander au roi par le premier gentilhomme de la
chambre en service. Il rendoit la réponse, et dès le
lendemain, si elle étoit favorable, on se présentoit
au roi lorsqu'il alloit dîner, qui vous disoit : « Mon-
sieur, mettez-vous à table. » Cela fait, c'étoit pour
toujours, et on a voit après l'honneur d'y manger
quand on vouloit, avec discrétion. Les grades mili-
taires, même d'ancien lieutenant général, ne suffi-
soient pas. On a vu que M. de Vauban, lieutenant
général si distingué depuis tant d'années, y mangea
pour la première fois à la fin du siège de Namur, et
qu'il fut comblé de cette distinction, comme aussi
les colonels de qualité distinguée y étoient admis sans
difficulté. Le roi fit le même honneur à Namur à l'abbé
de Grancey, qui s'exposoit partout à confesser les
blessés et à encourager les troupes. C'est l'unique
abbé qui ait eu cet honneur. Tout le clergé en fut
toujours exclu, excepté les cardinaux et les évêques-
pairs, ou les ecclésiastiques ayant rang de prince
étranger. Le cardinal de Coisîm, avant d'avoir la
pourpre, étant évêque d'Orléans, premier aumônier
et suivant le roi en toutes ses campagnes, et
l'archevêque de Reims qui suivoit le roi comme
maître de sa chapelle, y voyoit manger le duc
et le chevalier de Coislin, ses frères, sans y avoir
jamais prétendu. Nul officier des gardes du corps
n'y a mangé non plus, quelque préférence que le
roi eût pour ce corps, que le seul marquis d'Urfé
par une distinction unique, je ne sais qui la lui
valut en ces temps reculés de moi ; et du régiment
des gardes, jamais que le seul colonel, ainsi que les
capitaines des gardes du corps.
A ces repas tout le monde étoit couvert ; c'eût été
un manque de respect dont on vous auroit averti
LA COUR DE LOUIS XIV 485
sur-le-champ de n'avoir pas son chapeau sur sa tête.
Monseigneur même l'avoit ; le roi seul étoit décou-
vert. On se découvroit quand le roi vous partait, ou
pour parler à lui, et on se contentoit de mettre la
main au chapeau pour ceux qui venoient faire leur
cour le repas commencé, et qui étoient de qualité à
avoir pu se mettre à table. On se découvroit aussi
pour parler à Monseigneur et à Monsieur, ou quand
ils vous parloient. S'il y a voit des princes du sang, on
mettoit seulement la main au chapeau pour leur
parler ou s'ils vous parloient. Voilà ce que j'ai vu au
siège de Namur, et ce que j'ai vu de toute la cour.
Les places qui approchoient du roi se laissoient aussi
aux titres, et après aux grades ; si on en avoit laissé
qui ne s'en remplissent pas, on se rapprochoit. Quoi-
qu'à l'armée les maréchaux de France n'y avoient
point de préférence sur les ducs, et ceux-ci, et les
princes étrangers, ou qui en avoient rang, se plaçoient
les uns avec les autres comme ils se rencontroient, sans
affectation. Mais duc, prince ou maréchal de France,
si le hasard faisoit qu'ils n'eussent pas encore mangé
avec le roi, il falloit s'adresser au premier gentil-
homme de la chambre. On juge bien que cela ne faisoit
pas de difficulté. Il n'y avoit là-dessus que les princes
du sang exceptés. Le roi seul avoit un fauteuil. Mon-
seigneur même, et tout ce qui étoit à table, avoient
des sièges à dos de maroquin noir, qui se pouvoient
briser pour les voiturer, qu'on appeloit des perro-
quets. Ailleurs qu'à l'armée, le roi n'a jamais mangé
avec aucun homme, en quelque cas que c'ait été,
non pas même avec aucun prince du sang, qui n'y
ont mangé qu'à des festins de leurs noces, quand
le roi les a voulu faire, comme on en a vu le oui
et le non en leur temps. Revenons maintenant à la
cour.
A huit heures le premier valet de chambre en quar-
486 SAINT-SIMON :
tier, qui avoit couché seul dans la chambre du roi,
et qui s'étoit habillé, l'éveilloit. Le premier médecin,
le premier chirurgien et sa nourrice, tant qu'elle a
vécu, entroient en même temps. Elle alloit le baiser,
les autres le frottoient et souvent lui changeoient de
chemise, parce qu'il étoit sujet à sueryAu quart, on
appeloit le grand chambellan, en son absence le
premier gentilhomme de la chambre d'année, avec eux
les grandes entrées. L'un de ces deux ouvroit le rideau
qui étoit refermé, et présentoit l'eau bénite du bénitier
du chevet du lit. Ces messieurs étoient là un moment,
et c'en étoit un de parler au roi s'ils avoient quelque
chose à lui dire ou à lui demander, et alors les autres
s'éloignoient. Quand aucun d'eux n'avoit à parler
comme d'ordinaire, ils n'étoient là que quelques
moments. Celui qui avoit ouvert le rideau et présenté
l'eau bénite présentoit le livre de l'office du Saint-
Esprit, puis passoient tous dans le cabinet du conseil.
Cet office fort court dit, le roi appeloit; ils rentroient.
Le même lui donnoit sa robe de chambre, et cepen-
dant les secondes entrées ou brevets d'affaires en-
troient ; peu de moments après, la chambre ; aussitôt
ce qui étoit là de distingué, puis tout le monde, qui
trouvoit le roi se chaussant ^ear il se faisoit presque
tout lui-même avec adressent grâce. On lui voyoit
faire la barbe de deux jours l'un, et il avoit une
petite perruque courte, sans jamais en aucun temps,
même au lit, les jours de médecine, paroître autre-
ment en public. Souvent il parloit de chasse, et
quelquefois quelque mot à quelqu'un. Point de
toilette à portée de lui, on lui tenoit seulement un
miroir.
Dès qu'il étoit habillé, il alloit prier Dieu à la
ruelle de son lit, où tout ce qu'il y avoit de clergé
se mettoit à genoux, les cardinaux sans carreaux ;
tous les laïques demeuroient debout, et le capitaine
LA COUR DE LOUIS XIV 487
des gardes venoit au balustre pendant la prière,
d'où le roi passoit dans son cabinet.
Il y trouvoit ou y étoit suivi de tout ce qui avoit
cette entrée, qui étoit fort étendue par les charges
qui l'avoient toutes. Il y donnoit Tordre à chacun
pour la journée ; ainsi on sa voit, à un demi-quart
d'heure près, tout ce que le roi devoit faire. Tout
ce monde sortoit ensuite. Il ne demeuroit que les bâ-
tards, MM. de Montchevreuil et d'O, comme ayant
été leurs gouverneurs, Mansart, et après lui d'Antin,
qui tous entroient, non par la chambre mais par les
derrières, et les valets intérieurs. C'était là leur bon
temps aux uns et aux autres, et celui de raisonner
sur les plans des jardins et des bâtiments, et cela
duroit plus ou moins, selon que le roi avoit affaire.
Toute la cour attendoit cependant dans la galerie,
le capitaine des gardes seul dans la chambre, assis
à la porte du cabinet, qu'on avertissoit quand le
roi vouloit aller à la messe, et qui alors entroit dans
le cabinet. A Marly, la cour attendoit dans le salon ;
à Trianon, dans les pièces de devant, comme à
Meudon. À Fontainebleau, on demeuroit dans la
chambre et l'antichambre.
? Cet entre-temps étoit celui des audiences, quand
le roi en accordoit, ou qu'il vouloit parler à quelqu'un,
et des audiences secrètes des ministres étrangers, en
présence de Torcy. Elles n'étoient appelées secrètes
que pour les distinguer de celles qui se donnoient
sans cérémonie à la ruelle du lit, au sortir de la
prière, qu'on appeloit particulières, où celles de cé-
rémonie se donnoient aussi aux ambassadeurs.
Le roi alloit à la messe, où sa musique chantoit
toujours un motet. Il n'alloit en bas qu'aux grandes
fêtes, ou pour des cérémonies. Allant et revenant de
la messe, chacun lui parloit, qui vouloit, après l'avoir
dit au capitaine des gardes, si ce n'étoit gens distin-
488 SAINT-SIMON :
gués, et il y alloit et rentroit par la porte des cabinets
dans la galerie. Pendant la messe, les ministres
étoient avertis et s'assembloient dans la chambre
du roi, où les gens distingués pouvoient aller leur
parler ou causer avec eux. Le roi s'amusoit peu au
retour de la messe, et demandoit presque aussitôt
le conseil. Alors la matinée étoit finie.
Le dimanche il y avoit conseil d'État, et souvent
les lundis. Les mardis, conseil de finance ; les mer-
credis, conseil d'État ; les samedis, conseil de finance.
Il étoit rare qu'il y en eût deux par jour, et qu'il
s'en tînt les jeudis ni les vendredis. Une ou deux fois
le mois, il y avoit un lundi matin conseil, de dépêches ;
mais les ordres que les secrétaires d'État prenoient
tous les matins, entre le lever et la messe, abrégeoient
et diminuoient fort ces sortes d'affaires. Tous les
ministres étoient assis en rang entre eux, excepté
au conseil des dépêches, où tous étoient debout, tout
du long, excepté les fils de France quand il y en
avoit, le chancelier et le duc de Beauvilliers ; rare-
ment pour des affaires extraordinaires évoquées, et
vues dans un bureau de conseillers d'État. Ces mêmes
conseillers d'État venoient à un conseil donné exprès
de finance ou de dépêches, mais où on ne parloit que
de cette seule affaire. Alors tous étoient assis, et les
conseillers d'État y coupoient les secrétaires d'État
et le contrôleur général, suivant leur ancienneté de
conseiller d'État entre eux, et un maître des requêtes
rapportoit debout, lui et les conseillers d'État en
robes. Le jeudi matin étoit presque toujours vide.
C'étoit le temps des audiences que le roi vouloit
donner, et le plus souvent des audiences inconnues,
par les derrières. C'étoit aussi le grand jour des
bâtards, des bâtiments, des valets intérieurs, parce
que le roi n'avoit rien à faire. Le vendredi après la
messe étoit le temps du confesseur, qui n' étoit borné
LA COUR DE LOUIS XIV 489
par rien, et qui pou voit durer jusqu'au dîner. A
Fontainebleau, ces matins-là qu'il n'y avoit point de
conseil, le roi passoit très-ordinairement de la messe
chez Mme de Maintenon ; et de même à Trianon
et à Marly, quand elle n'étoit pas allée dès le matin
à Saint-Cyr. C'étoit le temps de leur tête-à-tête sans
ministre et sans interruption, et à Fontainebleau
jusqu'au dîner. Souvent, les jours qu'il n'y avoit
pas de conseil, le dîner étoit avancé plus ou moins
pour la chasse ou la promenade. L'heure ordinaire
étoit une heure ; si le conseil duroit encore, le dîner
attendoit et on n'avertissoit point le roi. Après le
conseil de finance, Desmarets restoit souvent seul
à travailler avec le roi.
Le dîner étoit toujours au petit couvert, c'est-à-
dire seul dans sa chambre, sur une table carrée vis-
à-vis la fenêtre du milieu. Il étoit plus ou moins
abondant ; car il ordonnoit le matin petit couvert
ou très-petit couvert. Mais ce dernier étoit toujours
de beaucoup de plats, et de trois services sans le fruit.
La table entrée, les principaux courtisans entroient,
puis tout ce qui étoit connu, et le premier gentil-
homme de la chambre en année alloit avertir le roi.
Il le servoit si le grand chambellan n'y étoit pas.
Le marquis de Gesvres, depuis duc de Tresmes,
prétendit que, le dîner commencé, M. de Bouillon
arrivant ne lui pou voit ôter le service, et fut con-
damné. J'ai vu M. de Bouillon arriver derrière le
roi au milieu du dîner, et M. de Beauvilliers qui
servoit lui vouloir donner le service, qu'il refusa
poliment, et dit qu'il toussoit trop et étoit trop
enrhumé. Ainsi il demeura derrière le fauteuil, et M.
de Beauvilliers continua le service, mais à son refus
public. Le marquis de Gesvres avoit tort. Le premier
gentilhomme de la chambre n'a que le commande-
ment dans la chambre, etc., et nul service. C'est le
490 SAINT-SIMON :
grand chambellan qui l'a tout entier, et nul com-
mandement. Ce n'est qu'en son absence que le pre-
mier gentilhomme de la chambre sert ; mais si le
premier gentilhomme de la chambre est absent, et
qu'il n'y en ait aucun autre, ce n'est point le grand
chambellan qui commande dans la chambre, c'est
le premier valet de chambre.
J'ai vu, mais fort rarement, Monseigneur et Mgrs
ses fils au petit couvert, debout, sans que jamais le
roi leur ait proposé un siège. J'y ai vu continuelle-
ment les princes du sang et les cardinaux tout du
long. J'y ai vu assez souvent Monsieur, ou venant de
Saint-Cloud voir le roi, ou sortant du conseil des
dépêches, le seul où il entroit. Il donnoit la serviette
et demeuroit debout. Un peu après, le roi, voyant
qu'il ne s'en alloit point, lui demandoit s'il ne
vouloit point s'asseoir ; il faisoit la révérence, et le
roi ordonnoit qu'on lui apportât un siège. On mettoit
un tabouret derrière lui. Quelques moments après,
le roi lui disoit : « Mon frère, asseyez-vous donc. » Il
faisoit la révérence et s'asseyoit jusqu'à la fin du
dîner, qu'il présentoit la serviette. D'autres fois,
quand il venoit de Saint-Cloud, le roi en arrivant
à table demandoit un couvert pour Monsieur, ou
bien lui demandoit s'il ne vouloit pas dîner. S'il le
refusoit, il s'en alloit un moment après sans qu'il
fût question de siège ; s'il l'acceptoit, le roi deman-
doit un couvert pour lui. La table étoit carrée ; il se
mettoit à un bout, le dos au cabinet. Alors le grand
chambellan, s'il servoit, ou le premier gentilhomme
y' de la chambre, donnoit à boire et des assiettes à
Monsieur, et prenoit de lui celles qu'il ôtoit, tout
comme il faisoit au roi ; mais Monsieur recevoit
tout ce service avec une politesse fort marquée.
S'ils alloient à son lever, comme cela leur arrivoit
quelquefois, ils ôtoient le service au premier gentil-
LA COUR DE LOUIS XIV 491
homme de sa chambre, et le faisoient, dont Monsieur
se montroit fort satisfait. Quand il étoit au dîner
du roi, il remplissoit et il égayoit fort la conversa-
tion. Là, quoique à table, il donnoit la serviette au
roi en s'y mettant et en sortant ; et en la rendant au
grand chambellan, il y lavoit. Le roi, d'ordinaire,
parloit peu à son dîner, quoique par-ci par-là quel-
ques mots, à moins qu'il n'y eût de ces seigneurs
familiers avec qui il causoit un peu plus, ainsi qu'à
son lever.
De grand couvert à dîner, cela étoit extrêmement
rare : quelques grandes fêtes, ou à Fontainebleau
quelquefois, quand la reine d'Angleterre y étoit.
Aucune dame ne venoit au petit couvert. J 'y ai seule-
ment vu très-rarement la maréchale de La Motte,
qui avoit conservé cela d'y avoir amené les enfants
de France, dont elle avoit été gouvernante. Dès
qu'elle y paroissoit, on lui apportoit un siège, et elle
s'asseyoit, car elle étoit duchesse à brevet.
Au sortir de table, le roi rentroit tout de suite
dans son cabinet. C étoit là un des moments de lui
parler, pour des gens distingués. Il s'arrêtoit à la
porte un moment à l'écouter, puis il entroit, et très-
rarement l'y sui voit-on, jamais sans le lui demander,
et c'est ce qu'on n'osoit guère. Alors il se mettoit avec
celui qui le suivoit dans l'embrasure de la fenêtre la
plus proche de la porte du cabinet, qui se fermoit
aussitôt, et que l'homme qui parloit au roi rouvroit
lui-même pour sortir, en quittant le roi. C'étoit en-
core le temps des bâtards et des valets intérieurs,
quelquefois des bâtiments, qui attendoient dans les
cabinets de derrière, excepté le premier médecin qui
étoit toujours au dîner, et qui suivoit dans les
cabinets. C'étoit aussi le temps où Monseigneur se
trouvoit quand il n'avoit pas vu le roi le matin. Il
entroit et sortoit par la porte de la galerie.
492 SAINT-SIMON
Le roi s'amusoit à donner à manger à ses chiens
couchants, et [restoit] avec eux plus ou moins, puis
demandoit sa garde-robe, et changeoit devant le
très-peu de gens distingués qu'il plaisoit au premier
gentilhomme de la chambre d'y laisser entrer, et tout
de suite le roi sortoit par derrière et par son petit
degré dans la cour de Marbre pour monter en car-
rosse ; depuis le bas de ce degré jusqu'à son carrosse,
lui parloit qui vouloit, et de même en revenant.
Le roi aimoit extrêmement l'air, et quand il en
étoit privé, sa santé en souffroit par des maux de
tête et par des vapeurs que lui avoit causées un
grand usage des parfums autrefois, tellement qu'il
y avoit bien des années, que, excepté l'odeur de la
fleur d'orange, il n'en pouvoit souffrir aucune, et
qu'il falloit être fort en garde de n'en avoir point,
pour peu qu'on eût à l'approcher.
Comme il étoit peu sensible au froid et au chaud,
même à la pluie, il n'y avoit que des temps extrêmes
qui l'empêchassent de sortir tous les jours. Ces sorties
n'avoient que trois objets : courre le cerf, au moins
une fois la semaine, et souvent plusieurs, à Marly et
à Fontainebleau, avec ses meutes et quelques autres ;
tirer dans ses parcs, et homme en France ne tiroit
si juste, si adroitement ni de si bonne grâce, et il y
alloit aussi une ou deux fois la semaine, surtout les
dimanches et les fêtes qu'il ne vouloit point de
grandes chasses, et qu'il n'avoit point d'ouvriers;
les autres jours voir travailler et se promener dans
ses jardins et ses bâtiments ; quelquefois des pro-
menades avec des dames, et la collation pour
elles, dans la forêt de Marly et dans celle de Fon-
tainebleau, et, dans ce dernier lieu, des promenades
avec toute la cour autour du canal, qui étoit un
spectacle magnifique où quelques courtisans se
trouvoient à cheval. Aucuns ne le suivoient en ses
LA COUR DE LOUIS XIV 493
autres promenades que ceux qui étoient en charges
principales qui approchoient le plus de sa personne
excepté lorsque assez rarement, il se promenoit
dans ses jardins de Versailles, où lui seul étoit
couvert, ou dans ceux de Trianon, lorsqu'il y
couchoit et qu'il y étoit pour quelques jours, non
quand il y alloit de Versailles s'y promener et revenir
après. A Marly, de même ; mais s'il y demeuroit,
tout ce qui étoit du voyage avoit toute liberté de l'y
suivre dans les jardins, l'y joindre, l'y laisser, en un
mot, comme ils vouloient.
Ce lieu avoit encore un privilège qui n'étoit pour
nul autre. C'est qu'en sortant du château, le roi disoit
tout haut : Le chapeau, messieurs ! et aussitôt cour-
tisans, officiers des gardes du corps, gens des bâti-
ments se couvroient tous, en avant, en arrière, à
côté de lui, et il auroit trouvé mauvais si quelqu'un
eût non-seulement manqué, mais différé à mettre
son chapeau ; et cela duroit toute la promenade,
c'est-à-dire quelquefois quatre et cinq heures en
été, ou en d'autres saisons, quand il mangeoit de
bonne heure à Versailles pour s'aller promener à
Marly, et n'y point coucher.
La chasse du cerf étoit plus étendue. Y alloit à
Fontainebleau qui vouloit ; ailleurs, il n'y avoit que
ceux qui en avoient obtenu la permission une fois
pour toutes, et ceux qui en avoient obtenu le justau-
corps, qui étoit uniforme, bleu, avec des galons, un
d'argent entre deux d'or, doublé de rouge. Il y en
avoit un assez grand nombre, mais jamais qu'une
partie à la fois que le hasard rassembloit. Le roi
aimoit à y avoir une certaine quantité, mais le trop
l'importunoit et troubloit la chasse. Il se plaisoit
qu'on l'aimât, mais il ne vouloit pas qu'on y allât
sans l'aimer ; il trouvoit cela ridicule, et ne savoit
aucun mauvais gré à ceux qui n'y alloient jamais.
494 SAINT-SIMON :
Il en étoit de même du jeu, qu'il vouloit gros et
continuel dans le salon de Marly pour le lansquenet,
et force tables d'autres jeux par tout le salon. Il
s'amusoit volontiers à Fontainebleau les jours de
mauvais temps à voir jouer les grands joueurs à la
paume où il avoit excellé autrefois, et à Marly très-
souvent, à voir jouer un mail, où il avoit aussi été
fort adroit.
Quelquefois les jours qu'il n'y avoit point de
conseil, qui n'étoient pas maigres, et qu'Û étoit à
Versailles, il alloit dîner à Marly ou à Trianon avec
Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon
et des dames, et cela devint beaucoup plus ordinaire
ces jours-là les trois dernières années de sa vie. Au
sortir de table, en été, le ministre qui devoit travailler
avec lui arrivoit, et quand le travail étoit fini, il
passoit jusqu'au soir à se promener avec les dames,
à jouer avec elles, et assez souvent à leur faire tirer
une loterie toute de billets noirs, sans y rien mettre ;
c'étoit ainsi une galanterie de présents qu'il leur
faisoit, au hasard, de choses à leur usage, comme
d'étoffes et d'argenterie, ou de joyaux ou beaux ou
jolis, pour donner plus au hasard. Mme de Main-
tenon tiroit comme les autres, et donnoit presque
toujours sur-le-champ ce qu'elle avoit gagné. Le roi
ne tiroit point, et souvent il y avoit plusieurs billets
sous le même lot. Outre ces jours-là, il y avoit assez
souvent de ces loteries quand le roi dînoit chez Mme
de Maintenon. Il s'avisa fort tard de ces dîners, qui
furent longtemps rares, et qui, sur la fin, vinrent
à une fois la semaine avec les dames familières, avec
musique et jeu. A ces loteries, il n'y avoit que des
dames du palais et des dames familières, et plus de
dames du palais depuis la mort de Mme la Dauphine ;
mais il y en avoit trois, Mmes de Lévi, Dangeau et
d'O, qui étoient familières. L'été, le roi travailloit
LA COUR DE LOUIS XIV 495
chez lui, au sortir de table, avec les ministres, et
lorsque les jours s'accourcissoient, il y travailloit le
soir chez Mme de Maintenon.
A son retour de dehors, lui parloit qui vouloit,
depuis son carrosse jusqu'au bas de son petit degré.
Il se rhabilloit comme il avoit changé d'habit, et
restoit dans son cabinet. C'étoit le meilleur temps
des bâtards, des valets intérieurs et des bâtiments.
Ces intervalles-là, qui arri voient trois fois par jour,
étoient leur temps, celui des rapporteurs de vive
voix ou par écrit, celui où le roi écrivoit, s'il avoit
à écrire lui-même. Au retour de ses promenades, il
étoit une heure et plus dans ses cabinets ; puis
passoit chez Mme de Maintenon, et en chemin lui
parloit encore qui vouloit.
/ A dix heures il étoit servi. Le maître d'hôtel en
quartier, ayant son bâton, alloit avertir le capitaine
des gardes en quartier dans l'antichambre de Mme
de Maintenon, où, averti lui-même par un garde de
l'heure, il venoit d'arriver. Il n'y avoit que les capi-
taines des gardes qui entrassent dans cette anti-
chambre, qui étoit fort petite, entre la chambre où
étoit le roi et Mme de Maintenon, et une autre très-
petite antichambre pour les officiers, et le dessus
public, du degré où le gros étoit. Le capitaine des
gardes se montroit à l'entrée de la chambre, disant
au roi qu'il étoit servi, revenoit dans l'instant dans
l'antichambre. Un quart d'heure après, le roi venoit
souper, toujours au grand couvert, et depuis l'anti-
chambre de Mme de Maintenon jusqu'à sa table,
lui parloit encore qui vouloit. s-
A son souper, toujours au grand couvert, avec la
maison royale, c'est-à-dire uniquement les fils et filles
de France et les petits-fils et petites-filles de France,
étoient toujours grand nombre de courtisans, et de
dames tant assises que debout, et la surveille des
496 SAINT-SIMON :
voyages de Marly toutes celles qui vouloient y aller.
Cela s'appeloit se présenter pour Marly. Les hommes
demandoient le même jour le matin, en disant au
roi seulement : « Sire, Marly ! » Les dernières années
le roi s'en importuna. Un garçon bleu écrivoit dans
la galerie les noms de ceux qui demandoient, et qui
y alloient se faire écrire. Pour les dames elles con-
tinuèrent toujours à se présenter.
Après souper, le roi se tenoit quelques moments
debout, le dos au balustre du pied de son lit, envi-
ronné de toute la cour ; puis avec des révérences
aux dames passoit dans son cabinet où, en arrivant,
il donnoit Tordre. Il y passoit un peu moins d'une
heure avec ses enfants légitimes et bâtards, ses
petits-enfants légitimes et bâtards, et leurs maris
ou leurs femmes, tous dans un cabinet, le roi dans
un fauteuil, Monsieur dans un autre, qui dans le
particulier vivoit avec le roi en frère, Monseigneur
debout ainsi que tous les autres princes, et les prin-
cesses sur des tabourets. Madame y fut admise après
la mort de Mme la Dauphine. Ceux qui entroient par
les derrières s'y trouvoient, et qu'on a nommés, et
les valets intérieurs avec Chamarande, qui avoit été
premier valet de chambre en survivance de son
père, et qui étoit devenu depuis premier maître
d'hôtel de Mme la Dauphine de Bavière, et lieutenant
général distingué, fort à la mode dans le monde, et
avec fort peu d'esprit un fort galant homme et bien
reçu partout.
Les dames d'honneur des princesses, et les dames
du palais du jour, attendoient dans le cabinet du
conseil qui précédoit celui où étoit le roi, à Versailles
et ailleurs. A Fontainebleau, où il n'y avoit qu'un
grand cabinet, les dames des princesses, qui étoient
assises, achevoient le cercle avec les princesses, au
même niveau et sur mêmes tabourets ; les autres
LA COUR DE LOUIS XIV 497
dames étoient derrière, en liberté de demeurer de-
bout, ou de s'asseoir par terre sans carreau, comme
plusieurs faisoient. La conversation n'étoit guère
que de chasse ou de quelque autre chose aussi in-
différente.
Le roi, voulant se retirer, alloit donner à manger
à ses chiens, puis donnoit le bonsoir, passoit dans sa
chambre à la ruelle de son lit, où il faisoit sa prière
comme le matin ; puis se déshabilloit. Il donnoit le
bonsoir d'une inclination de tête, et tandis qu'on
sortoit, il se tenoit debout au coin de la cheminée,
où il donnoit l'ordre au colonel des gardes seul ; puis
commençoit le petit coucher, où restoient les grandes
et secondes entrées ou brevets d'affaires. Cela étoit
court. Ils ne sortoient que lorsqu'il se mettoit au lit.
Ce moment en étoit un de lui parler pour ces privi-
légiés. Alors tous sortoient quand ils en voyoient
un attaquer le roi, qui demeuroit seul avec lui.
Lorsque le roi mourut, il y a voit dix ou douze ans
que ce qui n'avoit point ces entrées ne demeuroit
plus au coucher, depuis une longue attaque de goutte
que le roi avoit eue, en sorte qu'il n'y avoit plus de
grand coucher, et que la cour étoit finie au sortir du
souper. Alors le colonel des gardes prenoit l'ordre,
avec tous les autres ; les aumôniers de quartier, et le
grand et le premier aumônier sortoient après la
prière.
Les jours de médecine, qui revenoient tous les mois
au plus loin, il la prenoit dans son lit, puis entendoit
la messe où il n'y avoit que les aumôniers et les
entrées. Monseigneur et la maison royale venoient le
voir un moment ; puis M. du Maine, M. le comte de
Toulouse, lequel y demeuroit peu, et Mme de Main-
tenon venoient l'entretenir. Il n'y avoit qu'eux et les
valets intérieurs dans le cabinet, la porte ouverte.
Mme de Main tenon s'asseyoit dans le fauteuil au chevet
498 SAINT-SIMON :
du lit. Monsieur s'y mettoit quelquefois, mais avant
que Mme de Maintenon fût venue, et d'ordinaire,
après qu'elle étoit sortie ; Monseigneur toujours de-
bout, et les autres de la maison royale un moment.
M. du Maine qui y passoit toute la matinée, et qui
étoit fort boiteux, se mettoit auprès du lit sur un
tabouret, quand il n'y avoit personne que Mme de
Maintenon et son frère. C'étoit où il tenoit le dé à les
amuser tous deux, et où souvent il en faisoit de
bonnes. Le roi dînoit dans son lit, sur les trois heures
où tout le monde entroit, puis se levoit, et il n'y de-
meuroit que les entrées. Il passoit après dans son
cabinet où il tenoit conseil, et après U alloit à l'or-
dinaire chez Mme de Maintenon, et soupoit à dix
heures au grand couvert.
Le roi n'a de sa vie manqué la messe qu'une fois
à l'armée, un jour de grande marche, ni aucun jour
maigre, à moins de vraie et très-rare incommodité.
Quelques jours avant le carême, il tenoit un discours
public à son lever, par lequel il témoignoit qu'il
trouveroit fort mauvais qu'on donnât à manger gras
à personne, sous quelque prétexte que ce fût, et
ordonnoit au grand prévôt d'y tenir la main, et de
lui en rendre compte. Il ne vouloit pas non plus que
ceux qui mangeoient gras mangeassent ensemble, ni
autre chose que bouilli et rôti fort court, et personne
n'osoit outre-passer ses défenses, car on s'en seroit
bientôt ressenti. Elles s'étendoient à Paris, où le lieu-
tenant de police y veilloit et lui en rendoit compte.
11 y avoit douze ou quinze ans qu'il ne faisoit plus de
carême. D'abord quatre jours maigres, puis trois, et
les quatre derniers de la semaine sainte. Alors son
très-petit couvert étoit fort retranché les jours qu'il
faisoit gras ; et le soir au grand couvert tout étoit
collation, et le dimanche tout étoit en poisson ; cinq
ou six plats gras tout au plus, tant pour lui que pour
LA COUR DE LOUIS XIV 499
ceux qui à sa table mangeoient gras. Le vendredi
saint grand couvert matin et soir, en légumes, sans
aucun poisson, ni à pas une de ses tables.
Il manquoit peu de sermons l'avent et le carême,
et aucune des dévotions de la semaine sainte, des
grandes fêtes, ni les deux processions du saint sa-
crement, ni celles des jours de Tordre du Saint-
Esprit, ni celle de l'Assomption. Il étoit très-respec-
tueusement à l'église. A sa messe tout le monde étoit
obligé de se mettre à genoux au Sanctus, et d'y demeu-
rer jusqu'après la communion du prêtre ; et s'il en-
tendoit le moindre bruit ou voyoit causer pendant
la messe, il le trouvoit fort mauvais. Il manquoit
rarement le salut les dimanches, s'y trouvoit sou-
vent les jeudis, et toujours pendant toute l'octave
du saint sacrement. Il communioit toujours en col-
lier de l'ordre ; rabat et manteau, cinq fois l'an-
née, le samedi saint à la paroisse, les autres jours
à la chapelle, qui étoient la veille de la Pentecôte,
le jour de l'Assomption, et la grand'messe après,
la veille de la Toussaint et la veille de Noël, et
une messe basse après celle où il avoit communié,
et ces jours-là point de musique à ses messes, et à
chaque fois il touchoit les malades. Il alloit à vêpres
les jours de communion, et après vêpres il travailloit
dans son cabinet, avec son confesseur, à la distribu-
tion des bénéfices qui vaquoient. Il n'y avoit rien de
plus rare que de lui voir donner aucun bénéfice en
d'autres temps. Il alloit le lendemain à la grand'-
messe et à vêpres, à matines et à trois messes de
minuit en musique, et c' étoit un spectacle admirable
dans la chapelle ; le lendemain à la grand'messe, à
vêpres, au salut. Le jeudi saint, il servoit les pauvres
à dîner, et après la collation, il ne faisoit qu'entrer dans
son cabinet, passoit à la tribune adorer le saint
sacrement, et se venoit coucher tout de suite. A la
500 SAINT-SIMON :
messe, il disoit son chapelet (il n'en sa voit pas
davantage), et toujours à genoux, excepté à l'évan-
gile. Aux grand'messes, il ne s'asseyoit dans son
fauteuil qu'aux temps où on a coutume de s'asseoir.
Aux jubilés, il faisoit presque toujours ses stations
à pied ; et tous les jours de jeûne, et ceux du carême
où il mangeoit maigre, il faisoit seulement collation.
Il étoit toujours vêtu de couleur plus ou moins
brune avec une légère broderie, jamais sur les tailles,
quelquefois rien qu'un bouton d'or, quelquefois du
velours noir. Toujours une veste de drap ou de satin
rouge, ou bleue, ou verte, fort brodée. Jamais de
bague, et jamais des pierreries qu'à ses boucles de
souliers, de jarretières, et de chapeau toujours
bordé de point d'Espagne avec un plumet blanc.
Toujours le cordon bleu dessous, excepté des noces
ou autres fêtes pareilles qu'il le portoit par dessus,
fort long avec huit ou dix millions de pierreries. Il
étoit le seul de la maison royale et des princes de
sang qui portât l'ordre dessous, en quoi fort peu
de chevaliers de l'ordre l'imitoient, et aujourd'hui
presque aucun ne le porte dessus, les bons par honte
de leurs confrères, et ceux-là embarrassés de le
porter.
Jusqu'à la promotion de 1661 inclusivement, les
chevaliers de l'ordre en portoient tous le grand
habit à toutes les trois cérémonies de l'ordre, y
alloient à l'offrande, et y communioient. Le roi
retrancha lors le grand habit, l'offrande et la com-
munion. Henri III l'avoit prescrite à cause des
huguenots et de la Ligue. La vérité est qu'une com-
munion générale, publique, en pompe, prescrite à
jour nommé trois fois l'an à des courtisans, devient
une terrible et bien dangereuse pratique, qu'il a été
très-bon d'ôter ; mais pour l'offrande, qui étoit
majestueuse où il n'y a plus que le roi qui y aille,
LA COUR DE LOUIS XIV 501
et le grand habit de l'ordre réduit aux jours de ré-
ception, et le plus souvent encore seulement pour
ceux qui sont reçus, cela ôte toute la beauté de la
cérémonie. A l'égard du repas en réfectoire avec le
roi, on a dit d'ailleurs ce qui l'a fait supprimer.
Il ne se passoit guère quinze jours que le roi n'al-
lât à Saint-Germain, même après la mort du roi
Jacques IL La cour de Saint-Germain venoit aussi
à Versailles, mais plus souvent à Marly, et souvent
y souper, et nulle fête de cérémonie ou de divertisse-
ment qu'elle n'y fût invitée, qu'elle vînt et dont elle
ne reçût tous les honneurs. Ils étoient réciproque-
ment convenus de se recevoir et se conduire dans
le milieu de leur appartement. A Marly, le roi les
recevoit et les conduisoit à la porte du petit salon
du côté de la Perspective, et les y voyoit descendre
et monter dans leur chaise à porteurs ; à Fontaine-
bleau, tous les voyages, au haut de l'escalier à fer
à cheval, depuis que le roi leur eut accordé de ne
les aller plus recevoir et conduire au bout de la forêt.
Rien n'étoit pareil aux soins, aux égards, à la poli-
tesse du roi pour eux, ni à l'air de majesté et de
galanterie avec lequel cela se passoit à chaque fois.
On en a parlé ailleurs plus au long. A Marly, ils
demeuroient en arrivant un quart d'heure dans le
salon, debout, au milieu de toute la cour, puis
passoient chez le roi ou chez Mme de Maintenon.
Le roi n'entroit jamais dans le salon que pour le
traverser, pour des bals, ou pour y voir jouer un
moment le jeune roi d'Angleterre ou l'électeur de
Bavière. Les jours de naissance, ou de la fête du roi
et de sa famille, si observés dans les cours de l'Eu-
rope, ont toujours été inconnus dans celle du roi ;
en sorte que jamais il n'y en a été fait la moindre
mention en rien, ni différence aucune de tous les
autres jours de l'année.
502 SAINT-SIMON :
Louis XIV ne fut regretté que de ses valets inté-
rieurs, de peu d'autres gens, et des chefs de l'affaire de
la constitution. Son successeur n'en étoit pas en âge.
Madame n'a voit pour lui que de la crainte et de la
bienséance. Mme la duchesse de Berry ne l'aimoit
pas, et comptoit aller régner. M. le duc d'Orléans
n'étoit pas payé pour le pleurer, et ceux qui l'étoient
n'en rirent pas leur charge. Mme de Maintenon étoit
excédée du roi depuis la perte de la Dauphine ; elle
ne sa voit qu'en faire ni à quoi l'amuser ; sa contrainte
en étoit triplée, parce qu'il étoit beaucoup plus chez
elle, ou en parties avec elle. Sa santé, ses affaires, les
manèges qui avoient fait tout faire, on pour parler
plus exactement, qui avoient tout arraché pour le
duc du Maine, avoient fait essuyer continuellement
d'étranges humeurs, et souvent des sorties à Mme
de Maintenon. Elle étoit venue à bout de ce qu'elle
avoit voulu ; ainsi, quoi qu'elle perdît en perdant le
roi, elle se sentit délivrée, et ne fut capable que de
ce sentiment. L'ennui et le vide dans la suite rap-
pelèrent les regrets ; mais comme elle n'influa plus
rien de sa retraite, il n'est pas temps de parler d'elle,
ni des occupations qu'elle s'y fit.
On a vu jusqu'à quelle joie, à quelle barbare indé-
cence le prochain point de vue de la toute-puissance
jeta le duc du Maine. La tranquillité glacée de son
frère ne s'en haussa ni baissa. Mme la Duchesse,
affranchie de tous ses liens, n'avoit plus besoin de
l'appui du roi, elle n'en sentoit que la crainte et la
contrainte, elle ne pouvoit souffrir Mme de Main-
tenon ; elle ne pouvoit douter de la partialité du roi
pour le duc du Maine dans leur procès de la succes-
sion de M. le Prince ; on lui reprochoit depuis toute
sa vie qu'elle n'avoit point de cœur, mais seulement
un gésier ; elle se trouva donc fort à son aise et en
liberté, et n'en fit pas grandes façons.
LA COUR DE LOUIS XIV 503
Mme la duchesse d'Orléans me surprit. Je m'étois
attendu à de la douleur ; je n'aperçus que quelques
larmes qui, sur tous sujets, lui couloient très-aisé-
ment des yeux, et qui furent bientôt taries. Son lit,
qu'elle aimoit fort, suppléa à tout pendant quelques
jours, avec la façon de l'obscurité qu'elle ne haïssoit
pas. Mais bientôt les rideaux des fenêtres se rou-
vrirent, et il n'y parut plus qu'en rappelant de fois
à autre quelque bienséance.
Pour les princes du sang, c'étoient des enfants.
La duchesse de Ventadour et le maréchal de Ville-
roy donnèrent un peu la comédie ; pas un autre n'en
prit même la peine. Mais quelques vieux et plats
courtisans comme Dangeau, Cavoye, et un très-petit
nombre d'autres, qui se voyoient hors de toute me-
sure, quoique tombés d'une fort commune situation,
regrettèrent de n'avoir plus à se cuider parmi les
sots, les ignorants, les étrangers, dans les raison-
nements et l'amusement journalier d'une cour qui
s'éteignoit avec le roi.
Tout ce qui la composoit étoit de deux sortes : les
uns, en espérance de figurer, de se mêler, de s'intro-
duire, et oient ravis de voir finir un règne sous lequel
il n'y avoit rien pour eux à attendre ; les autres, fati-
gués d'un joug pesant, toujours accablant, et des
ministres bien plus que du roi, étoient charmés de
se trouver au large, tous, en général, d'être délivrés
d'une gêne continuelle, et amoureux des nouveautés.
Paris, las d'une dépendance qui avoit tout assujetti,
respira dans l'espoir de quelque liberté, et dans la
joie de voir finir l'autorité de tant de gens qui en
abusoient. Les provinces, au désespoir de leur ruine
et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent
de joie ; et les parlements et toute espèce de judi-
cature, anéantie par les édits et par les évocations,
se flatta, les premiers de figurer, les autres de se
504 SAINT-SIMON :
trouver affranchis. Le peuple ruiné, accablé, déses-
péré, rendit grâces à Dieu, avec un éclat scandaleux,
d'une délivrance dont ses plus ardents désirs ne
doutoient plus.
Les étrangers ravis d'être enfin, après un si long
cours d'années, défaits d'un monarque qui leur avoit
si longuement imposé la loi, et qui leur avoit échappé
par une espèce de miracle au moment qu'ils comp-
toient le plus sûrement de l'avoir enfin subjugué, se
continrent avec plus de bienséance que les François.
Les merveilles des trois premiers quarts de ce règne
de plus de soixante-dix ans, et la personnelle magna-
nimité de ce roi jusqu'alors si heureux, et si aban-
donné après de la fortune pendant le dernier quart
de son règne, les avoient justement éblouis. Ils se
firent un honneur de lui rendre après sa mort ce
qu'ils lui avoient constamment refusé pendant sa
vie. Nulle cour étrangère n'exulta ; toutes se pi-
quèrent de louer et d'honorer sa mémoire.
L'empereur en prit le deuil comme d'un père ; et
quoiqu'il y eût quatre ou cinq mois depuis la mort
du roi jusqu'au carnaval, toute espèce de divertisse-
ment fut défendu à Vienne, et observé exactement.
Le monstrueux fut que, sur la fin du carnaval, il y
eut un bal unique, avec une espèce de fête, que le
comte du Luc, ambassadeur de France, n'eut pas
honte de donner aux dames qui le séduisirent par
l'ennui d'un carnaval si triste. Cette complaisance
ne le fit pas estimer à Vienne ni ailleurs. En France
on se contenta de l'ignorer. Pour nos ministres et
les intendants des provinces, les financiers, et ce
qu'on peut appeler la canaille, ceux-là sentirent
toute l'étendue de leur perte. Nous allons voir si le
royaume eut tort ou raison des sentiments qu'il
montra, et s'il trouva bientôt après qu'il eût gagné
ou perdu.
LA COUR DE LOUIS XIV 505
LU. — RETRAITE ET MORT DE MADAME
DE MAINTENON
Le samedi au soir 15 avril, veille de la Quasimodo,
[1719], mourut à Saint-Cyr la célèbre et fatale Mme
de Main tenon. Quel bruit cet événement en Europe,
s'il fût arrivé quelques années plus tôt ! On l'ignora
peut-être à Versailles, qui en est si proche ; à peine
en parla-t-on à Paris. On s'est tant étendu sur cette
femme trop et si malheureusement fameuse, à l'occa-
sion de la mort du roi, qu'il ne reste rien à en dire
que depuis cette époque. Elle a tant, si puissamment
et si funestement figuré pendant trente-cinq années,
sans la moindre lacune, que tout, jusqu'à ses dernières
années de retraite, en est curieux.
Elle se retira à Saint-Cyr au moment même de la
mort du roi, et eut le bon sens de s'y réputer morte
au monde, et de n'avoir jamais mis le pied hors de la
clôture de cette maison. Elle ne voulut y voir per-
sonne du dehors sans exception, que du très-petit
nombre dont on va parler, rien demander, ni recom-
mander à personne, ni se mêler de rien où son nom
pût être mêlé. Mme de Caylus, Mme de Dangeau,
Mme de Lévi étoient admises, mais peu souvent, les
deux dernières encore plus rarement, à dîner. Le
cardinal de Rohan la voyoit toutes les semaines, le
duc du Maine aussi, et passoit trois et quatre
heures avec elle tête à tête. Tout lui rioit quand
on le lui annonçoit. Elle embr assoit son mignon
avec la dernière tendresse, quoiqu'il puât bien fort,
car elle l'appeloit toujours ainsi. Assez souvent le
duc de Noailles, dont elle paroissoit se soucier
médiocrement, de sa femme encore moins, quoique sa
propre nièce, qui y alloit fort rarement et d'un air
contraint, et mal volontiers ; aussi la réception étoit
5o6 SAINT-SIMON :
pareille ; le maréchal de Villeroy, tant qu'il en
pouvoit prendre le temps et toujours avec grand
accueil ; presque point le cardinal de Bissy ; quelques
évêques obscurs et fanatiques quelquefois ; assez
souvent l'archevêque de Rouen, Aubigny ; Bloin de
temps en temps ; et l'évêque de Chartres, Mérinville,
diocésain et supérieur de la maison.
Une fois la semaine, quand la reine d'Angleterre
étoit à Saint- Germain, [elle] alloit dîner avec elle,
mais de Chaillot, où elle passoit des temps considé-
rables, elle n'y alloit pas. Elles avoient chacune leur
fauteuil égal, vis-à-vis l'une de l'autre. A l'heure du
dîner, on mettoit une table entre elles deux, leur cou-
vert, les premiers plats et une cloche. C'étoit les
jeunes demoiselles de la chambre qui faisoient tout
ce ménage, et qui leur servoient à boire, des assiettes
et un nouveau service quand la cloche les appeloit ;
la reine leur témoignoit toujours quelques bontés.
Le repas fini, elles desservoient et ôtoient tout de la
chambre, puis apportoient et rapportoient le café.
La reine y passoit deux ou trois heures tête à tête,
puis elles s' embr assoient ; Mme de Main tenon faisoit
trois ou quatre pas en la recevant et en la condui-
sant; les demoiselles, qui et oient dans l'antichambre,
l'accompagnoient à son carrosse, et l'aimoient fort,
parce qu'elle leur étoit fort gracieuse.
Elles étoient charmées surtout du cardinal de
Rohan, qui ne venoit jamais les mains vides ; et qui
leur apportoit des pâtisseries et des bonbons de quoi
les régaler plusieurs jours. Ces bagatelles faisoient
plaisir à Mme de Main tenon. Il est pourtant vrai
qu'avec ce peu de visites, qui ne se hasardoient point
qu'elle n'en marquât le jour et l'heure, qu'on envoyoit
lui demander, excepté son mignon, toujours reçu à
bras ouverts, il arrivoit rarement des journées où
elle n'eût personne. Ces temps-là et les vides des
LA COUR DE LOUIS XIV 507
matinées étoient remplis par beaucoup de lettres
qu'elle recevoit et de réponses qu'elle faisoit, presque
toutes à des supérieurs de communautés de prêtres
ou de séminaires, à des abbesses, même à de simples
religieuses ; car le goût de direction surnagea tou-
jours à tout, et comme elle écrivoit singulièrement
bien et facilement, elle se plaisoit à dicter ses lettres.
Tous ces détails, je les ai sus de Mme de Tibouville,
qui et oit Rochechouart, sans aucun bien, et mise
enfant à Saint-Cyr.
Mme de Maintenon, outre ses femmes de chambre,
car nul homme de ses gens n'entroit dans la clôture,
avoit deux, quelquefois trois anciennes demoiselles
et six jeunes pour être de sa chambre, dont, vieilles
et jeunes, elle changeoit quelquefois. Mlle de Roche-
chouart fut une des jeunes ; elle la prit en amitié, et
autant en une sorte de petite confiance que son âge
le pouvoit permettre ; et comme elle lui trouvoit
de l'esprit et la main bonne, c'étoit à elle qu'elle
dictoit toujours. Elle n'est sortie de Saint-Cyr
qu'après la mort de Mme de Maintenon, qu'elle a
toujours fort regrettée, quoiqu'elle ne lui ait rien
donné. Le mariage que son total manquement de
bien fit faire pour elle à d'An tin, qui l'eut toujours
chez lui depuis sa sortie de Saint-Cyr, ne fut pas
heureux. Tibouville mangea son bien à ne rien faire,
quoique très-considérable, vendit son régiment dès
que la guerre pointa, et se conduisit de façon que sa
femme n'eut de ressource qu'à se retirer chez l'évêque
d'Évreux, son frère. La maison de campagne de l'é-
vêché d'Évreux n'est qu'à cinq petites lieues de la
Ferté ; nous voisinions continuellement, et ils pas-
soient souvent des mois entiers à la Ferté. Ce détail
est peu intéressant ; mais ce que je n'ai pas vu ou
manié moi-même, je veux citer comment je le sais,
et d'où je l'ai pris.
508 SAINT-SIMON :
Mme de Maintenon, comme à la cour, se le voit
matin et se couchoit de bonne heure. Ses prières
duroient longtemps ; elle lisoit aussi elle-même des
livres de piété, quelquefois elle se faisoit lire quelque
peu d'histoire par ses jeunes filles, et se plaisoit à les
faire raisonner dessus et à les instruire. Elle enten-
doit la messe d'une tribune tout contre sa cham-
bre, souvent quelques offices, très-rarement dans le
chœur. Elle communioit, non comme le dit Dangeau
dans ses Mémoires, ni tous les deux jours, ni à minuit,
mais deux fois la semaine, ordinairement entre sept
et huit heures du matin, puis revenoit dans sa
tribune, où ces jours-là elle demeuroit longtemps.
Son dîner étoit simple, mais délicat et recherché
dans sa simplicité, et très-abondant en tout. Le duc
de Noailles, après Mornay et Bloin, ne la laissoient
pas manquer de gibier de Saint-Germain et de
Versailles, ni les bâtiments de fruits. Quand elle
n'avoit point de dames de dehors, elle mangeoit
seule, servie par ces demoiselles de sa chambre,
dont elle faisoit mettre quelques-unes à table trois
ou quatre fois Tan tout au plus. Mlle d'Aumale,
qui étoit vieille, et qu'elle avoit eue longtemps à
la cour, n'étoit pas de ce côté la plus distinguée. Il
y avoit un souper neuf pour cette Mlle d'Aumale et
pour les demoiselles de la chambre, dont elle étoit
comme la gouvernante. Mme de Maintenon ne pre-
noit rien le soir ; quelquefois dans les fort beaux
jours sans vent, elle se promenoit un peu dans le
jardin.
Elle nommoit toutes les supérieures, première et
subalternes, et toutes les officières. On lui rendoit un
compte succinct du courant; mais, de tout ce qui
étoit au delà, la première supérieure prenoit ses
ordres. Elle étoit Madame tout court dans la maison,
où tout étoit en sa main ; et, quoiqu'elle eût des
LA COUR DE LOUIS XIV 509
manières honnêtes et douces avec les dames de
Saint-Cyr, et de bonté avec les demoiselles, toutes
trembloient devant elle. Il étoit infiniment rare qu'elle
en vît d'autres que les supérieures et les ofncières,
encore n'étoit-ce que lorsqu'elle en envoyoit cher-
cher, ou encore plus rarement, quand quelqu'une se
hasardoit de lui faire demander une audience, qu'elle
ne refusoit pas. La première supérieure venoit chez
elle quand elle vouloit, mais sans en abuser ; elle lui
rendoit compte de tout et recevoit ses ordres sur
tout. Mme de Maintenon ne voyoit guère qu'elle.
Jamais abbesse, fille de France, comme il y en a
eu autrefois, n'a été si absolue, si ponctuellement
obéie, si crainte, si respectée, et, avec cela, elle étoit
aimée de presque tout ce qui étoit enfermé dans
Saint-Cyr. Les prêtres du dehors étoient dans la
même soumission et dans la même dépendance.
Jamais, devant ses demoiselles, elle ne parloit de
rien qui pût approcher du gouvernement ni de la
cour, assez souvent du feu roi avec éloge, mais sans
enfoncer rien, et ne parlant jamais des intrigues, des
cabales, ni des affaires.
On a vu que lorsque, après la déclaration de la
régence, M. le duc d'Orléans alla voir Mme de
Maintenon à Saint-Cyr, elle ne lui demanda quoi
que ce soit, que sa protection pour cette maison. Il
l'assura, elle, Mme de Maintenon, que les quatre
mille livres que le roi lui donnoit tous les mois lui
seroient payées de même avec exactitude chaque
premier jour des mois, et cela fut toujours très-
ponctuellement exécuté. Ainsi, elle avoit du roi
quarante-huit mille livres de pension. Je ne sais
même si elle n'avoit pas conservé celle de gouvernante
des enfants du roi et de Mme de Montespan, quelques
autres qu'elle avoit dans ce temps-là, et les appointe-
ments de seconde dame d'atours de Mme la dauphine-
510 SAINT-SIMON :
Bavière, comme la maréchale de Rochefort, première
dame d'atour de la même, conservoit encore les siens,
et comme la duchesse d'Arpajon, dame d'honneur,
avoit touché les siens tant qu'elle avoit vécu, depuis
la mort de Mme la dauphine-Bavière. Outre cela,
Mme de Maintenon jouissoit de la terre de Maintenon
et de quelques autres biens. Saint-Cyr, par sa fonda-
tion, étoit chargé, en cas qu'elle s'y retirât, de la loger,
elle et tous ses domestiques et équipages, et de les
nourrir, gens et chevaux, tant qu'elle en voudroit
avoir, pour rien, aux dépens de la maison, ce qui
fut fidèlement exécuté jusqu'aux bois, charbon,
bougie, chandelle, en un mot, sans que, pour elle, ni
pour pas un de ses gens ni chevaux, il lui en coûtât
un sou, en aucune sorte que ce puisse être, que pour
l'habillement de sa personne et de sa livrée. Elle
avoit au dehors un maître d'hôtel, un valet de
chambre, des gens pour l'office et la cuisine, un
carrosse, un attelage de sept ou huit chevaux, et un
ou deux de selle, et, au dedans, Mlle d'Aumale et
ses femmes de chambre et les demoiselles dont on a
parlé, mais qui étoient de Saint-Cyr : toute sa dé-
pense n'étoit donc qu'en bonnes œuvres et en gages
de ses domestiques.
LUI. — MORT DU RÉGENT
On a vu, il y a peu, qu'il [le duc d'Orléans] redoutoit
une mort lente qui s'annonçoit de loin, qui devient
une grâce bien précieuse quand celle d'en savoir bien
profiter y est ajoutée, et que la mort la plus subite
fut celle qu'il préféroit ; hélas ! il l'obtint, et plus
rapide encore que ne fut celle de feu Monsieur, dont
la machine disputa plus longtemps. J'allai le 21
LA COUR DE LOUIS XIV 511
décembre, de Meudon à Versailles, au sortir de table,
chez M. le duc d'Orléans ; je fus trois quarts d'heure
seul avec lui dans son cabinet, où je l'avois trouvé
seul. Nous nous y promenâmes toujours parlant
d'affaires, dont il alloit rendre compte au roi ce
jour-là même. Je ne trouvai nulle différence à son
état ordinaire, épaissi et appesanti depuis quelque
temps, mais l'esprit net et le raisonnement tel qu'il
l'eut toujours. Je revins tout de suite à Meudon ; j'y
causai en arrivant avec Mme de Saint-Simon quelque
temps. La saison faisoit que nous y avions peu de
monde, je la laissai dans son cabinet et je m'en
allai dans le mien.
Au bout d'une heure au plus, j'entends des cris
et un vacarme subit ; je sors, et je trouve Mme de
Saint-Simon tout effrayée qui m'amenoit un pale-
frenier du marquis de Ruffec, qui de Versailles me
mandoit que M. le duc d'Orléans étoit en apoplexie.
J'en fus vivement touché, mais nullement surpris ;
je m'y attendois, comme on a vu, depuis long-
temps. Je pétille après ma voiture qui me fit attendre
par l'éloignement du château neuf aux écuries, je
me jette dedans et m'en vais tant que je puis. A la
porte du parc, autre courrier du marquis de Ruffec
qui m'arrête, et qui m'apprend que c'en est fait. Je
demeurai là plus d'une demi-heure absorbé en
douleur et en réflexions. A la fin je pris mon parti
d'aller à Versailles, où j'allai tout droit m'enfermer
dans mon appartement. Nangis, qui vouloit être
premier écuyer, aventure dont je parlerai après,
m'avoit succédé chez M. le duc d'Orléans, et expédié
en bref, le fut par Mme Falari, aventurière fort jolie,
qui avoit épousé un autre aventurier, frère de la
duchesse de Béthune. C'étoit une des maîtresses de
ce malheureux prince. Son sac étoit fait pour aller
travailler chez le roi, et il causa près d'une heure avec
512 SAINT-SIMON :
elle en attendant celle du roi. Comme elle étoit tout
proche, assis près d'elle chacun dans un fauteuil, il
se laissa tomber de côté sur elle, et oncques depuis
n'eut pas le moindre rayon de connoissance, pas la
plus légère apparence.
La Falari, effrayée au point qu'on peut imaginer,
cria au secours de toute sa force, et redoubla ses
cris. Voyant que personne ne répondoit, elle appuya
comme elle put ce pauvre prince sur les deux bras
contigus des deux fauteuils, courut dans le grand
cabinet, dans la chambre, dans les antichambres sans
trouver qui que ce soit, enfin dans la cour et dans la
galerie basse. C'étoit sur l'heure du travail avec le
roi, que les gens de M. le duc d'Orléans étoient sûrs
que personne ne venoit chez lui, et qu'il n'avoit que
faire d'eux parce qu'il montoit seul chez le roi par
le petit escalier de son caveau, c'est-à-dire de sa
garde-robe, qui donnoit dans la dernière antichambre
du roi, où celui qui portoit son sac l'attendoit, et
s'étoit à l'ordinaire rendu par le grand escalier et
par la salle des gardes. Enfin la Falari amena du
monde, mais point de secours qu'elle envoya cher-
cher par qui elle trouva sous sa main. Le hasard, ou
pour mieux dire, la Providence a voit arrangé ce
funeste événement à une heure où chacun étoit
d'ordinaire allé à ses affaires ou en visite, de sorte
qu'il s'écoula une bonne demi-heure avant qu'il
vînt ni médecin ni chirurgien, et peu moins pour
avoir des domestiques de M. le duc d'Orléans.
Sitôt que les gens du métier l'eurent envisagé, ils
le jugèrent sans espérance. On l'étendit à la hâte sur
le parquet, on l'y saigna ; il ne donna pas le moindre
signe de vie pour tout ce qu'on put lui faire. En un
instant que les premiers furent avertis, chacun de
toute espèce accourut ; le grand et le petit cabinet
étoient pleins de monde. En moins de deux heures
LA COUR DE LOUIS XIV 513
tout fut fini, et peu à peu la solitude y fut aussi
grande qu'avoit été la foule. Dès que le secours fut
arrivé, la Falari se sauva et gagna Paris au plus vite.
La Vrillière fut des premiers averti de l'apoplexie.
Il courut aussitôt l'apprendre au roi et à l'évêque de
Fréjus, puis à M. le Duc, en courtisan qui sait profiter
de tous les instants critiques ; et dans la pensée que
ce prince pourroit bien être premier ministre, comme
il l'y avoit exhorté en l'avertissant, il se hâte de
retourner chez lui et d'en dresser à tout hasard la
patente sur celle de M. le duc d'Orléans. Averti de
sa mort au moment même qu'elle arriva, il envoya
le dire à M. le Duc, et s'en alla chez le roi où le danger
imminemment certain avoit amassé les gens de la
cour les plus considérables.
Fréjus, dès la première nouvelle de l'apoplexie,
avoit fait l'affaire de M. le Duc avec le roi qu'il y
avoit, sans doute, préparé d'avance sur l'état où on
voyoit M. le duc d'Orléans, surtout depuis ce que
je lui en avois dit, de sorte que M. le Duc arrivant
chez le roi, au moment qu'il sut la mort, on fit entrer
ce qu'il y avoit de plus distingué en petit nombre
amassé à la porte du cabinet, où on remarqua le roi
fort triste et les yeux rouges et mouillés. A peine
fut-on entré et la porte fermée que Fréjus dit tout
haut au roi que dans la grande perte qu'il faisoit de
M. le duc d'Orléans, dont l'éloge ne fut que de deux
mots, Sa Majesté ne pou voit mieux faire que prier
M. le Duc là présent de vouloir bien se charger du
poids de toutes les affaires, et d'accepter la place de
premier ministre comme l'avoit M. le duc d'Orléans.
Le roi, sans dire un mot, regarda Fréjus, et consentit
d'un signe de tête, et tout aussitôt M. le Duc fit son
remercîment. *La Vrillière, transporté d'aise de sa
prompte politique, avoit en poche le serment de
premier ministre copié sur celui de M. le duc d'Orléans,
17
514 SAINT-SIMON :
et proposa tout haut à Fréjus de le faire prêter sur-
le-champ. Fréjus le dit au roi comme chose con-
venable, et à l'instant M. le Duc le prêta. Peu après
M. le Duc sortit ; tout ce qui étoit dans le cabinet le
suivit ; la foule des pièces voisines augmenta sa
suite, et dans un moment il ne fut plus parlé que de
M. le Duc.
M. le duc de Chartres étoit à Paris, débauché alors
fort gauche, chez une fille de l'Opéra qu'il entrete-
noit. II y reçut le courrier qui lui apprit l'apoplexie,
et en chemin un autre qui lui apprit la mort. Il ne
trouva à la descente de son carrosse nulle foule, mais
les seuls ducs de Noailles et de Guiche, qui lui offrirent
très-apertement leurs services et tout ce qui pouvoit
dépendre d'eux. Il les reçut comme des importuns
dont il avoit hâte de se défaire, se pressa de monter
chez Mme sa mère où il dit qu'il avoit rencontré deux
hommes qui lui avoient voulu tendre un bon pan-
neau, mais qu'il n'avoit pas donné dedans, et qu'il
avoit bien su s'en défaire. Ce grand trait d'esprit, de
jugement et de politique promit d'abord tout ce que
ce prince a tenu depuis. On eut grand 'peine à lui
faire comprendre qu'il avoit fait une lourde sottise,
il ne continua pas moins d'y retomber.
Pour moi, après avoir passé une cruelle nuit,
j'allai au lever du roi, non pour m'y montrer, mais
pour y dire un mot à M. le Duc plus sûrement et plus
commodément, avec lequel j'étois en liaison con-
tinuelle depuis le lit de justice des Tuileries, quoique
fort mécontent du consentement qu'il s'étoit laissé
arracher pour le rétablissement des bâtards. Il se
mettoit toujours au lever dans l'embrasure de la fe-
nêtre du milieu, vis-à-vis de laquelle le roi s'habilloit ;
et, comme il étoit fort grand, on l'apercevoit aisé-
ment de derrière l'épaisse haie qui environnoit le
lever. Elle étoit ce jour-là prodigieuse. Je fis signe à
LA COUR DE LOUIS XIV 515
M. le Duc de me venir parler, et à l'instant il perça
la foule et vint à moi : je le menai dans l'autre
embrasure de la fenêtre la plus proche du cabinet,
et là je lui dis que je ne lui dissimulois point que
j'étois mortellement affligé ; qu'en même temps
j'espérois sans peine qu'il étoit bien persuadé que
si le choix d'un premier ministre a voit pu m 'être
déféré, je n'en eusse pas fait un autre que celui
qui avoit été fait, sur quoi il me fit mille amitiés.
Je lui dis ensuite qu'il y avoit dans le sac que
M. le duc d'Orléans devoit porter à son travail
avec le roi, lors du malheur de cette cruelle apo-
plexie, chose sur quoi il étoit nécessaire que je
l'entretinsse présentement qu'il lui succédoit ; que
je n'étois pas en état de supporter le monde ; que je
le suppliois de m'envoyer avertir d'aller chez lui
sitôt qu'il auroit un moment de libre, et de me faire
entrer par la petite porte de son cabinet qui donnoit
dans la galerie, pour m'éviter tout ce monde qui
remplirait son appartement. Il me le promit, et dans
la journée, le plus gracieusement, et ajouta des ex-
cuses sur l'embarras du premier jour de son nouvel
état, s'il ne me donnoit pas une heure certaine, et
celle que je voudrois. Je connoissois ce cabinet et
cette porte, parce que cet appartement avoit été
celui de Mme la duchesse de Berry, à son mariage,
dans la galerie haute de l'aile neuve, et que le mien
étoit tout proche, de plain-pied, vis-à-vis de l'escalier.
J'allai de là chez la duchesse Sforze, qui étoit
demeurée toujours fort de mes amies, et fort en
commerce avec moi, quoique je ne visse plus Mme
la duchesse d'Orléans depuis longtemps, comme il a
été marqué ici en son lieu. Je lui dis que, dans le
malheur qui venoit d'arriver, je me croyois obligé,
par respect et attachement pour feu M. le duc d'Or-
léans, d'aller mêler ma douleur avec tout ce qui
5i6 SAINT-SIMON :
tenoit particulièrement à lui, officiers les plus prin-
cipaux, même ses bâtards, quoique je ne connusse
aucun d'eux ; qu'il me paraîtroit fort indécent d'en
excepter Mme la duchesse d'Orléans ; qu'elle savoit
la situation où j'étois avec cette princesse, que je
n'avois nulle volonté d'en changer ; mais qu'en cette
occasion si triste je croyois devoir rendre à la veuve
de M. le duc d'Orléans le respect d'aller chez elle :
qu'au demeurant, il m'étoit entièrement indifférent
de la voir ou non, content d'avoir fait à cet égard ce
que je croyois devoir faire ; qu'ainsi, je la suppliois
d'aller savoir d'elle si elle vouloit me recevoir ou
non, et, au premier cas, d'une façon convenable,
également content du oui ou du non, parce que je
le serois également de moi-même en l'un et l'autre
cas. Elle m'assura que Mme la duchesse d'Orléans
seroit fort satisfaite de me voir et de me bien rece-
voir, et qu'elle alloit sur-le-champ s'acquitter de ma
commission. Comme Mme Sforze logeoit fort près
de Mme la duchesse d'Orléans, j'attendis chez elle
son retour. Elle me dit que Mme la duchesse d'Or-
léans seroit fort aise de me voir, et me recevroit de
façon que j'en serois content. J'y allai donc sur-le-
champ.
Je la trouvai au lit avec peu de ses dames et de
ses premiers officiers, et M. le duc de Chartres, avec
toute la décence qui pouvoit suppléer à la douleur.
Sitôt que j'approchai d'elle, elle me parla du mal-
heur commun ; pas un mot de ce qui étoit entre elle
et moi ; je l'avois stipulé ainsi. M. le duc de Chartres
s'en alla chez lui; la conversation traînante dura
tout le moins que je pus. Je m'en allai chez M. pe
duc] de Chartres, logé dans l'appartement qu'occu-
poit monsieur son père, avant qu'il fût régent. On
me dit qu'il étoit enfermé. J'y retournai trois autres
fois dans la même matinée. A la dernière, son pre-
LA COUR DE LOUIS XIV 517
mier valet de chambre en fut honteux, et l'alla
avertir malgré moi. Il vint sur le pas de la porte de
son cabinet, où il étoit avec je ne sais plus qui de
fort commun ; c'étoit la sorte de gens qu'il lui
falloit. Je vis un homme tout empêtré, tout hérissé,
point affligé, mais embarrassé à ne savoir où il en étoit.
Je lui fis le compliment le plus fort, le plus net, le
plus clair, le plus énergique, et à haute voix. Il me
prit apparemment pour quelque tiercelet des ducs
de Guiche et de Noailles, et ne me fit pas l'honneur
de me répondre un mot. J'attendis quelques mo-
ments, et voyant qu'il ne sortoit rien de ce simu-
lacre, je fis la révérence et me retirai sans qu'il fît
un seul pas pour me conduire, comme il le devoit
faire tout du long de son appartement, et se rem-
bucha dans son cabinet. Il est vrai qu'en me retirant,
je jetai les yeux sur la compagnie, à droite et à
gauche, qui me parut fort surprise. Je m'en allai
chez moi, fort ennuyé de courir le château.
Comme je sortis de table, un valet de chambre de
M. le Duc me vint dire qu'il m'attendoit, et me
conduisit par la petite porte droit dans son cabinet.
Il me reçut à la porte, la ferma, me tira un fauteuil
et en prit un autre. Je l'instruisis de l'affaire dont je
lui avois parlé le matin, et après l'avoir discutée,
nous nous mîmes sur celle du jour. Il me dit qu'au
sortir du lever du roi, il avoit été chez M. le duc de
Chartres, auquel, après les compliments de condo-
léance, il avoit offert tout ce qui pourroit dépendre
de lui pour mériter son amitié, et lui témoigner son
véritable attachement pour la mémoire de M. le
duc d'Orléans : qu'à cela, M. [le duc] de Chartres
étant demeuré muet, il avoit redoublé de protesta-
tions et de désirs de lui complaire en toutes choses ;
qu'à la fin il étoit venu un monosyllabe sec de
remercîment, et un air d'éconduite qui avoit fait
518 SAINT-SIMON :
prendre à M. le Duc le parti de s'en aller. Je lui rendis
ce qui m 'et oit arrivé ce même matin avec le même
prince, duquel nous nous fîmes nos complaintes l'un
à l'autre. M. le Duc me fit beaucoup d'amitiés et de
politesses, et me demanda, en m'en conviant, si je
ne viendrais pas le voir un peu souvent. Je lui
répondis qu'accablé d'affaires et de monde comme
il alloit être, je me ferois un scrupule de l'importuner,
et ceux qui auroient affaire à lui ; que je me conten-
terais de m'y présenter quand j'aurois quelque chose
à lui dire, et que, comme je n' et ois pas accoutumé
aux antichambres, je le suppliois d'ordonner à ses
gens de l'avertir quand je paroîtrois chez lui, et lui
de me faire entrer dans son cabinet au premier
moment qu'il le pourroit, où je tâcherois de n'être ni
long ni importun. Force amitiés, compliments, con-
vis, etc. ; tout cela dura près de trois quarts
d'heure ; et je m'enfuis à Meudon.
Mme de Saint-Simon alla le lendemain à Ver-
sailles faire sa cour au roi sur cet événement, et voir
Mme la duchesse d'Orléans et Monsieur son fils.
M. de Fréjus alla chez Mme de Saint-Simon dès qu'il
la sut à Versailles, où elle ne coucha point. A travers
toutes les belles choses qu'il lui dit de moi et sur moi,
elle crut comprendre qu'il me sauroit plus volontiers
à Paris qu'à Versailles. La Vrillière qui la vint voir
aussi, et qui avoit plus de peur de moi encore que
le Fréjus, se cacha moins par moins d'esprit et de
tour, et scandalisa davantage Mme de Saint-Simon
par son ingratitude après tout ce que j'avois fait
pour lui. Ce petit compagnon comptoit avoir tonnelé
M. le Duc par sa diligence à l'avertir et à le servir,
et brusquer son duché tout de suite. Lorsqu'il m'en
avoit parlé du temps de M. le duc d'Orléans, la
généralité de mes réponses ne l'avoit pas mis à son
aise à mon égard. Il vouloit jeter de la poudre aux
LA COUR DE LOUIS XIV 519
yeux et tromper M. le Duc par de faux exemples,
dont il craignoit l'éclaircissement de ma part. Il ne
m'en falloit pas tant pour me confirmer dans le
parti que de longue main j'avois résolu de prendre
sur l'inspection de l'état menaçant de M. le duc
d'Orléans. Je m'en allai à Paris, bien résolu de ne
paroître devant les nouveaux maîtres du royaume
que dans les rares nécessités ou de bienséances indis-
pensables, et pour des moments, avec la dignité d'un
homme de ma sorte, et de celle de tout ce que j'avois
personnellement été. Heureusement pour moi je n'a-
vois, dans aucun temps, perdu de vue le change-
ment total de ma situation, et pour dire la vérité,
la perte de Mgr le duc de Bourgogne, et tout ce que
je voyois dans le gouvernement m'avoit émoussé sur
toute autre de même nature. Je m'étois vu enlever
ce cher prince au même âge que mon père avoit perdu
Louis XIII, c'est-à-dire, mon père à trente-six ans,
son roi de quarante et un ; moi, à trente-sept, un
prince qui n'avoit pas encore trente ans, prêt à
monter sur le trône, et à ramener dans le monde la
justice, l'ordre, la vérité ; et depuis, un maître du
royaume constitué à vivre un siècle, tel que nous
étions lui et moi l'un à l'autre, et qui n'avoit pas six
mois plus que moi. Tout m'avoit préparé à me sur-
vivre à moi-même, et j'avois tâché d'en profiter.
Monseigneur étoit mort à quarante-neuf ans et demi
et M. le duc d'Orléans vécut deux mois moins. Je
compare cette durée de vie si égale, à cause de la
situation où on a vu ces deux princes à l'égard l'un
de l'autre, jusqu'à la mort de Monseigneur. Tel est
ce monde et son néant.
La mort de M. le duc d'Orléans fit un grand bruit
au dedans et au dehors ; mais les pays étrangers lui
rendirent incomparablement plus de justice et le
regrettèrent beaucoup plus que les François. Quoi-
520 SAINT-SIMON :
que les étrangers connussent sa foiblesse, et que
les Anglois en eussent étrangement abusé, ils n'en
étoient pas moins persuadés, par leur expérience, de
l'étendue et de la justesse de son esprit, de la gran-
deur de son génie et de ses vues, de sa singulière
pénétration, de la sagesse et de l'adresse de sa
politique, de la fertilité de ses expédients et de ses
ressources, de la dextérité de sa conduite dans tous les
changements de circonstances et d'événements, de
sa netteté à considérer les objets et à combiner toutes
choses, de sa supériorité sur ?es ministres et sur ceux
que les diverses puissances lui envoyoient, du dis-
cernement exquis à démêler, à tourner les affaires,
de sa savante aisance à répondre sur-le-champ à tout,
quand il le vouloit. Tant de grandes et rares parties
pour le gouvernement le leur faisoient redouter et
ménager, et le gracieux qu'il mettoit à tout, et qui
savoit charmer jusqu'aux refus, le leur rendoit en-
core aimable. Ils estimoient de plus sa grande et naïve
valeur. La courte lacune de l'enchantement par lequel
ce malheureux Dubois avoit comme anéanti ce prince,
n'avoit fait que le relever à leurs yeux par la com-
paraison de sa conduite, quand elle étoit sienne,
d'avec sa conduite quand elle n'en portoit que le
nom et qu'elle n'étoit que celle de son ministre. Ils
avoient vu ce ministre mort, le prince reprendre le
timon des affaires avec les mêmes talents qu'ils
avoient admirés en lui auparavant ; et cette foiblesse,
qui étoit son grand défaut, se laissoit beaucoup
moins sentir au dehors qu'au dedans.
Le roi, touché de son inaltérable respect, de ses
attentions à lui plaire, de sa manière de lui parler, et
de celle de son travail avec lui, le pleura et fut
véritablement touché de sa perte, en sorte qu'il n'en
a jamais parlé depuis, et cela est revenu souvent,
qu'avec estime, affection et regret, tant la vérité
LA COUR DE LOUIS XIV 521
perce d'elle-même malgré tout l'art et toute l'assi-
duité des mensonges et de la plus atroce calomnie,
dont j'aurai occasion de parler dans les additions
que je me propose de faire à ces Mémoires, si Dieu
m'en permet le loisir. M. le Duc, qui montoit si haut
par cette perte, eut sur elle une contenance honnête
et bienséante. Mme la Duchesse se contint fort con-
venablement ; les bâtards qui ne gagnoient pas au
change, ne purent se réjouir. Fréjus se tint à quatre.
On le voyoit suer sous cette gêne, sa joie, ses espé-
rances muettes lui échapper à tout propos, toute sa
contenance étinceler malgré lui.
La cour fut peu partagée, parce que le sens y
est corrompu par les passions. Il s'y trouva des
gens aux yeux sains, qui le voyoient comme fai-
soient les étrangers et qui continuellement témoins
de l'agrément de son esprit, de la facilité de son
accès, de cette patience et de cette douceur à
écouter, qui ne s'altéroit jamais, de cette bonté
dont il savoit se parer d'une façon si naturelle,
quoique quelquefois ce n'en fût que le masque, de
ses traits plaisants à écarter et à éconduire sans
jamais blesser, sentirent tout le poids de sa perte.
D'autres, en plus grand nombre, en furent fâchés
aussi, mais bien moins par regret que par la con-
noissance du caractère du successeur et de celui
encore de ses entours. Mais le gros de la cour ne le
regretta point du tout : les uns de cabales opposées,
les autres indignés de l'indécence de sa vie et du
jeu qu'il s'étoit fait de promettre sans tenir, force
mécontents, quoique presque tous bien mal à propos,
une foule d'ingrats dont le monde est plein, et qui
dans les cours font de bien loin le plus grand nombre,
ceux qui se croyoient en passe d'espérer plus du
successeur pour leur fortune et leurs vues, enfin un
monde d'amateurs stupides de nouveautés.
522 SAINT-SIMON :
Dans l'Église, les béats et même les dévots se
réjouirent de la délivrance du scandale de sa vie, et
de la force que son exemple donnoit aux libertins,
et les jansénistes et les constitutionnaires, d'ambition
ou de sottise, s'accordèrent à s'en trouver tous
consolés. Les premiers, séduits par des commence-
ments pleins d'espérance, en avoient depuis éprouvé
pis que du feu roi; les autres, pleins de rage qu'il ne
leur eût pas tout permis, parce qu'ils vouloient tout
exterminer, et anéantir une bonne fois et solide-
ment les maximes et les libertés de l'Église galli-
cane, surtout les appels comme d'abus, établir la
domination des évêques sans bornes, et revenir à leur
ancien état de rendre la puissance épiscopale re-
doutable à tous, jusques aux rois, exultoient de se
voir délivrés d'un génie supérieur, qui se contentoit
de leur sacrifier les personnes, mais qui les arrêtoit
trop ferme sur le grand but qu'ils se proposoient,
vers lequel tous leurs artifices n'avoient cessé de
tendre, et ils espéroient tout d'un successeur qui ne
les apercevrait pas, qu'ils étourdiraient aisément, et
avec qui ils seraient plus librement hardis.
Le parlement, et comme lui tous les autres parle-
ments, et toute la magistrature, qui, par être tou-
jours assemblée, est si aisément animée du même
esprit, n'avoit pu pardonner à M. le duc d'Orléans
les coups d'autorité auxquels le parlement lui-même
l'avoit enfin forcé plus d'une fois d'avoir recours, par
les démarches les plus hardies, que ses longs délais
et sa trop longue patience avoit laissé porter à le
dépouiller de toute autorité pour s'en revêtir lui-
même. Quoique d'adresse, puis de hardiesse, le parle-
ment se fût soustrait à la plupart de l'effet de ces
coups d'autorité, il n' et oit plus en état de suivre
sa pointe, et par ce qui restoit nécessairement des
bornes que le régent y avoit mises, ce but si cher du
LA COUR DE LOUIS XIV 523
parlement lui étoit échappé. Sa joie obscure et té-
nébreuse ne se contraignit pas d'être délivré d'un
gouvernement duquel, après avoir arraché tant de
choses, il ne se consoloit point de n'avoir pas tout
emporté, de n'avoir pu changer son état de simple
cour de justice en celui de parlement d'Angleterre,
mais en tenant la chambre haute sous le joug.
Le militaire, étouffé sans choix par des commis-
sions de tous grades et par la prodigalité des croix
de Saint-Louis, jetées à toutes mains, et trop souvent
achetées des bureaux et des femmes, ainsi que les
avancements en grades, étoit outré de l'économie
extrême qui le réduisoit à la dernière misère, et de
l'exacte sévérité d'une pédanterie qui le tenoit en
un véritable esclavage. L'augmentation de la solde
n'avoit pas fait la moindre impression sur le soldat
ni sur le cavalier, par l'extrême cherté des choses
les plus communes et les plus indispensables à la
vie, de manière que cette partie de l'Etat, si im-
portante, si répandue, si nombreuse, plus que jamais
tourmentée et réduite sous la servitude des bureaux
et de tant d'autres gens ou méprisables ou peu
estimables, ne put que se trouver soulagée par
l'espérance du changement qui pourroit alléger son
joug et donner plus de lien à l'Ordre du service et
plus d'égards au mérite et aux services. Le corps de
la marine, tombé comme en désuétude et dans
l'oubli, ne pouvoit qu'être outré de cet anéantisse-
ment et se réjouir de tout changement, quel qu'il
pût être ; et tout ce qui s'appeloit gens de commerce,
arrêtés tout court partout pour complaire aux An-
glois, et gênés en tout par la compagnie des Indes,
ne pouvoient être en de meilleures dispositions.
Enfin, le gros de Paris es des provinces, désespéré
des cruelles opérations des finances et d'un perpétuel
jeu de gobelets pour tirer tout l'argent, qui mettoit
524 SAINT-SIMON :
d'ailleurs toutes les fortunes en l'air et la confusion
dans toutes les familles, outré de plus de la prodigieuse
cherté où ces opérations avoient fait monter toutes
choses, sans exception de pas une, tant de luxe que
de première nécessité pour la vie, gémissoit depuis
longtemps après une délivrance et un soulagement
qu'il se figuroit aussi vainement que certainement
par l'excès du besoin et l'excès du désir. Enfin, il
n'est personne qui n'aime à pouvoir compter sur
quelque chose, qui ne soit désolé des tours d'adresse
et de passe-passe, et de tomber sans cesse, malgré
toute prévoyance, dans des torquets et dans
d'inévitables panneaux ; de voir fondre son patri-
moine ou sa fortune entre ses mains, sans trouver de
protection dans son droit ni dans les lois, et de ne
savoir plus comment vivre et soutenir sa famille.
Une situation si forcée et si générale, nécessaire-
ment émanée de tant de faces contradictoires succes-
sivement données aux finances, dans la fausse idée
de réparer la ruine et le chaos où elles s'étoient
trouvées à la mort de Louis XIV, ne pouvoit faire
regretter au public celui qu'il en regardoit comme
l'auteur, comme ces enfants qui se prennent en
pleurant au morceau de bois qu'un imprudent leur
a fait tomber en passant sur le pied, qui jettent, de
colère, ce bois de toute leur force, comme la cause
du mal qu'ils sentent, et qui ne font pas la moindre
attention à ce passant qui en est la seule et véritable
cause. C'est ce que j'avois bien prévu qui arriveroit
sur l'arrangement, ou plutôt le dérangement de plus
en plus des finances, et que je voulois ôter de dessus
le compte du M. le duc d'Orléans par les états géné-
raux que je lui avois proposés, qu'il avoit agréés, et
dont le duc de Noailles rompit l'exécution à la mort
du roi, pour son intérêt personnel, comme on l'a
vu en son lieu dans ces Mémoires, à la mort du roi.
LA COUR DE LOUIS XIV 525
La suite des années a peu à peu fait tomber les
écailles de tant d'yeux, et a fait regretter M. le duc
d'Orléans à tous avec les plus cuisants regrets, et
[ils] lui ont à la fin rendu la justice qui lui a voit
toujours été due.
LIV. — LE ROMAN DU DUC DE LAUZUN
Le duc de Lauzun mourut le 19 novembre à
quatre-vingt-dix ans et six mois. L'union intime des
deux sœurs que lui et moi avions épousées, et l'ha-
bitation continuelle de la cour, où même nous avions
un pavillon fixé pour nous quatre à Marly tous les
voyages, m'a fait vivre continuellement avec lui, et
depuis la mort du roi nous nous voyions presque
tous les jours à Paris, et nous mangions continuelle-
ment ensemble chez moi et chez lui. Il a été un per-
sonnage si extraordinaire et si unique en tout genre,
que c'est avec beaucoup de raison qui La Bruyère
a dit de lui dans ses Caractères qu'il n'étoit pas
permis de rêver comme il a vécu. A qui l'a vu de
près même dans sa vieillesse, ce mot semble avoir
encore plus de justesse.
Le duc de Lauzun étoit un petit homme blondasse,
bien fait dans sa taille, de physionomie haute, pleine
d'esprit, qui imposoit, mais sans agrément dans le
visage, à ce que j'ai ouï dire aux gens de son temps ;
plein d'ambition, de caprices, de fantaisies, jaloux de
tout, voulant toujours passer le but, jamais content
de rien, sans lettres, sans aucun ornement ni agré-
ment dans l'esprit, naturellement chagrin, solitaire,
sauvage; fort noble dans toutes ses façons, méchant
et malin par nature, encore plus par jalousie et par
ambition, toutefois bon ami quand il l'étoit, ce qui
526 SAINT-SIMON :
étoit rare, et bon parent, volontiers ennemi même
des indifférents, et cruel aux défauts et à trouver et
donner des ridicules, extrêmement brave et aussi
dangereusement hardi. Courtisan également insolent,
moqueur et bas jusqu'au valetage et plein de
recherches d'industrie, d'intrigues, de bassesse pour
arriver à ses fins, avec cela dangereux aux ministres,
à la cour redouté de tous, et plein de traits cruels
et pleins de sel qui n'épargnoient personne. Il vint
à la cour sans aucun bien, cadet de Gascogne fort
jeune, débarquer de sa province sous le nom de
marquis de Puyguilhem. Le maréchal de Grammont,
cousin germain de son père, le retira chez lui. Il
étoit lors dans la première considération à la cour,
dans la confidence de la reine mère et du cardinal
Mazarin, et avoit le régiment des gardes et la sur-
vivance pour le comte de Guiche son fils aîné, qui,
de son côté, étoit la fleur des braves et des dames,
et des plus avant dans les bonnes grâces du roi et
de la comtesse de Soissons, nièce du cardinal, de
chez laquelle le roi ne bougeoit, et qui étoit la reine
de la cour. Le comte de Guiche y introduisit le
marquis de Puyguilhem, qui en fort peu de temps
devint favori du roi, qui lui donna son régiment de
dragons en le créant, et bientôt après le fit maréchal
de camp, et créa pour lui la charge de colonel général
des dragons.
Le duc de Mazarin, déjà retiré de la cour, en 1699,
voulut se défaire de sa charge de grand maître de
l'artillerie ; Puyguilhem en eut le vent des premiers,
il la demanda au roi qui la lui promit, mais sous le
secret pour quelques jours. Le jour venu que le roi lui
avoit dit qu'il le déclareroit, Puyguilhem qui avoit
les entrées des premiers gentilshommes de la
chambre, qu'on nomme aussi les grandes entrées,
alla attendre la sortie du roi du conseil des finances,
LA COUR DE LOUIS XIV 527
dans une pièce où personne n'entroit pendant le
conseil, entre celle où toute la cour attendoit et celle où
le conseil se tenoit. Il y trouva Nyert, premier valet
de chambre en quartier, qui lui demanda par quel
hasard il y venoit ; Puyguilhem sûr de son affaire
crut se dévouer ce premier valet de chambre en lui
faisant confidence de ce qui alloit se déclarer en sa
faveur ; Nyert lui en témoigna sa joie, puis tira sa
montre, et vit qu'il auroit encore le temps d'aller
exécuter, disoit-il, quelque chose de court et de
pressé que le roi lui avoit ordonné : il monte quatre
à quatre un petit degré au haut duquel étoit le bureau
où Louvois travailloit toute la journée, car à Saint-
Germain les logements étoient fort petits et fort
rares, et les ministres et presque toute la cour lo-
geoient chacun chez soi, à la ville. Nyert entre dans
le bureau de Louvois, et l'avertit qu'au sortir du
conseil des finances, dont Louvois n'étoit point, Puy-
guilhem alloit être déclaré grand maître de l'artillerie,
et lui conte ce qu'il venoit d'apprendre de lui-même,
et où il l'avoit laissé.
Louvois haïssoit Puyguilhem, ami de Colbert, son
émule, et il en craignoit la faveur et les hauteurs
dans une charge qui avoit tant de rapports néces-
saires avec son département de la guerre, et de
laquelle il envahissoit les fonctions et l'autorité
tant qu'il pou voit, ce qu'il sentoit que Puyguilhem
ne seroit ni d'humeur ni de faveur à souffrir. 11
embrasse Nyert, le remercie, le renvoie au plus vite,
prend quelque papier pour lui servir d'introduction,
descend, et trouve Puyguilhem et Nyert dans cette
pièce ci-devant dite. Nyert fait le surpris de voir
arriver Louvois, et lui dit que le conseil n'est pas
levé. « N'importe, répondit Louvois, je veux entrer ;
j'ai quelque chose de pressé à dire au roi ; » et tout
de suite entre ; le roi surpris de le voir lui demande
528 SAINT-SIMON :
ce qui l'amène, se lève et va à lui. Louvois le tire
dans l'embrasure d'une fenêtre, et lui dit qu'il sait
qu'il va déclarer Puyguilhem grand maître de l'ar-
tillerie, qu'il l'attend à la sortie du conseil dans
la pièce voisine, que Sa Majesté est pleinement maî-
tresse de ses grâces et de ses choix, mais qu'il a cru
de son service de lui représenter l'incompatibilité
qui est entre Puyguilhem et lui, ses caprices, ses
hauteurs : qu'il voudra tout faire et tout changer
dans l'artillerie ; que cette charge a une si nécessaire
connexion avec le département de la guerre, qu'il
est impossible que le service s'y fasse parmi des
entreprises et des fantaisies continuelles, et la
mésintelligence déclarée entre le grand maître et le
secrétaire d'État, dont le moindre inconvénient sera
d'importuner Sa Majesté tous les jours de leurs que-
relles et de leurs réciproques prétentions, dont il
faudra qu'elle soit juge à tous moments.
Le roi se sentit extrêmement piqué devoir son secret
su de celui à qui principalement il le vouloit cacher ;
répond à Louvois d'un air fort sérieux que cela
n'est pas fait encore, le congédie et va se rasseoir au
conseil. Un moment après qu'il fut levé, le roi sort
pour aller à la messe, voit Puyguilhem et passe sans
lui rien dire. Puyguilhem fort étonné attend le
reste de la journée, et voyant que la déclaration
promise ne venoit point, en parle au roi à son petit
coucher. Le roi lui répond que cela ne se peut encore,
et qu'il verra : l'ambiguïté de la réponse et son ton
sec alarment Puyguilhem ; il a voit le vol des dames
et le jargon de la galanterie ; il va trouver Mme
de Montespan, à qui il conte son inquiétude, et
qu'il conjure de la faire cesser. Elle lui promet
merveilles et l'amuse ainsi plusieurs jours.
Las de tout ce manège et ne pouvant deviner d'où
lui vient son mal, il prend une résolution incroyable
LA COUR DE LOUIS XIV 529
si elle n'étoit attestée de toute la cour d'alors. Il
couchoit avec une femme de chambre favorite de
Mme de Montespan, car tout lui et oit bon pour être
averti et protégé ; et vient à bout de la plus hasar-
deuse hardiesse dont on ait jamais ouï parler. Parmi
tous ses amours le roi ne découcha jamais d'avec la
reine, souvent tard, mais sans y manquer, tellement
que pour être plus à son aise, il se mettoit les après-
dînées entre deux draps chez ses maîtresses. Puy-
guilhem se fit cacher par cette femme de chambre
sous le lit dans lequel le roi s'alloit mettre avec
Mme de Montespan, et par leur conversation, y ap-
prit l'obstacle que Louvois avoit mis à sa charge, la
colère du roi de ce que son secret avoit été éventé,
sa résolution de ne lui point donner l'artillerie par
ce dépit, et pour éviter les querelles et l'importunité
continuelle d'avoir à les décider entre Puyguilhem
et Louvois. Il y entendit tous les propos qui se tin-
rent de lui entre le roi et sa maîtresse, et que celle-
ci qui lui avoit tant promis tous ses bons offices, lui
en rendit tous les plus mauvais qu'elle put. Une
toux, le moindre mouvement, le plus léger hasard
pouvoit déceler ce téméraire, et alors que seroit-il
devenu ? Ce sont de ces choses dont le récit étouffe
et épouvante tout à la fois.
Il fut plus heureux que sage, et ne fut point
découvert. Le roi et sa maîtresse sortirent enfin de
ce lit. Le roi se rhabilla et s'en alla chez lui, Mme
de Montespan se mit à sa toilette pour aller à la
répétition d'un ballet où le roi, la reine et toute la
cour devoit aller. La femme de chambre tira Puy-
guilhem de dessous ce lit, qui apparemment n'eut
pas un moindre besoin d'aller se rajuster chez lui.
De là il s'en vint se coller à la porte de la chambre
de Mme de Montespan.
Lorsqu'elle en sortit pour aller à la répétition du
530 SAINT-SIMON:
ballet, il lui présenta la main, et lui demanda avec un
air plein de douceur et de respect, s'il pouvoit se
flatter qu'elle eût daigné se souvenir de lui auprès
du roi. Elle l'assura qu'elle n'y avoit pas manqué, et
lui composa comme il lui plut tous les services qu'elle
venoit de lui rendre. Par-ci, par-là il l'interrompit
crédulement de questions pour la mieux enferrer, puis
s'approchant de son oreille, il lui dit qu'elle étoit une
menteuse, une friponne, une coquine, une p.... à chien,
et lui répéta mot pour mot toute la conversation du
roi et d'elle. Mme de Montespan en fut si troublée
qu'elle n'eut pas la force de lui répondre un seul
mot, et à peine de gagner le lieu où elle alloit, avec
grande difficulté à surmonter et à cacher le tremble-
ment de ses jambes et de tout son corps, en sorte
qu'en arrivant dans le lieu de la répétition du ballet,
elle s'évanouit. Toute la cour y étoit déjà. Le roi
tout effrayé vint à elle, on eut de la peine à la faire
revenir. Le soir elle conta au roi ce qui lui étoit
arrivé, et ne doutoit pas que ce ne fût le diable qui
eût sitôt et si précisément informé Puyguilhem de
tout ce qu'ils avoient dit de lui dans ce lit. Le roi
fut extrêmement irrité de toutes les injures que Mme
de Montespan en avoit essuyées, et fort en peine
comment Puyguilhem avoit [pu] être si exactement
et si subitement instruit.
Puyguilhem, de son côté, étoit furieux de manquer
l'artillerie, de sorte que le roi et lui se trouvoient
dans une étrange contrainte ensemble. Cela ne put
durer que quelques jours. Puyguilhem, avec ses gran-
des entrées, épia un tête-à-tête avec le roi et le saisit.
Il lui parla de l'artillerie et le somma audacieusement
de sa parole. Le roi lui répondit qu'il n'en étoit plus
tenu, puisqu'il ne la lui avoit donnée que sous
le secret, et qu'il y avoit manqué. Là-dessus Puy-
guilhem s'éloigne de quelques pas, tourne le dos au
LA COUR DE LOUIS XIV 531
roi, tire son épée, en casse la lame avec son pied, et
s'écrie en fureur qu'il ne servira de sa vie un prince
qui lui manque si vilainement de parole. Le roi,
transporté de colère, fit peut-être dans ce moment
la plus belle action de sa vie. Il se tourne à l'instant,
ouvre la fenêtre, jette sa canne dehors, dit qu'il
seroit fâché d'avoir frappé un homme de qualité,
et sort.
Le lendemain matin, Puyguilhem, qui n'avoit osé
se montrer depuis, fut arrêté dans sa chambre et
conduit à la Bastille. Il étoit ami intime de Guitry,
favori du roi, pour lequel il avoit créé la charge de
grand maître de la garde-robe. Il osa parler au roi en
sa faveur, et tâcher de rappeler ce goût infini qu'il
avoit pris pour lui. Il réussit à toucher le roi d'avoir
fait tourner la tête à Puyguilhem par le refus d'une
aussi grande charge, sur laquelle il avoit cru devoir
compter sur sa parole, tellement que le roi voulut
réparer ce refus. Il donna l'artillerie au comte du
Lude, chevalier de l'ordre en 1661, qu'il aimoit fort
par habitude et par la conformité du goût de la
galanterie et de la chasse. II étoit capitaine et
gouverneur de Saint-Germain, et premier gentil-
homme de la chambre. Il le fit duc non vérifié ou à
brevet en 1675. La duchesse du Lude, dame d'hon-
neur de Mme la Dauphine-Savoie, étoit sa seconde
femme et sa veuve sans enfants. Il vendit sa charge
de premier gentilhomme de la chambre, pour payer
l'artillerie, au duc de Gesvres, qui étoit capitaine des
gardes du corps ; et le roi fit offrir cette dernière
charge en dédommagement à Puyguilhem, dans la
Bastille. Puyguilhem, voyant cet incroyable et
prompt retour du roi pour lui, reprit assez d'audace
pour se flatter d'en tirer un plus grand parti, et
refusa. Le roi ne s'en rebuta point. Guitry alla
prêcher son ami dans la Bastille, et obtint à grand'-
532 SAINT-SIMON
peine qu'il auroit la bonté d'accepter l'offre du roi.
Dès qu'il eut accepté, il sortit de la Bastille, alla
saluer le roi, et prêter serment de sa nouvelle charge,
et vendit les dragons.
Il avoit eu, dès 1665, le gouvernement de Berry,
à la mort du maréchal de Clerembault. Je ne parle
point ici de ses aventures avec Mademoiselle, qu'elle
raconte elle-même si naïvement dans ses mémoires,
et l'extrême folie qu'il fit de différer son mariage
avec elle, auquel le roi avoit consenti, pour avoir de
belles livrées et pour obtenir que le mariage fût
célébré à la messe du roi, ce qui donna le temps à
Monsieur, poussé par M. le Prince, d'aller tous deux
faire des représentations au roi, qui l'engagèrent à
rétracter son consentement ; ce qui rompit le mariage.
Mademoiselle jeta feu et flammes ; mais P^^guilhem,
qui, depuis la mort de son père, avoit pris le nom
de comte de Lauzun, en fit au roi le grand sacrifice
de bonne grâce, et plus sagement qu'il ne lui apparte-
noit. Il avoit eu la compagnie des cent gentilshommes
de la maison du roi au bec de corbin, qu'avoit son
père, et venoit d'être fait lieutenant général.
Il étoit amoureux de Mme de Monaco, sœur du
comte de Guiche, intime amie de Madame et dans
toutes ses intrigues, tellement que, quoique ce fût
chose sans exemple et qui n'en a pas eu depuis, elle
obtint du roi, avec qui elle étoit extrêmement bien,
d'avoir, comme fille d'Angleterre, une surintendante
comme la reine, et que ce fût Mme de Monaco. Lauzun
étoit fort jaloux et n'étoit pas content d'elle. Une
après-dînée d'été qu'il étoit allé àSaint-Cloud,il trouva
Madame et sa cour assises à terre sur le parquet,
pour se rafraîchir, et Mme de Monaco à demi couchée,
une main renversée par terre. Lauzun, se met en galan-
terie avec les dames, et tourne si bien qu'il appuie
son talon dans le creux de la main de Mme de Monaco,
LA COUR DE LOUIS XIV 533
y fait la pirouette et s'en va. Mme de Monaco eut la
force de ne point crier et de s'en taire. Peu après il
fit bien pis. Il écuma que le roi avoit des passades
avec elle, et l'heure où Bontems la conduisoit en-
veloppée d'une cape, par un degré dérobé, sur le
palier duquel étoit une porte de derrière des cabinets
du roi et vis-à-vis, sur le même palier, un privé.
Lauzun prévient l'heure et s'embusque dans le privé,
le ferme en dedans d'un crochet, voit par le trou de
la serrure le roi qui ouvre sa porte et met la clef en
dehors et la referme. Lauzun attend un peu, écoute
à la porte, la ferme à double tour avec la clef, la tire
et la jette dans le privé, où il s'enferme de nouveau.
Quelque temps après arrive Bontems et la dame,
qui sont bien étonnées de ne point trouver la clef
à la porte du cabinet. Bontems frappe doucement
plusieurs fois inutilement, enfin si fort que le roi
arrive. Bontems lui dit qu'elle est là et d'ouvrir,
parce que la clef n'y est pas. Le roi répond qu'il l'y
a mise ; Bontems la cherche à terre pendant que le
roi veut ouvrir avec le pêne, et il trouve la porte
fermée à double tour. Les voilà tous trois bien étonnés
et bien empêchés ; la conversation se fait à travers la
porte comment ce contre-temps peut être arrivé ;
le roi s'épuise à vouloir forcer le pêne, et ouvrir
malgré le double tour. A la fin il fallut se donner le
bonsoir à travers la porte, et Lauzun, qui les enten-
doit, à n'en pas perdre un mot, et qui les voyoit de
son privé par le trou de la serrure, bien enfermé au
crochet comme quelqu'un qui seroit sur le privé,
rioit bas de tout son cœur, et se moquoit d'eux avec
délices.
En 1670, le roi voulut faire un voyage triomphant
avec les dames, sous prétexte d'aller visiter ses places
de Flandre, accompagné d'un corps d'armée et de
toutes les troupes de sa maison, tellement que l'alarme
534 SAINT-SIMON :
en fut grande dans les Pays-Bas, que le roi prit soin
de rassurer. Il donna le commandement du total au
comte de Lauzun, avec la patente de général d'armée.
Il en fit les fonctions avec beaucoup d'intelligence,
une galanterie et une magnificence extrême. Cet
éclat et cette marque si distinguée de la faveur de
Lauzun donna fort à penser à Louvois que Lauzun
ne ménageoit en aucune sorte. Ce ministre se joignit
à Mme de Montespan, qui ne lui avoit pas pardonné
la découverte qu'il avoit faite et les injures atroces
qu'il lui avoit dites, et [ils] firent si bien tous les deux
qu'ils réveillèrent dans le roi le souvenir de l'épée
brisée, l'insolence d'avoir si peu après et encore dans
la Bastille, refusé plusieurs jours la charge de capi-
taine des gardes du corps, le firent regarder comme
un homme qui ne se connoissoit plus, qui avoit
suborné Mademoiselle jusqu'à s'être vu si près de
l'épouser, et s'en être fait assurer des biens im-
menses ; enfin comme un homme très-dangereux
par son audace, et qui s'étoit mis en tête de se
dévouer les troupes par sa magnificence, ses services
aux officiers, et par la manière dont il avoit vécu
avec elles au voyage de Flandre, et s'en étoit fait
adorer. Ils lui firent un crime d'être demeuré ami en
grande liaison avec la comtesse de Soissons, chassée
de la cour et soupçonnée de crimes. Il faut bien
qu'ils en aient donné quelqu'un à Lauzun que je
n'ai pu apprendre, par le traitement barbare qu'ils
vinrent à bout de lui faire.
Ces menées durèrent toute l'année 1671, sans que
Lauzun pût s'apercevoir de rien au visage du roi ni
à celui de Mme de Montespan, qui le traitoient avec
la distinction et la familiarité ordinaire. Il se con-
noissoit fort en pierreries et à les faire bien monter,
et Mme de Montespan l'y employoit souvent. Un soir
du milieu de novembre 1671, qu'il arrivoit de Paris,
LA COUR DE LOUIS XIV 535
où Mme de Montespan l'avoit envoyé le matin
pour des pierreries, comme le comte de Lauzun ne
faisoit que mettre pied à terre, et entrer dans sa
chambre, le maréchal de Rochefort, capitaine des
gardes en quartier, y entra presque au même mo-
ment et l'arrêta. Lauzun, dans la dernière surprise,
voulut savoir pourquoi, voir le roi ou Mme de
Montespan, au moins leur écrire : tout lui fut refusé.
Il fut conduit à la Bastille, et peu après à Pignerol,
où il fut enfermé sous une basse voûte. La charge de
capitaine des gardes du corps fut donnée à M. de
Luxembourg, et le gouvernement de Berry au duc
de La Rochefoucauld, qui, à la mort de Guitry, au
passage du Rhin, 12 juin 1672, fut grand maître de
la garde-robe.
On peut juger de l'état d'un homme tel qu'étoit
Lauzun, précipité en un clin d'œil de si haut dans
un cachot du château de Pignerol, sans voir personne
et sans imaginer pourquoi. Il s'y soutint pourtant
assez longtemps, mais à la fin il y tomba si malade
qu'il fallut songer à se confesser. Je lui ai ouï conter
qu'il craignit un prêtre supposé ; qu'à cause de cela
il voulut opiniâtrement un capucin, et que dès qu'il
fut venu, il lui sauta à la barbe, et la tira tant qu'il
put de tous côtés pour voir si elle n'étoit point pos-
tiche. Il fut quatre ou cinq ans dans ce cachot.
Les prisonniers trouvent des industries que la néces-
sité apprend. Il y en avoit au-dessus de lui et à
côté, aussi plus haut : ils trouvèrent moyen de lui
parler. Ce commerce les conduisit à faire un trou
bien caché' pour s'entendre plus aisément, puis de
l'accroître et de se visiter.
Le surintendant Fouquet étoit enfermé dans leur
voisinage depuis décembre 1664, qu'il y avoit été
conduit de la Bastille, où on l'avoit amené de Nantes
où le roi étoit, et où il l'avoit fait arrêter le 5 septem-
536 SAINT-SIMON :
bre 1661, et mener à la Bastille. Il sut par ses voisins,
qui avoient trouvé aussi moyen de le voir, que
Lauzun étoit sous eux. Fouquet, qui ne recevoit
aucune nouvelle, en espéra par lui, et eut grande
envie de le voir. Il l'avoit laissé jeune homme,
pointant à la cour par le maréchal de Grammont,
bien reçu chez la comtesse de Soissons d'où le roi ne
bougeoit, et le voyoit déjà de bon œil. Les prison-
niers qui avoient lié commerce avec lui firent tant
qu'ils le persuadèrent de se laisser hisser par leur trou
pour voir Fouquet chez eux, que Lauzun aussi étoit
bien aise de voir. Les voilà donc ensemble, et Lauzun
à conter sa fortune et ses malheurs à Fouquet. Le
malheureux surintendant ouvroit les oreilles et de
grands yeux quand il entendit dire à ce cadet de
Gascogne, trop heureux d'être recueilli et hébergé
chez le maréchal de Grammont, qu'il avoit été général
des dragons, capitaine des gardes, et eu la patente
et la fonction de général d'armée. Fouquet ne sa voit
plus où il en étoit, le crut fou, et qu'il lui racontoit
ses visions, quand il lui expliqua comment il avoit
manqué l'artillerie, et ce qui s' étoit passé après là-
dessus ; mais il ne douta plus de la folie arrivée à
son comble, jusqu'à avoir peur de se trouver avec lui,
quand il lui raconta son mariage consenti par le roi
avec Mademoiselle, comment rompu, et tous les biens
qu'elle lui avoit assurés. Cela refroidit fort leur
commerce, du~côté de Fouquet, qui, lui croyant la
cervelle totalement renversée, ne prenoit que pour
des contes en l'air toutes les nouvelles que Lauzun
lui disoit'de tout ce qui s' étoit passé dans le monde
depuis la prison de l'un jusqu'à la prison de l'autre.
Celle du malheureux surintendant fut un peu
adoucie avant celle de Lauzun. Sa femme, et quel-
ques officiers du château de Pignerol, eurent per-
mission de le voir et de lui apprendre des nouvelles
LA COUR DE LOUIS XIV 537
du monde. Une des premières choses qu'il leur dit fut
de plaindre ce pauvre Puyguilhem, qu'il avoit laissé
jeune et sur un assez bon pied à la cour pour son
âge, à qui la cervelle avoit tourné, et dont on cachoit
la folie dans cette même prison ; mais quel fut son
étonnement quand tous lui dirent et lui assurèrent
la vérité des mêmes choses qu'il avoit sues de lui !
Il n'en revenoit pas, et fut tenté de leur croire à
tous la cervelle dérangée : il fallut du temps pour
le persuader. A son tour Lauzun fut tiré du cachot,
et eut une chambre, et bientôt après la même liberté
qu'on avoit donnée à Fouquet, afin de se voir tous
deux tant qu'ils voulurent. Je n'ai jamais su ce qui
en déplut à Lauzun ; mais il sortit de Pignerol
son ennemi, et a fait depuis tout du pis qu'il a pu
à Fouquet, et après sa mort, jusqu'à la sienne, à sa
famille.
Le comte de Lauzun avoit quatre sœurs, qui
toutes n'avoient rien. L'aînée fut fille d'honneur de
la reine mère, qui la fit épouser, en 1663, à Nogent,
qui étoit Bautru, et capitaine de la porte, et maître
de la garde-robe, tué au passage du Rhin, laissant
un fils et des filles. La seconde épousa Belsunce, et
passa sa vie avec lui dans leur province ; la troisième
fut abbesse de Notre-Dame de Saintes, et la qua-
trième, du Ronceray à Angers.
Mme de Nogent n'avoit ni moins d'esprit, ni guère
moins d'intrigue que son frère, mais bien plus suivie
et bien moins d'extraordinaire que lui, quoiqu'elle
en eût aussi sa part. Mais elle fut fort arrêtée par
l'extrême douleur de la perte de son mari, dont elle
porta tout le reste de sa vie le premier grand deuil
de veuve, et en garda toutes les contraignantes
bienséances. Ce fut la première qui s'en avisa. Mme
de Vaubrun, sa belle-sœur, suivit son exemple.
Elles avoient épousé les deux frères, et dans ces
538 SAINT-SIMON:
derniers temps Mme de Cavoye, de qui j'ai assez
parlé ici. Malgré ce deuil, Mme de Nogent plaça
l'argent des brevets de retenue de la dépouille de
son frère, et des dragons qu'il avoit eus pour rien,
régiment et charge de colonel général qu'il avoit
vendus ; elle prit soin du reste de son bien, et en
accumula si bien les revenus, et le fit si bien valoir
pendant sa longue prison, qu'il en sortit extrême-
ment riche. Elle eut enfin la permission de le voir,
et fit plusieurs voyages à Pignerol.
Mademoiselle étoit inconsolable de cette longue et
dure prison, et faisoit toutes les démarches possibles
pour délivrer le comte de Lauzun. Le roi résolut
enfin d'en profiter pour le duc du Maine et de la
lui faire acheter bien cher. Il lui en fit faire la propo-
sition, qui n'alla pas à moins qu'à assurer, après elle,
au duc du Maine et à sa postérité le comté d'Eu, le
duché d'Aumale et la principauté de Dombes. Le
don étoit énorme, tant par le prix que par la
dignité et l'étendue de ces trois morceaux. Elle avoit
de plus assuré les deux premiers à Lauzun, avec le
duché de Saint-Fargeau et la belle terre de Thiers en
Auvergne, lorsque leur mariage fut rompu, et il falloit
le faire renoncer à Eu et à Aumale, pour que Made-
moiselle en pût disposer en faveur du duc du Maine.
Mademoiselle ne se pou voit résoudre à passer sous
ce joug et à dépouiller Lauzun de bienfaits si con-
sidérables. Elle fut priée jusqu'à la dernière im-
portunité, enfin menacée par les ministres, tantôt
Louvois, tantôt Colbert, duquel elle étoit plus con-
tente, parce qu'il étoit bien de tout temps avec
Lauzun, et qu'il la manioit plus doucement que
Louvois, son ennemi, qui étoit toujours réservé à
porter les plus dures paroles, et qui s'en acquittoit
encore plus durement. Elle sentoit sans cesse que
le roi ne l'aimoit point, et qu'il ne lui avoit jamais
LA COUR DE LOUIS XIV 539
pardonné le voyage d'Orléans, qu'elle rassura dans
sa révolte, moins encore le canon de la Bastille,
qu'elle fit tirer en sa présence sur les troupes du roi,
et qui sauva M. le Prince et les siennes au combat
du faubourg Saint-Antoine. Elle comprit donc enfin
que le roi, éloigné d'elle sans retour, et qui ne con-
sentoit à la liberté de Lauzun que par sa passion
d'élever et d'enrichir ses bâtards, ne cesseroit de la
persécuter jusqu'à ce qu'elle eût consenti, sans
aucune espérance de rien rabattre ; [elle] y donna
enfin les mains avec les plaintes et les larmes les
plus amères. Mais pour la validité de la chose, on
trouva qu'il falloit que Lauzun fût en liberté pour
renoncer au don de Mademoiselle, tellement qu'on
prit le biais qu'il avoit besoin des eaux de Bourbon,
et Mme de Montespan aussi, pour qu'ils y pussent
conférer ensemble sur cette affaire.
Lauzun y fut amené et gardé à Bourbon par un
détachement de mousquetaires commandé par Mau-
pertuis. Lauzun vit donc plusieurs fois Mme de
Montespan chez elle à Bourbon. Mais il fut si indigné
du grand dépouillement qu'elle lui donna pour con-
dition de sa liberté, qu'après de longues disputes,
il n'en voulut plus ouïr parler, et fut reconduit à
Pignerol comme il en avoit été ramené.
Cette fermeté n'étoit pas le compte du roi pour
son bâtard bien-aimé. Il envoya Mme de Nogent à
Pignerol ; après, Barin, ami de Lauzun, et qui se
mêloit de toutes ses affaires, avec des menaces et des
promesses, qui, avec grande peine, obtinrent le con-
sentement de Lauzun, qui firent résoudre à un second
voyage de Bourbon de lui et de Mme de Montespan,
sous le même prétexte des eaux. Il y fut conduit
comme la première fois, et n'a jamais pardonné à
Maupertuis la sévère pédanterie de son exactitude.
Ce dernier voyage se fit dans l'automne de 1680.
540 SAINT-SIMON :
Lauzun y consentit à tout, Mme de Montespan
revint triomphante. Maupertuis et ses mousque-
taires prirent congé du comte de Lauzun à Bourbon,
d'où il eut permission d'aller demeurer à Angers,
et incontinent après cet exil fut élargi, en sorte
qu'il eut la liberté de tout l'Anjou et la Touraine.
La consommation de l'affaire fut différée au com-
mencement de février 1681, pour lui donner un plus
grand air de pleine liberté. Ainsi Lauzun n'eut de
Mademoiselle que Saint-Fargeau et Thiers, après
n'avoir tenu qu'à lui de l'épouser en se hâtant de
le faire, et de succéder à la totalité de ses immenses
biens. Le duc du Maine fut instruit à faire sa cour
à Mademoiselle, qui le reçut toujours très-fraîche-
ment, et qui lui vit prendre ses livrées avec grand
dépit, comme une marque de sa reconnoissance, en
effet pour s'en relever et honorer, car c' et oit celles
de Gaston, que dans la suite le comte de Toulouse
prit aussi, non par la même raison, mais sous pré-
texte de conformité avec son frère, et [ils] l'ont fait
passer à leurs enfants.
Lauzun, à qui on avoit fait espérer un traitement
plus doux, demeura quatre ans à se promener dans
ces deux provinces, où il ne s'ennuyoit guère moins
que Mademoiselle faisoit de son absence. Elle cria,
se fâcha contre Mme de Montespan et contre son
fils, se plaignit hautement qu'après l'avoir impitoya-
blement rançonnée on la trompoit encore en tenant
Lauzun éloigné, et fit tant de bruit qu'enfin elle
obtint son retour à Paris, et liberté entière, à con-
dition de n'approcher pas plus près de deux lieues
de tout le lieu où le roi seroit. Il vint donc à Paris
où il vit assidûment sa bienfaitrice. L'ennui de cette
sorte d'exil, pourtant si adouci, le jeta dans le gros
jeu et il y fut extrêmement heureux ; toujours beau
et sûr joueur, et net en tout au possible, et il gagna
LA COUR DE LOUIS XIV 541
fort gros. Monsieur, qui faisoit quelquefois de petits
séjours à Paris, et qui y jouoit gros jeu, lui permit
de venir jouer avec lui au Palais-Royal, puis à Saint-
Cloud, où il faisoit l'été de plus longs séjours. Lauzun
passa ainsi plusieurs années, gagnant et prêtant
beaucoup d'argent fort noblement ; mais plus il se
trou voit près de la cour et parmi le grand monde,
plus la défense d'en approcher lui étoit insupportable.
Enfin, n'y pouvant plus tenir, il fit demander au roi
la permission d'aller se promener en Angleterre, où
on jouoit beaucoup et fort gros. Il l'obtint, et il y
porta beaucoup d'argent qui le fit recevoir à bras
ouverts à Londres, où il ne fut pas moins heureux
qu'à Paris.
Jacques II y régnoit, qui le reçut avec distinction.
La révolution s'y brassoit déjà. Elle éclata au bout
de huit ou dix mois que Lauzun fut en Angleterre.
[Elle] sembla faite exprès pour lui par le succès qui
lui en revint et qui n'est ignoré de personne. Jac-
ques II, ne sachant plus ce qu'il alloit devenir, trahi
par ses favoris et ses ministres, abandonné de toute
sa nation, le prince d'Orange maître des cœurs, des
troupes et des flottes, et près d'entrer dans Londres,
le malheureux monarque confia à Lauzun ce qu'il
avoit de plus cher, la reine et le prince de Galles qu'il
passa heureusement à Calais. Cette princesse dépêcha
aussitôt un courrier à Versailles qui suivit de près
celui que le duc de Charost, qui prit depuis le nom
de duc de Béthune, gouverneur de Calais, et qui y
étoit alors, avoit envoyé à l'instant de l'arrivée de la
reine. Cette princesse, après les compliments, insinua
dans sa lettre que, parmi la joie de se voir en sûreté
sous la protection du roi, avec son fils, elle avoit la
douleur de n'oser mener à ses pieds celui à qui elle
devoit de l'avoir sauvée avec le prince de Galles. La
réponse du roi, après tout ce qu'il y mit de généreux
542 SAINT-SIMON :
et de galant, fut qu'il partageoit cette obligation
avec elle, et qu'il avoit hâte de lui témoigner en re-
voyant le comte de Lauzun et lui rendant ses bonnes
grâces. En effet, lorsqu'elle le présenta au roi dans la
plaine de Saint-Germain, où le roi avec la famille
royale et toute sa cour vint au-devant d'elle, il traita
Lauzun parfaitement bien, lui rendit là même les
grandes entrées et lui promit un logement au châ-
teau de Versailles qu'il lui donna incontinent après ;
et de ce jour-là il en eut un à Marly tous les voyages
et à Fontainebleau, en sorte que jusqu'à la mort du
roi il ne quitta plus la cour. On peut juger quel fut
le ravissement d'un courtisan aussi ambitieux, qu'un
retour si éclatant et si unique ramenoit des abîmes
et remettoit subitement à flot. Il eut aussi un loge-
ment dans le château de Saint-Germain choisi pour
le séjour de cette cour fugitive, où le roi Jacques II
arriva bientôt après.
Lauzun y fit tout l'usage qu'un habile courtisan
sait faire de l'une et l'autre cour, et de se procurer
par celle d'Angleterre les occasions de parler souvent
au roi, et d'en recevoir des commissions. Enfin, il
sut si bien s'en aider que le roi lui permit de recevoir
dans Notre-Dame, à Paris, l'ordre de la Jarretière des
mains du roi d'Angleterre, le lui accorda à son second
passage en Irlande pour général de son armée auxi-
liaire, et permit qu'il le fût en même temps de celle
du roi d'Angleterre, qui la même campagne perdit
l'Irlande avec la bataille de la Boyne, et revint en
France avec le comte de Lauzun, pour lequel enfin il
obtint des lettres de duc, qui furent vérifiées au
parlement, en mai 1692. Quel miraculeux retour de
fortune ! Mais quelle fortune en comparaison du
mariage public avec Mademoiselle, avec la donation
de tous ses biens prodigieux, et le titre et la dignité
actuelle de duc et pair de Montpensier ! Quel mons-
LA COUR DE LOUIS XIV 543
trueux piédestal, et avec des enfants de ce mariage,
quel vol n'eût pas pris Lauzun, et qui peut dire
jusqu'où il seroit arrivé ?
J'ai raconté ailleurs ses humeurs, ses insignes
malices et ses rares singularités. Il jouit le reste de
sa longue vie de ses privances avec le roi, de ses
distinctions à la cour, d'une grande considération,
d'une abondance extrême, de la vie et du maintien
d'un très-grand seigneur et de l'agrément de tenir
une des plus magnifiques maisons de la cour, et de la
meilleure table, soir et matin, la plus honorablement
fréquentée, et à Paris de même après la mort du
roi. Tout cela ne le content oit point. Il n'approchoit
familièrement du roi que par les dehors ; il sentoit
l'esprit et le cœur de ce monarque en garde contre
lui, et dans un éloignement que tout son art, son
application ne purent jamais rapprocher. C'est ce
qui lui fit épouser ma belle-sœur dans le projet de
se remettre en commerce sérieux avec le roi, à
l'occasion que l'armée de M. le maréchal de Lorge
commandoit en Allemagne, et ce qui le brouilla
avec lui sitôt après avec éclat, quand il vit
ses desseins échoués de ce côté-là. C'est ce qui
lui fit faire le mariage du duc de Lorge avec la
fille de Chamillart pour se raccrocher par le crédit
de ce ministre, sans y avoir pu réussir. C'est ce qui
lui fit faire le voyage d'Aix-la-Chapelle, sous prétexte
des eaux, pour y lier et y prendre des connoissances
qui le portassent à des particuliers avec le roi sur la
paix, ce qui lui fut encore inutile ; c'est enfin ce qui
le porta aux extravagances qu'il fit de prétendue
jalousie du fils presque enfant de Chamillart pour
faire peur au père, et l'engager à l'éloigner par l'am-
bassade pour traiter de la paix. Tout lui manquoit
dans ses divers projets ; il s'affiigeoit sans cesse, et se
croyoit et se disoit dans une profonde disgrâce. Rien
544 SAINT-SIMON :
ne lui échappoit pour faire sa cour avec un fond de
bassesse et un extérieur de dignité ; et il faisoit tous
les ans une sorte d'anniversaire de sa disgrâce par
quelque chose d'extraordinaire, dont l'humeur et la
solitude étoit le fond, et souvent quelque extrava-
gance le fruit. Il en parloit lui-même, et disoit qu'il
n'étoit pas raisonnable au retour annuel de cette
époque, plus forte que lui. Il croyoit plaire au roi
par ce raffinement de courtisan, sans s'apercevoir
qu'il s'en faisoit moquer.
Il étoit extraordinaire en tout par nature, et se
plaisoit encore à l'affecter, jusque dans le plus inté-
rieur de son domestiqué et de ses valets. Il contre-
faisoit le sourd et l'aveugle pour mieux voir et en-
tendre sans qu'on s'en défiât, et se divertissoit à se
moquer des sots, même des plus élevés, en leur tenant
des langages qui n'avoient aucun sens. Ses maniè-
res étoient toutes mesurées, réservées, doucereuses,
même respectueuses ; et de ce ton bas et emmiellé il
sortoit des traits perçants et accablants par leur
justesse, leur force ou leur ridicule, et cela en deux
ou trois mots, quelquefois d'un air de naïveté ou de
distraction, comme s'il n'y eût pas songé. Aussi
étoit-il redouté sans exception de tout le monde, et
avec force connoissances, il n'avoit que peu ou point
d'amis, quoiqu'il en méritât par son ardeur à servir
tant qu'il pou voit, et sa facilité à ouvrir sa bourse.
Il aimoit à recueillir les étrangers de quelque dis-
tinction, et faisoit parfaitement les honneurs de la
cour; mais ce ver rongeur d'ambition empoison-
noit sa vie. Il étoit très-bon et très-secourable pa-
rent.
Nous avions fait le mariage de Mlle de Malause,
petite-fille d'une sœur de M. le maréchal de Lorge, un
an avant la mort du roi, avec le comte de Poitiers,
dernier de cette grande et illustre maison, fort riche
LA COUR DE LOUIS XIV 545
en grandes terres en Franche-Comté, tous deux sans
père ni mère. Il en fit la noce chez lui et les logea. Le
comte de Poitiers mourut presque en même temps
que le roi, dont ce fut grand dommage, car il pro-
mettoit fort, et laissa sa femme grosse d'une fille,
grande héritière, qui a depuis épousé le duc de
Randan, fils aîné du duc de Lorge, et dont la con-
duite a fait honneur à la naissance. Dans l'été qui
suivit la mort de Louis XIV, il eut une revue de la
maison du roi que M. le duc d'Orléans fit dans la
plaine qui longe le bois de Boulogne. Passy y tient
de l'autre côté, où M. de Lauzun avoit une jolie
maison. Mme de Lauzun y étoit avec bonne com-
pagnie, et j'y étois allé coucher la veille de cette
revue. Mme de Poitiers mouroit d'envie de la voir,
comme une jeune personne qui n'a rien vu encore,
mais qui n'osoit se montrer dans ce premier deuil de
veuve. Le comment fut agité dans la compagnie, et
on trouva que Mme de Lauzun l'y pouvoit mener un
peu enfoncée dans son carrosse, et cela fut conclu
ainsi. Parmi la gaieté de cette partie, M. de Lauzun
arriva de Paris, où il étoit allé le matin. On
tourna un peu pour la lui dire. Dès qu'il l'apprit,
le voilà en furie jusqu'à ne se posséder plus, à
la rompre presque en écumant, et à dire à sa
femme les choses les plus désobligeantes avec les
termes non-seulement les plus durs, mais les plus
forts, les plus injurieux et les plus fous. Elle
s'en prit doucement à ses yeux, Mme de Poitiers à
pleurer aux sanglots, et toute la compagnie dans le
plus grand embarras. La soirée parut une année, et
le plus triste réfectoire un repas de gaieté en com-
paraison du souper. Il fut farouche au milieu du plus
profond silence, chacun à peine et rarement disoit
un mot à son voisin. 11 quitta la table au fruit, à
son ordinaire, et s'alla coucher. On voulut après se
18
546 SAINT-SIMON :
soulager et en dire quelque chose ; mais Mme de
Lauzun arrêta tout poliment et sagement, et fit
promptement donner des cartes pour détourner
tout retour de propos.
Le lendemain, dès le matin, j'allai chez M. de
Lauzun pour lui dire très-fortement mon avis de la
scène qu'il avoit faite la veille. Je n'en eus pas le
temps ; dès qu'il me vit entrer il étendit les bras, et
s'écria que je voyois un fou qui ne méritoit pas ma
visite, mais les petites-maisons, fit le plus grand
éloge de sa femme, qu'elle méritoit assurément ;
dit qu'il n'étoit pas digne de l'avoir, et qu'il devoit
baiser tous les pas par où elle passoit ; s'accabla de
pouilles ; puis, les larmes aux yeux, me dit qu'il
et oit plus digne de pitié que de colère ; qu'il falloit
m'avouer toute sa honte et sa misère : qu'il avoit
plus de quatre-vingts ans ; qu'il n'avoit ni enfants
ni suivants ; qu'il avoit été capitaine des gardes ;
que, quand il le seroit encore, il seroit incapable d'en
faire les fonctions ; qu'il se le disoit sans cesse, et
qu'avec tout cela il ne pouvoit se consoler de ne
l'être plus, depuis tant d'années qu'il avoit perdu sa
charge ; qu'il n'en avoit jamais pu arracher le poignard
de son cœur ; que tout ce qui lui en rappeloit le
souvenir le mettoit hors de lui-même, et que d'en-
tendre dire que sa femme alloit mener Mme de
Poitiers voir une revue des gardes du corps, où il
n'étoit plus rien, lui avoit renversé la tête, et [Tavoit]
rendu extravagant au point où je l'avois vu ; qu'il
n'osoit plus se montrer devant personne après ce
trait de folie ; qu'il s'alloit enfermer dans sa chambre,
et qu'il se jetoit à mes pieds pour me conjurer d'aller
trouver sa femme, et de tâcher d'obtenir qu'elle
voulût avoir pitié d'un vieillard insensé, qui mouroit
de douleur et de honte, et qu'elle daignât lui par-
donner. Cet aveu si sincère et si douloureux à faire,
LA COUR DE LOUIS XIV 547
me pénétra. Je ne cherchai plus qu'à le remettre et
à le consoler. Le raccommodement ne fut pas difficile ;
nous le tirâmes de sa chambre, non sans peine, et il
lui en parut visiblement une fort grande pendant
plusieurs jours à se montrer, à ce qu'on m'a dit, car
je m'en allai le soir, mes occupations, dans ce temps-
là, me tenant de fort court.
J'ai réfléchi souvent, à cette occasion, sur l'extrême
malheur de se laisser entraîner à l'ivresse du monde,
et au formidable état d'un ambitieux que ni les
richesses, ni le domestique le plus agréable, ni la
dignité acquise, ni l'âge, ni l'impuissance corporelle,
n'en peuvent déprendre, et qui, au lieu de jouir tran-
quillement de ce qu'il possède, et d'en sentir le bon-
heur, s'épuise en regrets et en amertumes inutiles et
continuelles, et qui ne peut se représenter que, sans
enfants et dans un âge qui l'approche si fort de sa
fin, posséder ce qu'il regrette, quand même il pourroit
l'exercer, seroit des liens trompeurs qui l'attacheroient
à la vie, si prête à lui échapper, qui ne lui seroient
bons qu'à lui augmenter les regrets cuisants de la
quitter. Mais on meurt comme on a vécu, et il est
rare que cela arrive autrement. De quelle importance
n'est-il donc pas de n'oublier rien pour tâcher de vivre
pour savoir mourir au monde et à la fortune avant
que l'un et l'autre et que la vie nous quittent, pour
savoir vivre sans eux, et tâcher et espérer de bien
mourir ! Cette folie de capitaine des gardes dominoit
si cruellement le duc de Lauzun, qu'il s'habilloit
souvent d'un habit bleu à galons d'argent, qui, sans
oser être semblable à l'uniforme des capitaines des
gardes du corps aux jours de revue, ou de change-
ment du guet, en approchoit tant qu'il pouvoit,
mais bien plus de celui des capitaines des chasses des
capitaineries royales, et l'auroit rendu ridicule si,
à force de singularités et de ridicules, il n'y eût
548 SAINT-SIMON :
accoutumé le monde, qui le craignoit, et ne se fût
rendu supérieur à tous les ridicules.
Avec toute sa politique et sa bassesse, il tomboit
sur tout le monde ; toujours par un mot asséné le
plus perçant, toujours en toute douceur. Les minis-
tres, les généraux d'armée, les gens heureux et leurs
familles étoient les plus maltraités. Il avoit comme
usurpé un droit de tout dire. et de tout faire sans
que qui que ce fût osât s'en fâcher. Les seuls Gram-
mont étoient exceptés. Il se souvenoit toujours de
l'hospitalité et de la protection qu'il avoit trouvées
chez eux au commencement de sa vie. Il les aimoit,
il s'y intéressoit ; il étoit en respect devant eux. Le
vieux comte de Grammont en abusoit et vengeoit la
cour par las brocards qu'il lui lâchoit à tout propos,
sans que le duc de Lauzun lui en rendît jamais
aucun, ni s'en fâchât, mais il l'évitoit doucement
volontiers. Il fit toujours beaucoup pour les enfants
de ses sœurs. On a vu ici en son temps combien
l'évêque de Marseille s'étoit signalé à la peste, et
de ses biens et de sa personne. Quand elle fut tout à
fait passée, M. de Lauzun demanda une abbaye pour
lui à M. le duc d'Orléans. Il donna les bénéfices peu
après et oublia M. de Marseille. M. de Lauzun voulut
l'ignorer, et demanda à M. le duc d'Orléans s'il avoit
eu la bonté de se souvenir de lui. Le régent fut em-
barrassé. Le duc de Lauzun, comme pour lever l'em-
barras, lui dit d'un ton doux et respectueux : « Mon-
sieur, il fera mieux une autre fois, » et avec ce
sarcasme rendit le régent v muet, et s'en alla en
souriant. Le mot courut fort, et M. le duc d'Orléans,
honteux, répara son oubli par l'évêché de Laon, et
sur le refus de M. de Marseille de changer d'épouse,
il lui donna une grosse abbaye, quoique M. de Lauzun
fût mort.
Il empêcha une promotion de maréchaux de
LA COUR DE LOUIS XIV 549
France par le ridicule qu'il y donna aux candidats
qui la pressoient. Il dit au régent, avec ce même ton
respectueux et doux, qu'au cas qu'il fît, comme on
le disoit, des maréchaux de France inutiles, il le
supplioit de se souvenir qu'il étoit le plus ancien
lieutenant général du royaume, et qu'il avoit eu
l'honneur de commander des armées avec la patente
de général. J'en ai rapporté ailleurs de fort salées. II
ne se pou voit tenir là-dessus ; l'envie et la jalousie
y a voient la plus grande part, et comme ses bons
mots étoient toujours fort justes et fort pointus,
ils étoient fort répétés.
Nous vivions ensemble en commerce le plus con-
tinuel ; il m'avoit même rendu de vrais services,
solides et d'amitié, de lui-même, et j'avois pour lui
toutes sortes d'attentions et d'égards, et lui pour
moi. Néanmoins je ne pus échapper à sa langue par
un trait qui de voit me perdre, et je ne sais comment
ni pourquoi il ne fit que glisser. Le roi baissoit, il le
sentoit ; il commençoit à songer pour après lui. Les
rieurs n'étoient pas pour M. le duc d'Orléans : on
voyoit pourtant sa grandeur s'approcher. Tous les
yeux étoient sur lui et l'éclairoient avec malignité,
par conséquent sur moi, qui depuis longtemps étois
le seul homme de la cour qui lui fût demeuré attaché
publiquement, et qu'on voyoit le seul dans toute sa
confiance. M. de Lauzun vint pour dîner chez moi,
et nous trouva à table. La compagnie qui s'y trouva
lui déplut apparemment, il s'en alla chez Torcy, avec
qui alors je n'étois en nul commerce, qui étoit aussi
à table avec beaucoup de gens opposés à M. le duc
d'Orléans, Tallard entre autres et Tessé. « Monsieur,
dit-il à Torcy avec cet air doux et timide qui lui
étoit si familier, prenez pitié de moi, je viens de
chercher à dîner avec M. de Saint-Simon ; je l'ai
trouvé à table avec compagnie ; je me suis gardé de
550 SAINT-SIMON :
m'y mettre ; je n'ai pas voulu être le zeste de la
cabale, je m'en suis venu ici en chercher. » Les
voilà tous à rire. Ce mot courut tout Versailles à
l'instant ; Mme de Maintenon et M. du Maine le
surent aussitôt, et, toutefois, on ne m'en fit pas le
moindre semblant ; m'en fâcher n'eût fait qu'y
donner plus de cours ; je pris la chose comme l'é-
gratignure au sang d'un mauvais chat, et je ne laissai
pas apercevoir à Lauzun que je le susse.
Trois ou quatre ans avant sa mort, il eut une
maladie qui le mit à l'extrémité. Nous y étions
tous fort assidus, il ne voulut voir pas un de nous
que Mme de Saint-Simon une seule fois. Languet,
curé de Saint-Sulpice, y venoit souvent, et perçoit
quelquefois jusqu'à lui, qui tenoit des discours ad-
mirables. Un jour qu'il y étoit, le duc de La Force
se glissa dans sa chambre ; M. de Lauzun ne l'aimoit
point du tout, et s'en moquoit souvent. Il le reçut
assez bien, et continua d'entretenir tout haut le
curé. Tout d'un coup il se tourne à lui, lui fait des
compliments et des remercîments, lui dit qu'il n'a
rien à lui donner de plus cher que sa bénédiction,
tire son bras du lit, la prononce et la lui donne ;
tout de suite se tourne au duc de La Force, lui dit
qu'il Ta toujours aimé et respecté comme l'aîné et
le chef de sa maison, et qu'en cette qualité il lui
demande sa bénédiction. Ces deux hommes demeu-
rent confondus, et d'étonnement, sans proférer un
mot. Le malade redouble ses instances ; M. de La
Force, revenu à soi, trouve la chose si plaisante qu'il
lui donne sa bénédiction ; et, dans la crainte d'éclater,
sort à l'instant et nous revient trouver dans la pièce
joignante, mourant de rire et pouvant à peine nous
raconter ce qui venoit de lui arriver. Un moment
après le curé sortit aussi, l'air fort consterné, souriant
tant qu'il pouvoit pour faire bonne mine. Le malade,
LA COUR DE LOUIS XIV $&
qui le sa voit ardent et adroit à tirer des gens pour le
bâtiment de son église, avoit dit souvent qu'il ne
seroit jamais de ses grues ; il soupçonna ses assiduités
d'intérêt, et se moqua de lui en ne lui donnant que
sa bénédiction qu'il devoit recevoir de lui, et du
duc de La Force, en même temps, en lui demandant
persévéramment la sienne. Le curé, qui le sentit, en
fut très-mortifié, et, en homme d'esprit, il ne le revit
pas moins, mais M. de Lauzun abrégeoit les visites,
et ne voulut point entendre le françois.
Un autre jour qu'on le tenoit fort mal, Biron et
sa femme, fille de Mme de Nogent, se hasardèrent
d'entrer sur la pointe du pied, et se tinrent derrière
ses rideaux, hors de sa vue ; mais il les aperçut par
la glace de la cheminée lorsqu'ils se persuadoient
n'en pouvoir être ni vus ni entendus. Le malade
aimoit assez Biron, mais point du tout sa femme
qui étoit pourtant sa nièce et sa principale héritière ;
il la croyoit fort intéressée, et toutes ses manières
lui étoient insupportables. En cela il étoit comme
tout le monde. Il fut choqué de cette entrée subrep-
tice dans sa chambre, et comprit qu'impatiente de
l'héritage, elle venoit pour tâcher de s'assurer par
elle-même s'il mourroit bientôt. Il voulut l'en faire
repentir, et s'en divertir d'autant. Le voilà donc
qu'il se prend tout d'un coup à faire tout haut,
comme se croyant tout seul, une oraison éjaculatoire,
à demander pardon à Dieu de sa vie passée, à s'expri-
mer comme un homme bien persuadé de sa mort
très-prochaine, et qui dit que dans la douleur où son
impuissance le met de faire pénitence, il veut au
moins se servir de tous les biens que Dieu lui a donnés
pour en racheter ses péchés, et les léguer tous aux
hôpitaux sans aucune réserve ; que c'est l'unique
voie que Dieu lui laisse ouverte pour faire son salut
après une si longue vie passée sans y avoir jamais
552 SAINT-SIMON :
pensé comme il faut, et à remercier Dieu de cette
unique ressource qu'il lui laisse et qu'il embrasse de
tout son cœur. Il accompagna cette prière et cette
résolution d'un ton si touché, si persuadé, si déter-
miné, que Biron et sa femme ne doutèrent pas un
moment qu'il n'allât exécuter ce dessein, et qu'ils ne
fussent privés de toute la succession. Ils n'eurent pas
envie d'épier là davantage, et vinrent, confondus,
conter à la duchesse de Lauzun l'arrêt cruel qu'ils
venoient d'entendre, et la conjurer d'y apporter
quelque modération. Là-dessus, le malade envoie
chercher des notaires, et voilà Mme de Biron éperdue.
C'étoit bien le dessein du testateur de la rendre
telle. Il fit attendre les notaires, puis les fit entrer,
et dicta son testament qui fut un coup de mort pour
Mme de Biron. Néanmoins il différa de le signer, et,
se trouvant de mieux en mieux, ne le signa point.
Il se divertit beaucoup de cette comédie, et ne put
s'empêcher d'en rire avec quelques-uns quand il fut
rétabli. Malgré son âge et une si grande maladie, il
revint promptement en son premier état sans qu'il y
parût en aucune sorte.
C'étoit une santé de fer avec les dehors trompeurs
de la délicatesse. Il dînoit et soupoit à fond tous les
jours, faisoit très-grande chère et très-délicate, tou-
jours avec bonne compagnie soir et matin, mangeoit
de tout, gras et maigre, sans nulle sorte de choix que
son goût, ni de ménagement ; prenoit du chocolat
le matin, et a voit toujours sur quelque table des
fruits dans leur saison, des pièces de four dans
d'autres temps, de la bière, du cidre, de la limonade,
d'autres liqueurs pareilles à la glace, et allant et
venant, en mangeoit et en buvoit toutes les après-
dînées, et exhortoit les autres à en faire autant ; il
sortoit de table le soir au fruit, et s'alloit coucher
tout de suite. Je me souviens qu'une fois entre bien
LA COUR DE LOUIS XIV 553
d'autres, il mangea chez moi, après cette maladie,
tant de poisson, de légumes et de toutes sortes de
choses sans pouvoir l'en empêcher, que nous en-
voyâmes le soir chez lui savoir doucement s'il ne
s'en étoit point fortement senti : on le trouva à table
qui mangeoit de bon appétit. La galanterie lui dura
fort longtemps. Mademoiselle en fut jalouse, cela
les brouilla à plusieurs reprises. J'ai ouï dire à Mme
de Fontenilles, femme très-aimable, de beaucoup
d'esprit, très-vraie et d'une singulière vertu, depuis
un très-grand nombre d'années, qu'étant à Eu avec
Mademoiselle, M. de Lauzun y vint passer quelque
temps, et ne put s'empêcher d'y courir des filles ;
Mademoiselle le sut, s'emporta, l'égratigna, le chassa
de sa présence. La comtesse de Fiesque fit le rac-
commodement : Mademoiselle parut au bout d'une
galerie ; il étoit à l'autre bout, et il en fit toute la
longueur sur ses genoux jusqu'aux pieds de Made-
moiselle. Ces scènes, plus ou moins fortes, recom-
mencèrent souvent dans les suites. Il se lassa d'être
battu, et à son tour battit bel et bien Mademoiselle,
et cela arriva plusieurs fois, tant qu'à la fin, lassés
l'un de l'autre, ils se brouillèrent une bonne fois pour
toutes, et [ne] se revirent jamais depuis ; il en a voit
pourtant plusieurs portraits chez lui, et n'en parloit
qu'avec beaucoup de respect. On ne doutoit pas
qu'ils ne se fussent mariés en secret. A sa mort, il
prit une livrée presque noire, avec des galons
d'argent, qu'il changea en blancs, avec un peu de
bleu quand l'or et l'argent fut défendus aux livrées.
Son humeur naturelle triste et difficile, augmentée
par la prison et l'habitude de la solitude, l'avoit
rendu solitaire et rêveur, en sorte qu'ayant chez lui
la meilleure compagnie, il la laissoit avec Mme de
Lauzun, et se retiroit tout seul des après-dînées
entières, mais toujours plusieurs heures de suite,
554 SAINT-SIMON :
sans livre, le plus souvent, car il ne lisoit que des
choses de fantaisie, sans suite, et fort peu ; en sorte
qu'il ne sa voit rien que ce qu'il a voit vu, et jusqu'à
la fin tout occupé de la cour et des nouvelles du
monde. J'ai regretté mille fois son incapacité radi-
cale d'écrire ce qu'il avoit vu et fait. C'eût été un
trésor des plus curieuses anecdotes, mais il n'avoit
nulle suite ni application. J'ai souvent essayé de
tirer de lui quelques bribes. Autre misère. Il com-
mençoit à raconter i dans le récit, il se trou voit
d'abord des noms de gens qui avoient eu part à ce
qu'il vouloit raconter. Il quittoit aussitôt l'objet
principal du récit pour s'attacher à quelqu'une de
ces personnes, et tôt après à une autre personne qui
avoit rapport à cette première, puis à une troisième,
et à la manière des romans ; il enfiloit ainsi une
douzaine d'histoires à la fois qui faisoient perdre
terre, et se chassoient l'une l'autre, sans jamais en
finir pas une, et avec cela le discours fort confus,
de sorte qu'il n'étoit pas possible de> rien apprendre
de lui, ni d'en rien retenir. Du reste, sa conversation
et oit toujours contrainte par l'humeur ou par la
politique, et n'étoit plaisante que par sauts et par
les traits malins qui en sortoient souvent. Peu de
mois avant sa dernière maladie, c'est-à-dire à plus de
quatre-vingt-dix ans, il dressoit encore des chevaux,
et il fit cent passades au bois de Boulogne, devant
le roi qui alloit à la Muette, sur un poulain qu'il
venoit de dresser, et qui à peine l'étoit encore, où
il surprit les spectateurs par son adresse, sa fermeté
et sa bonne grâce. On ne finiroit point à raconter
de lui.
Sa dernière maladie se déclara sans prélude,
presque en un moment, par le plus horrible de tous
les maux, un cancer dans la bouche. Il le supporta
jusqu'à la fin avec une fermeté et une patience in-
LA COUR DE LOUIS XIV 555
croyables, sans plainte, sans humeur, sans le moindre
contre-temps, lui qui en étoit insupportable à lui-
même. Quand il se vit un peu avancé dans son mal,
il se retira dans un petit appartement qu'il a voit
d'abord loué dans cette vue dans l'intérieur du
couvent des Petits-Augustins, dans lequel on entroit
de sa maison, pour y mourir en repos, inaccessible
à Mme de Biron et à toute autre femme, excepté à
la sienne, qui eut permission d'y entrer à toutes
heures, suivie d'une de ses femmes.
Dans cette dernière retraite, le duc de Lauzun n'y
donna accès qu'à ses neveux et à ses beaux-frères,
et encore le moins et le plus courtement qu'il put.
Il ne songea qu'à mettre à profit son état horrible,
et à donner tout son temps aux pieux entretiens de
son confesseur et de quelques religieux de la maison,
à de bonnes lectures, et à tout ce qui pouvoit le
mieux préparer à la mort. Quand nous le voyions,
rien de malpropre, rien de lugubre, rien de souffrant;
politesse, tranquillité, conversation peu animée, fort
indifférente à ce qui se passoit dans le monde, en
parlant peu et difficilement ; toutefois, pour parler
de quelque chose, peu ou point de morale, encore
moins de son état, et cette uniformité si coura-
geuse et si paisible se soutint égale quatre mois
durant, jusqu'à la fin ; mais, les dix ou douze der-
niers jours, il ne voulut plus voir ni beaux-frères
ni neveux ; et sa femme, il la renvoyoit prompte-
ment. Il reçut tous les sacrements avec beaucoup
d'édification, et conserva sa tête entière jusqu'au
dernier moment. Le matin du jour, dont il mourut la
nuit suivante, il envoya chercher Biron, lui dit qu'il
avoit fait pour lui tout ce que Mme de Lauzun avoit
voulu ; que, par son testament, il lui donnoit tous
ses biens, excepté un legs assez médiocre à Castel-
moron, fils de son autre sœur, et des récompenses à
556 SAINT-SIMON :
ses domestiques ; que tout ce qu'il avoit fait pour lui
depuis son mariage, et ce qu'il faisoit en mourant,
Biron le de voit en entier à Mme de Lauzun ; qu'il
n'en devoit jamais oublier la reconnoissance ; qu'il
lui défendoit, par l'autorité d'oncle et de testateur,
de lui faire jamais ni peine, ni trouble, ni obstacle,
et d'avoir jamais aucun procès contre elle sur quoi
que ce pût être. C'est Biron lui-même qui me le dit
le lendemain, dans les mêmes termes que je les
rapporte. [M. de Lauzun] lui dit adieu d'un ton
ferme, et le congédia. Il défendit, avec raison, toute
cérémonie ; il fut enterré aux Petits- Augustins ; il
n'avoit rien du roi que cette ancienne compagnie
des becs de corbin, qui fut supprimée deux jours
après. Un mois avant sa mort il avoit envoyé cher-
cher Dilon, chargé ici des affaires du roi Jacques,
et officier général très-distingué, à qui il remit son
collier de l'ordre de la Jarretière, et un Georges
d'onyx entouré de parfaitement beaux et gros
diamants, pour les renvoyer à ce prince.
LV. — CONCLUSION DES MÉMOIRES.
Me voici enfin parvenu au terme jusqu'auquel je
m'étois proposé de conduire ces Mémoires. Il n'y
en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni
de vrais qu'écrits par qui a vu et manié lui-même les
choses qu'il écrit, ou qui les tient de gens dignes de
la plus grande foi, qui les ont vues et maniées ; et de
plus, il faut que celui qui écrit aime la vérité jusqu'à
lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j'ose
m'en rendre témoignage à moi-même, et me per-
suader qu'aucun de tout ce qui m'a connu n'en
LA COUR DE LOUIS XIV 557
disconviendroit. C'est même cet amour de la vérité
qui a le plus nui à ma fortune ; je l'ai senti souvent,
mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me
ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que
je l'ai chérie jusque contre moi-même. On s'apercevra
aisément des duperies où je suis tombé, et quelque-
fois grossières, séduit par l'amitié ou par le bien de
l'État, que j'ai sans cesse préféré à toute autre
considération, sans réserve, et toujours à tout
intérêt personnel, comme encore [en] bien d'autres
occasions que j'ai négligé d'écrire, parce qu'elles
ne regardoient que moi, sans connexion d'éclair-
cissements ou de curiosité sur les affaires ou le
cours du monde. On peut voir que je persévérai à
faire donner les finances au duc de Noailles, parce
que je l'en crus, bien mal à propos, le plus capable, et
le plus riche et le plus revêtu d'entre les seigneurs
à qui on les pût donner, dans les premiers jours
même de l'éclat de la profonde scélératesse qu'il
venoit de commettre à mon égard. On le voit encore
dans tout ce que je fis pour sauver le duc du Maine
contre mes deux plus chers et plus vifs intérêts,
parce que je croyois dangereux d'attaquer lui et le
parlement à la fois, et que le parlement étoit lors
l'affaire la plus pressée, qui ne se pouvoit différer.
Je me contente de ces deux faits, sans m' arrêter à
bien d'autres qui se trouvent répandus dans ces
Mémoires, à mesure qu'ils sont arrivés, lorsqu'ils
ont trait à la curiosité du cours des affaires ou des
choses de la cour et du monde.
Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel
et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire,
impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est
charmé des gens droits et vrais ; on est irrité contre
les fripons dont les cours fourmillent ; on Test encore
plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque
558 SAINT-SIMON :
est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc
pas d'impartialité, je le ferais vainement. On trouvera
trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme
coulent de source à l'égard de ceux dont je suis
affecté, et que l'un et l'autre est plus froid sur ceux
qui me sont plus indifférents ; mais néanmoins vif
toujours pour la vertu, et contre les malhonnêtes
gens, selon leur degré de vices ou de vertu. Toute-
fois, je me rendrai encore ce témoignage, et je me
flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra
pas moins, que j'ai été infiniment en garde contre
mes affections et mes aversions, et encore plus con-
tre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que
la balance à la main, non-seulement ne rien outrer,
mais ne rien grossir, m'oublier, me défier de moi
comme d'un ennemi, rendre une exacte justice, et
faire surnager à tout la vérité la plus pure. C'est en
cette manière que je puis assurer que j'ai été entière-
ment impartial, et je crois qu'il n'y a point d'autre
manière de l'être.
Pour ce qui est de l'exactitude et de la vérité de
ce que je raconte, on voit par les Mémoires mêmes
que presque tout est puisé de ce qui a passé par
mes mains, et le reste, de ce que j'ai su par ceux
qui a voient traité les choses que je rapporte. Je les
nomme ; et leur nom ainsi que ma liaison intime
avec eux est hors de tout soupçon. Ce que j'ai appris
de moins sûr, je le marque ; et ce que j'ai ignoré, je
n'ai pas honte de l'avouer. De cette façon les Mé-
moires sont de source, de la première main. Leur
vérité, leur authenticité ne peut être révoquée en
doute ; et je crois pouvoir dire qu'il n'y en a point
eu jusqu'ici qui aient compris plus de différentes
matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui
forment un groupe plus instructif ni plus curieux.
Comme je n'en verrai rien, peu m'importe. Mais si
LA COUR DE LOUIS XIV 559
ces Mémoires voient jamais le; jour, je ne doute pas
qu'ils n'excitent une prodigieuse révolte. Chacun est
attaché aux siens, à ses intérêts, à ses prétentions,
à ses chimères, et rien de tout cela ne peut souffrir
la moindre contradiction. On n'est ami de la vérité
qu'autant qu'elle favorise, et elle favorise peu de
toutes ces choses-là. Ceux dont on dit du bien
n'en savent nul gré, la vérité l'exigeoit. Ceux, en
bien plus grand nombre, dont on ne parle pas de
même entrent d'autant plus en furie que ce mal est
prouvé par les faits ; et comme au temps où j'ai
écrit, surtout vers la fin, tout tournoit à la décadence,
à la confusion, au chaos, qui depuis n'a fait que
croître, et que ces Mémoires ne respirent qu'ordre,
règle, vérité, principes certains, et montrent à
découvert tout ce qui y est contraire, qui régnent
de plus en plus avec le plus ignorant, mais le plus
entier empire, la convulsion doit donc être générale
contre ce miroir de vérité. Aussi ne sont-ils pas faits
pour ces pestes des États qui les empoisonnent, et
qui les font périr par leur démence, par leur intérêt,
par toutes les voies qui en accélèrent la perte, mais
pour ceux qui veulent être éclairés pour la prévenir,
mais qui malheureusement sont soigneusement écar-
tés par les accrédités et les puissants qui ne re-
doutent rien plus que la lumière, et pour des gens
qui ne sont susceptibles d'aucun intérêt que de
ceux de la justice, de la vérité, de la raison, de
la règle, de la sage politique, uniquement tendus
au bien public.
Il me reste une observation à faire sur les con-
versations que j'ai eues avec bien des gens, surtout
avec Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Orléans,
M. de Beauvilliers, les ministres, le duc du Maine
une fois, trois ou quatre avec le feu roi, enfin avec M.
le Duc et beaucoup de gens considérables, et sur ce
560 SAINT-SIMON :
que j'ai opiné, et les avis que j'ai pris, donnés ou dis-
putés. Il y en a de tels, et en nombre, que je com-
prends qu'un lecteur qui ne m'aura point connu
sera tenté de mettre au rang de ces discours factices
que des historiens ont souvent prêtés du leur à des
généraux d'armées, à des ambassadeurs, à des
sénateurs, à des conjurés, pour orner leurs livres.
Mais je puis protester, avec la même vérité qui
jusqu'à présent a conduit ma plume, qu'il n'y a
aucun de tous ces discours, que j'ai tenus et que je
rapporte, qui ne soit exposé dans ces Mémoires
avec la plus scrupuleuse vérité, ainsi que ceux qui
m'ont été tenus ; et que, s'il' y avoit quelque chose
que je pusse me reprocher, [ce] seroit d'avoir plutôt
affoibli que fortifié les miens dans le rapport que
j'en ai fait ici, parce que la mémoire en peut oublier
des traits, et qu'animé par les objets et par les
choses, on parle plus vivement et avec plus de force
qu'on ne rapporte après ce qu'on a dit. J'ajouterai,
avec la même confiance que j'ai témoignée ci-dessus,
que personne, de tout ce qui m'a connu et a vécu
avec moi, ne concevroit aucun soupçon sur la
fidélité du récit que je fais de ces conversations,
pour fortes qu'elles puissent être trouvées, et qu'il
n'y en auroit aucun qui m'y reconnût trait pour trait.
Un défaut qui m'a toujours déplu, entre autres,
dans les Mémoires, c'est qu'en les finissant le lecteur
perd de vue les personnages principaux dont il y a
été le plus parlé, dont la curiosité du reste de leur
vie demeure altérée. On voudroit voir tout de suite
ce qu'ils sont devenus, sans aller chercher ailleurs
avec une peine que la paresse arrête aux dépens
de ce qu'on désireroit savoir. C'est ce que j'ai envie
de prévenir ici, si Dieu m'en donne le temps. Ce ne
sera pas avec la même exactitude que lorsque j'étois
de tout. Quoique le cardinal Fleury ne m'ait rien caché
LA COUR DE LOUIS XIV 561
de ce que j 'avois envie de savoir des affaires étran-
gères, dont presque toujours il me parloit le premier, et
aussi de quelques affaires de la cour, tout cela étoit
si peu suivi de ma part et avec tant d'indifférence,
et encore plus de moi avec les ministres ou d'autres
gens instruits, interrompu encore de si vastes lacunes,
que j'ai tout lieu de craindre que ce supplément ou
suite de mes Mémoires ne soit fort languissant, mal
éclairé et fort différent de ce que j'ai écrit jusqu'ici;
mais au moins y verra-t-on ce que sont devenus les
personnages qui ont paru dans les Mémoires, qui est
tout ce que je me propose, jusqu'à la mort du
cardinal Fleury.
Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de
répétitions trop prochaines des mêmes mots, quel-
quefois de synonymes trop multipliés, surtout de
l'obscurité qui naît souvent de la longueur des
phrases, peut-être de quelques répétitions ? J'ai
senti ces défauts ; je n'ai pu les éviter, emporté
toujours par la matière, et peu attentif à la manière
de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus
jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire
d'écrire rapidement. De rendre mon style plus correct
et plus agréable en le corrigeant, ce seroit refondre
tout l'ouvrage, et ce travail passeroit mes forces, il
courroit risque d'être ingrat. Pour bien corriger ce
qu'on a écrit il faut savoir bien écrire ; on verra
aisément ici que je n'ai pas dû m'en piquer. Je n'ai
songé qu'à l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que
Tune et l'autre se trouvent étroitement dans mes
Mémoires, qu'ils en sont la loi et l'âme, et que le style
mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a
d'autant plus besoin, que je ne puis le promettre
meilleur pour la suite que je me propose.
562 SAINT-SIMON :
LVL — TESTAMENT DE SAINT-SIMON
Au nom du Père, du Fils et du S. Esprit, un seul
Dieu en trois Personnes.
Estant présentement dans la ville de Paris, dans la
maison que je loue rue Grenelle, fauxbourg S. Ger-
main, Parroisse de S. Sulpice, le vingt sixième juin
mil sept cent cinquante quatre, moy Louis Duc de
S. Simon, par la grâce de Dieu sain de corps et d'esprit,
après avoir sérieusement réfléchi sur l'instabilité de
la vie humaine, mon âge si avancé, la servitude de
la mort, l'incertitude de son heure : de peur d'estre
prévenu par elle, j'ay écrit de ma main et signé aussy
de ma main le présent testament olographe et la
disposition de ma dernière volonté.
Premièrement, comme Enfant de Dieu quoyque
très indigne, et de sa sainte Eglise Catholique, Apos-
tolique et Romaine dans laquelle je suis né, et dans
laquelle je veux vivre et mourir, moyennant la
grâce de Dieu qui m'y a fait naistre et vivre, je
me recomande en toutte humilité, Foy et Espé-
rance mon ame a Dieu le Père, le Fils et le S. Esprit
qui est la très sainte et adorable Trinité, pour en
obtenir tout indigne que j'en suis, miséricorde et
le salut éternel, par le prix infini de l'Incarnation,
des souffrances et du sang de Nostre Seigneur
et Rédempteur Jésus Christ. Et encore je me re-
comande à la très sainte Vierge sa Mère, a S. Louis
mon patron, et a tous les Saints de la Cour cé-
leste, les priant d'intercéder pour moy auprès de
Dieu.
Secondement, je veux que mes debtes soyent
payées le plus promptement que faire se pourra.
Troisièmement, je veux que tous les legs faits par
LA COUR DE LOUIS XIV 563
ma très chère éspouse, soyent acquîtes avec toutte
l'exactitude et la promptitude possible, singulière-
ment la fondation de trois sœurs de charité dans le
bourg de la Ferté Arnauld dit le Vidame ; gage et
maison d'icelles, bouillons, nourriture, médicaments,
meubles, ustenciles pour elles et pour les pauvres
malades ; et celle aussy d'un Vicaire audit lieu et
Parroisse, si de mon vivant elles nest oient pas
faites. Ce que j'ordonne d'autant plus expressément
que j'en suis l'Exécuteur testamentaire, que j'ay
eu toujours ces fondations a cœur, que j'y ay inu-
tilement travaillé jusqu'à présent, et que je désire
par dessus toutes les choses de ce monde que ses
volontés soyent pleinement exécutées et accomplies,
soit qu'elles soyent exprimées ou non en ce mien
testament.
Quatrièmement, lorsqu'il aura plu a Dieu me
retirer de ce monde, je veux que mon corps soit
laissé au moins trente heures sans y toucher ny le
déplacer, sinon pour s'assurer qu'il n'y a plus de vie,
qu'au bout de ce temps il soit ouvert en deux endroits,
scavoir au haut du nés et a la gorge au haut de la
poitrine, pour reconnoistre a l'utilité publique, les
causes de cet enchiffrement qui m'a esté une vraye
maladie, et de ces estouffements estranges dont je
me suis depuis toujours ressenti.
Cinquièmement, je veux que de quelque lieu que
je meure, mon corps mon corps soit aporté et in-
humé dans le caveau de l'Église paroissiale dudit
lieu de la Ferté auprès de celuy de ma très chère
éspouse, et qui soit fait et mis anneaux, crochets et
liens de fer qui attachent nos deux cercueils si
étroittement ensemble et si bien rivés, qu'il soit
impossible de les séparer l'un de l'autre sans les
briser tous deux. Je veux aussy et ordonne très
expressément qu'il soit mis et rivé sur nos deux
564 SAINT-SIMON :
cercueils une plaque de cuivre, sur chacune des-
quelles soyent respectivement gravés nos noms et
âges, je jour trop heureux pour moy de nostre
mariage et celuy de nostre mort : que sur la sienne,
autant que l'espace le pourra permettre, soyent
gravées ses incomparables vertus : sa piété inaltéra-
ble de toute sa vie si vraye, si simple, si constante,
si uniforme, si solide, si admirable, si singulièrement
aimable qui la rendue les délices et l'admiration de
tout ce qui l'a connue, et sur touttes les deux plaques,
la tendresse extrême et réciproque, la confience sans
reserve, l'union intime parfaite sans lacune, et si
pleinement réciproque dont il a plu a Dieu bénir
singulièrement tout le cours de nostre mariage,
qui a fait de moy tant qu'il a duré, l'homme le plus
heureux, goustant sans cesse l'inestimable prix de
cette Perle unique, qui réunissant tout ce qu'il est
possible d'aimable et d'estimable avec le don du
plus excellent conseil, sans jamais la plus légère
complaisance en elle mesme, ressembla si bien a la
femme forte décrite par le S. Esprit, de laquelle
aussy la perte m'a rendu la vie a charge, et le plus
malheureux de tous les hommes par l'amertume et
les pointes que j'en ressents jour et nuit en presque
tous les moments de ma vie. Je veux et j'ordonne
très expressément aussy, que le témoignage de tant
de si grandes et de si aimables vertus de nostre si
parfaitte union, et de l'extrême et continuelle douleur
ou m'a plongé une séparation si affreuse, soit écrit et
gravé bien au long de la manière la plus durable
sur un marbre, pour que cela je veux qui soit fort
long et large, appliqué pour estre vu de tout le monde
dans l'Eglise dudit la Ferté a l'endroit du mur le
plus immédiat au caveau de notre sépulture avec
nos armes et qualités, sans nulle magnificence ny
rien qui ne soit modeste. Je conjure très instament
LA COUR DE LOUIS XIV 565
l'Exécuteur de ce présent testament, d'avoir un
soin et une attention particulière à l'exécution exacte
de tout le contenu de ce présent article, pour laquelle
je me raporte et lègue pour la dépense ce que ledit
Exécuteur jugera a propos, dont je le constitue
Ordonateur.
Sixièmement, je veux que le jour de l'inhumation
de mon corps, il soit fait, dit et célébré un service
solemnel et des Messes basses autant qu'il sera
possible dans ladite Eglise de la Ferté pour le repos
de mon ame, avec les collectes pour le repos de celle
de ma très chère éspouse, et qu'il soit donné le mesme
jour audit lieu cinq cent francs aux pauvres, et dit
au plustost qu'il se pourra, en diverses Eglises,
deux mil Messes pour le repos de mon ame, et
quinze cent francs aux pauvres.
Septiesmement, je donne et lègue a la fabrique a
l'Eglise parroissiale dudit la Ferté la somme de mil
livres une fois payée, laquelle sera mise en fond
acquis pour cela, qui produira cinquante livres de
rente, ou mis de mesme en rente foncière, moyennant
quoy ladite fabrique sera tenue de faire dire et célé-
brer tous les ans a perpétuité dans lad. Eglise deux
services, l'un le jour annuel de mon déceds, l'autre
le vingt un janvier, jour du deceds de ma très chère
éspouse pour le repos de nos âmes avec les collectes
comme cy dessus, pour celuy ou celle dont ce ne
sera pas le jour du déceds. En outre douze Messes
basses avec les collectes cy dessus pour celuy ou
celle dont ce ne sera pas le jour du deceds pour le
repos de nos âmes, qui seront dittes en la mesme
Eglise le mesme jour de chaque service. Et de plus
douze Messes basses a mesme fin qui seront dittes en
la mesme Eglise, à l'Autel la plus proche de notre
sépulture, alternativement par mois le jour de la
datte de mon déceds, et de celuy de ma très chère
566 SAINT-SIMON:
éspouse, avec comme dessus les collectes pour
celuy ou celle dont ce ne sera pas le jour du déceds :
lesquelles Messes basses et deux services seront an-
noncés au prosne de laditte Paroisse le dimanche
précédant imédiatement le jour desdits deux services,
et douze Messes basses, une chaque mois, et sera
chanté un Libéra pour le repos de nos âmes a la fin de
la grand Messe Parroissiale pour le repos de nos âmes,
en laquelle laditte annonce aura esté faitte. Et la
veille desdits deux services ou grandes Messes par
an, seront chantées les vespres, matines et laudes
des morts pour le repos de nos âmes. Et si lesdits
jours marqués pour célébrer lesdits deux services
et douze Messes basses, et autres douze Messes basses
une par chacun mois se trouveraient empeschés par
dimanches ou festes, seront lesdits services et Messes
basses avancées au jour le plus comode et le plus
prochain du jour naturel empesché.
Huitiesmement, je défends très expressément
touttes tentures, armoiries et cérémonies quelcon-
ques, tant dans le lieu ou je mourray, qu'au trans-
port de mon corps, en toutte Eglise et en l'Eglise
dudit la Fer té, et partout ailleurs, ainsy que touttes
littres aux Eglises de mes seigneuries.
Neuvièmement, je prie Me la Mareschale de Mont-
morency de vouloir bien recevoir comme une marque
de ma vraye amitié la croix de bois bordée de metail
avec laquelle le saint abbé Réformateur de la Trappe
a esté béni, que depuis sa mort j'ay toujours portée,
les choses qui luy ont servi qui me restent de luy,
quelques reliques que j'ay toujours portées, un por-
trait de poche de ma très chère espouse qui n'est
jamais sorti de la mienne depuis nostre mariage
quoyque beaucoup moins bien qu'elle nestoit alors,
et ses tablettes que j'ay toujours portées depuis
que j'ay eu l'affreux malheur de la perdre.
LA COUR DE LOUIS XIV 567
Dixiémement, je laisse a ma fille, la Pse de
Chimay, la bague d'un rubis ou est grave le por-
trait de Louis treize, que je porte a mon doigt
depuis plus de cinquante ans, un autre bague de
composition ou est le mesme portrait, les pièces de
monnoyes de Varin et les médailles que j'ay de ce
grand et juste Prince qui a jamais nous doit estre
si cher et une bourse de cent jettons d'argent ou il
est représenté, et ce que j'ay de mignatures peintes
par ma mère et les portraits de sa chambre.
Onsiemement, je donne et substitue a ma petite
fille et unique héritière, la Comtesse de Valentinois,
tous les portraits que j'ay a la Ferté et chés moy a
Paris qui sont tous de famille, de reconnoissance, ou
d'intime amitié. Je la prie de les tendre et de les pas
laisser dans un gardemeuble.
Dousiemement, je donne à mon cousin M. de S.
Simon, Evesque de Metz, tous mes manuscrits tant
de ma main qu'autres et les lettres que j'ay gardées
pour diverses raisons desquelles je proteste qu'-
aucune ne regarde les affaires de mes biens et
Maison.
Treisiemement, je donne et lègue à Me de la Lande
de présent retirée aux Hospitalières de Pontoise,
quinze cent livres par an sa vie durant.
Quatorsiémement, je lègue quatre cent francs par
an leur vie durant chacun a Lodier, qui a soin de
mes livres et qui a déjà un legs de ma chère espouse,
a Piat, mon officier, qui me sert aussy de maistre
d'hostel, a Raimbault, mon valet de chambre, et a
Talbot qui a soin de mes chasses a la Ferté. Deux
cent francs par an au dernier vivant a Tocart et a sa
femme chaque année depuis le jour de mon deceds,
soit qu'ils restent concierges du chasteau de la
Ferté ou non, et deux cent francs a Gabrielle
Bertaut, sa vie durant, filleule de ma chère espouse,
568 SAINT-SIMON :
et actuellement femme de chambre de Me de S.
Germain-Beaupré.
Quinsiemement, je lègue a Raimbault, mon valet
de chambre, outre ce que je luy ay légué cy dessus,
ma garderobe, ma montre d'or, mes tabatières, mes
croix d'or du S. Esprit et de S. Louis, excepté le
reste de l'argenterie de ma garderobe, avertissant
qu'il faut rendre mon collier du S. Esprit et la croix
qui y pend au grand Trésorier de l'ordre, et la
croix de S. Louis que le Roy m'a donnée, au bureau
de la guerre.
Seisiesmement, je lègue une fois payée trois mil
livres au Sr. Bertrand que je ne puis trop louer
depuis qu'il prend soin de mes affaires, mil livres
au Sr. du Mesme, qui a esté mon très bon et très
fidèle maistre d'hostel et qui l'est a présent de M. de
Maurepas, mil livres au Sr. Foucault, mon chirurgien,
cinq cent francs a Monfort, mon cuisinier, six cent
francs a Broèller mon suisse, autres six cent francs
a Contois, mon laquais, que son asthme rendra
difficile a placer, deux cent francs a chacun de mes
deux autres laquais, deux cent francs a mon postillon,
autant au frotteur, trois cent francs a Laurent,
deux cent francs a Marie qui fait bien des choses
de service dans la Maison, cent francs au garçon
de cuisine et quatre cent francs a mon cocher
Fribourg, si on ne lit pas bien parce que j'ay récrit
la somme, c'est quatre cent francs que je luy donne.
Déclarant bien expressément que je révoque tous les
legs faits a ceux de mes domestiques actuels qui ne
seroient plus a moy au jour de mon déceds. Je suis
si content de tous, principalement des principaux,
et j'en ay toujours esté si fidèlement et si honneste-
ment servi, que j'ay grand regret de ne pouvoir le
reconnoistre mieux.
Je donne à l'Abbaye de la Trappe le portrait
LA COUR DE LOUIS XIV 569
original de leur saint abbé et Reformateur, et je
demande très instament a tous les Abbés, Religieux
et Solitaires de cette Ste. maison leurs prières et
sacrifices pour le repos de mon ame, de celle de ma
très chère espouse et de tous les miens.
Je prie Monsieur Daguesseau de Fresne, Con-
seiller d'Estat ordinaire, duquel ainsy que de sa
famille j'ay toujours receu beaucoup de marques
d'amitié, de vouloir bien m'en donner cette dernière,
d'estre l'Exécuteur de ce mien testament olographe,
et de le faire exécuter et accomplir de point en point
selon sa forme et teneur, me démettant entre ses
mains de tous mes biens et de tout ce que j'ay en ce
monde pour cet effet. Je le supplie en mesme temps
de vouloir bien accepter un de mes plus beaux et
plus agréables tableaux de Raphaël qui représente
la Ste. Vierge assise tenant Nostre Seigneur Jésus
Christ son divin Fils sur ses genoux, que je luy lègue.
Lequel présent testament, écrit de ma main, j'ay
pour marque et témoignage de ma dernière volonté
signé de ma main audit lieu, an, mois et jour que
dessus.
Signé : Louis Duc de Sfc Simon.
LVII. — HIVER TERRIBLE EN 1709.
L'hiver, comme je l'ai déjà remarqué, avoit été
terrible, et tel, que de mémoire d'homme on ne se
souvenoit d'aucun qui en eût approché. Une gelée,
qui dura près de deux mois de la même force, avoit
dès ses premiers jours rendu les rivières solides
jusqu'à leur embouchure, et les bords de la mer
capables de porter des charrettes qui y voituroient
570 SAINT-SIMON :
les plus grands fardeaux. Un faux dégel fondit les
neiges qui avoient couvert la terre pendant ce
temps-là ; il fut suivi d'un subit renouvellement de
gelée aussi forte que la précédente, trois autres se-
maines durant. La violence de toutes les deux fut
telle que l'eau de la reine de Hongrie, les élixirs les
plus forts, et les liqueurs les plus spiritueuses cassè-
rent leurs bouteilles dans les armoires de chambres
à feu, et environnées de tuyaux de cheminée, dans
plusieurs appartements du château de Versailles, où
j'en vis plusieurs, et soupant chez le duc de Villeroy,
dans sa petite chambre à coucher ; les bouteilles sur
le manteau de la cheminée, sortant de sa très-petite
cuisine où il y avoit grand feu et qui étoit de plain-
pied à sa chambre, une très-petite antichambre
entre-deux, les glaçons tomboient dans nos verres.
C'est le même appartement qu'a aujourd'hui son fils.
Cette seconde gelée perdit tout. Les arbres fruitiers
périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni
pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n'est pas
la peine d'en parler. Les autres arbres moururent en
très-grand nombre, les jardins périrent, et tous les
grains dans la terre. On ne peut comprendre la déso-
lation de cette ruine générale. Chacun resserra son
vieux grain. Le pain enchérit à proportion du
désespoir de la récolte. Les plus avisés ressemèrent
des orges dans les terres où il y avoit eu du blé, et
furent imités de la plupart. Ils furent les plus heu-
reux, et ce fut le salut ; mais la police s'avisa de le
défendre, et s'en repentit trop tard. Il se publia
divers édits sur les blés ; on fit des recherches, des
amas ; on envoya des commissaires par les provinces
trois mois après les avoir annoncés, et toute cette
conduite acheva de porter au comble l'indigence et
la cherté, dans le temps qu'il étoit évident par les
supputations qu'il y avoit pour deux années entières
LA COUR DE LOUIS XIV 571
de blés en France, pour la nourrir tout entière,
indépendamment d'aucune moisson.
Avec cela, les payements les plus inviolables com-
mencèrent à s'altérer. Ceux de la douane, ceux des
diverses caisses d'emprunts, les rentes de l'hôtel de
ville, en tous temps si sacrées, tout fut suspendu,
ces dernières seulement continuées, mais avec des
délais, puis des retranchements, qui désolèrent pres-
que toutes les familles de Paris et bien d'autres. En
même temps les impôts haussés, multipliés, exigés
avec les plus extrêmes rigueurs, achevèrent de dé-
vaster la France. Tout renchérit au delà du croyable,
tandis qu'il ne restoit plus de quoi acheter au meilleur
marché ; et quoique la plupart des bestiaux eussent
péri faute de nourriture, et par la misère de ceux qui
en avoient dans les campagnes, on mit dessus un
nouveau monopole. Grand nombre de gens qui les
années précédentes soulageoient les pauvres se trou-
vèrent réduits à subsister à grand'peine, et beaucoup
de ceux-là à recevoir l'aumône en secret. Il ne se
peut dire combien d'autres briguèrent les hôpitaux,
naguère la honte et le supplice des pauvres, com-
bien d'hôpitaux ruinés revomissant leurs pauvres à
la charge publique, c'est-à-dire alors à mourir effec-
tivement de faim, et combien d'honnêtes familles
expirantes dans les greniers.
Il ne se peut dire aussi combien tant de misère
échauffa le zèle et la charité, ni combien immenses
furent les aumônes. Mais les besoins croissant à
chaque instant, une charité indiscrète et tyrannique
imagina des taxes et un impôt pour les pauvres.
Elles s'étendirent avec si peu de mesure, en sus de
tant d'autres, que ce surcroît mit une infinité de gens
plus qu'à l'étroit au delà de ce qu'ils y étoient déjà,
en dépitèrent un grand nombre, dont elles tarirent les
aumônes volontaires, en sorte qu'outre l'emploi de ces
572 SAINT-SIMON :
taxes peut-être mal gérées, les pauvres en furent beau-
coup moins soulagés. Ce qui a été depuis de plus
étrange, pour en parler sagement, c'est que ces taxes
en faveur des pauvres, un peu modérées, mais per-
pétuées, le roi se les est appropriées, en sorte que les
gens des finances les touchent publiquement jusqu'à
aujourd'hui, comme une branche des revenus du roi,
jusqu'avec la franchise de ne lui avoir pas fait
changer de nom.
Il en est de même de l'imposition qui se fait tous les
ans dans chaque généralité pour les grands chemins,
les finances se la sont appropriée encore avec la
même franchise, sans lui faire changer de nom. La
plupart des ponts sont rompus par tout le royaume,
et les plus grands chemins étoient devenus impra-
ticables. Le commerce, qui en souffre infiniment, a
réveillé. Lescalopier, intendant de Champagne, ima-
gina de les faire accommoder par corvées, sans même
donner du pain. On l'a imité partout, et il en a été
fait conseiller d'État. Le monopole des employés à
ces ouvrages les a enrichis, le peuple en est mort de
faim et de misère à tas, à la fin la chose n'a plus été
soutenable et a été abandonnée et les chemins aussi.
Mais l'imposition pour les faire et les entretenir n'en
a pas moins subsisté pendant ces corvées et depuis,
et pas moins touchée comme une branche des revenus
du roi.
Mais pour revenir à l'année 1709, où nous en
sommes, on ne cessoit de s'étonner de ce que pouvoit
devenir tout l'argent du royaume. Personne ne pou-
voit plus payer, parce que personne ne l'étoit soi-
même ; les gens de la campagne, à bout d'exactions et
de non-valeurs, étoient devenus insolvables. Le com-
merce tari ne rendoit plus rien, la bonne foi et la
confiance abolies. Ainsi le roi n'a voit plus de ressource
que la terreur et l'usage de sa puissance sans bornes,
LA COUR DE LOUIS XIV 573
qui, tout illimitée qu'elle fût, manquoit aussi, faute
d'avoir sur quoi prendre et s'exercer. Plus de circula-
tion, plus de voies de la rétablir. Le roi 'ne payoit plus
même ses troupes, sans qu'on pût imaginer ce que
devenoient tant de millions qui entroient dans ses
coffres.
C'est l'état affreux où tout se trou voit réduit
lorsque Rouillé, et tôt après lui Torcy, furent
envoyés en Hollande. Ce tableau est exact, fidèle et
point chargé. Il étoit nécessaire de le présenter au
naturel, pour faire comprendre l'extrémité dernière
où on étoit réduit, l'énormité des relâchements où
le roi se laissa porter pour obtenir la paix, et le
miracle visible de celui qui met des bornes à la
mer, et qui appelle ce qui n'est pas comme ce qui
est, par lequel il tira la France des mains de toute
l'Europe résolue et prête à la faire périr, et l'en tira
avec les plus grands avantages vu l'état où elle se
trouvoit réduite, et le succès le moins possible à
espérer.
En attendant, la refonte de la monnoie et son
rehaussement d'un tiers plus que sa valeur intrin-
sèque apporta du profit au roi, mais une ruine aux
particuliers et un désordre dans le commerce qui
acheva de l'anéantir.
Samuel Bernard culbuta Lyon par sa prodigieuse
banqueroute dont la cascade fit de terribles effets.
Desmarets le secourut autant qu'il lui fut possible.
Les billets de monnoie et leur discrédit en furent
cause. Ce célèbre banquier en fit voir pour vingt
millions. Il en devoit presque autant à Lyon. On
lui en donna quatorze en bonnes assignations, pour
tâcher de le tirer d'affaires avec ce qu'il pourroit faire
de ses billets de monnoie. On a prétendu depuis qu'il
avoit trouvé moyen de gagner beaucoup à cette
banqueroute ; mais il est vrai que, encore qu'aucun
574 SAINT-SIMON.
particulier de cette espèce n'eût jamais tant dépensé
ni laissé, et n'ait jamais eu, à beaucoup près, un si
grand crédit par toute l'Europe, jusqu'à sa mort
arrivée trente-cinq ans depuis, il en faut excepter
Lyon et la partie de l'Italie qui en est voisine, où il
n'a jamais pu se rétablir.
FIN
COLLECTION
NELSON.
Chefs-d'œuvre de la littérature.
Chaque volume contient de
250 à 550 pages.
Format commode.
Impression en caractère très lisible
sur papier de luxe.
Belles illustrations hors texte.
Reliure aussi solide qu'élégante.
ÇPrùç unique remarquable de bon marché
1 fr. 25 le volume net.
Il y aura publication régulière de
. deux volumes par mois.
'^"tf"
I
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
DC
Saint-Simon, Louis de
130 Rouvroy, duc de
S2A194- 1^ cour de Louis XIV
i ^p *— -s-r*